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Full text of "Histoire de l'éloquence romaine, depuis la mort de Cicéron jusqu'a l'avènement de l'Empereur Hadrien (43 av. J.-C. - 117 ap. J.-C.)"

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HISTOIRE 


L'ÉLOQUENCE  ROMALNE 


5357-03.  —  Gorbeil,  Imprimerie  Ed.  Crété. 


uu.w 


HISTOIRE 


DE 


L'ÉLOQUENCE   ROMAINE 

depuis  la  mort   de    cicéron 

jusqu'à   l'avènement    de  l'empereur   DADRIEN 

(43  av.  J.-C.  —  117  ap.  J.-C.) 


VICTOR   CUCHEVAL 

ANCIEN  MAITRE  DE  CONFÉRENCES  A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES  DE  PARIS 
PROFESSEUR  DE  RHÉTORIQUE  AU  LYCÉE  CONDORCET 


TOME    SECOND 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C"= 

79,     BOULEVAUD    SAINT-GERMAIX,     79 

1893 

Droite  de  propriété  et  J<i  traduclioa  réservé» 


HISTOIRE 


L'ÉLOQUENCE   ROMAINE 


LA  MORT  DE  CICERON  JUSQU'A  L'AVÈNEMENT  DHADRIEN 
(43  AV.  j.-c.  —  117  AP.  j.-c.) 


CHAPITRE  XIII 


LES  DELATEURS  SOLS  TIBÈRE 

Les  accusateurs  au  temps  de  la  République.  —  Les  délateurs  sous 
rempire.  —  Les  profits  et  les  dangers  du  métier.  —  Domitius 
Afer,  délateur.  —  Domitius  Afer  au  barreau.  —  Son  ouvrage  sur 
les  témoins.  —  Ses  bons  mots.  —  Son  éloquence. 

Un  caractère  commun  à  la  législation  de  Rome  et  à 
celle  d'Athènes  est  l'absence  de  ministère  public.  C'est 
à  la  partie  lésée  à  poursuivre  le  redressement  de  son 
oflense.  Si  elle  ne  traduit  pas  le  coupable  en  justice,  le 
crime  ou  le  délit  reste  impuni.  Chacun  est  seul  chargé 
du  soin  d'assurer  sa  propre  vengeance.  Mais  au  moins, 

n.  —  1 


2  CHAPITRE  XIII. 

à  Rome,  l'offensé  pouvait,  à  défaut  de  talent  dans  la 
parole,  s'adresser  à  des  avocats  ou  accusateurs  de  pro- 
fession qui  prenaient  en  main  sa  cause,  et,  en  son  lieu  et 
place,  dénonçaient  l'offenseur  à  la  vindicte  des  lois.  Le 
bien  de  l'État  et  celui  des  particuliers  voulaient  donc 
qu'il  y  eût  à  Rome  un  grand  nombre  d'orateurs  prêts  à 
citer  les  délinquants  en  justice,  et  à  faire  châtier  les 
coupables.  «  Il  est  utile  dans  un  État,  dit  Cicéron,  qu'il 
y  ait  beaucoup  d'accusateurs,  afin  que  l'audace  soit  con- 
tenue par  la  crainte  «.Ils  ne  manquèrent  jamais  à  Rome. 
Longtemps  avant  que  Caton  l'Ancien,  tout  jeune  encore, 
allât  devant  les  tribunaux  des  petits  municipes  défendre 
les  droits  et  les  intérêts  des  paysans  ses  voisins,  l'exercice 
de  l'éloquence  et  la  profession  d'avocat  passaient  pour 
l'occupation  la  plus  méritoire  et  le  premier  devoir  des 
jeunes  gens  qui  aspiraient  aux  fonctions  publiques. 
C'était  en  outre  la  voie  la  plus  rapide  pour  faire  connaî- 
tre son  nom  et  sa  capacité.  Aussi  voyait-on  les  plus 
grands  orateurs  débuter  dès  leur  jeunesse  par  des  accu- 
sations importantes,  par  des  procès  intentés  à  des  magis- 
trats et  à  des  gouverneurs  de  province  prévaricateurs. 
Crassus  avait  dix-neuf  ans  quand  il  accusa  Carbon; 
César,  à  vingt  et  un  ans,  poursuivit  Dolabella;  Asinius 
Pollion  et  Calvus  avaient  vingt-deux  ans  quand  ils  tra- 
duisirent en  justice  l'un,  Caton,  l'autre,  Vatinius.  Quand 
l'accusateur  obtenait  gain  de  cause,  il  arrivait  du  même 
coup  à  la  renommée,  et  il  conquérait  un  rang  considé- 
rable dans  le  parti  sous  la  bannière  duquel  il  se  rangeait. 
Mais  l'exercice  d'un  droit  légitime  et  nécessaire  devait 
tourner  facilement  à  l'abus,  surtout  aux  époques  de 
trouble  et  d'agitation.  Athènes  eut  ses  sycophantes  qui 
firent  de  l'accusation  un  métier,  soit  pour  effrayer  leurs 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  3 

ennemis  politiques,  soit  pour  extorquer  de  l'argent  aux 
citoyens  pusillanimes.  A  Rome,  les  accusateurs  de  pro- 
fession méritèrent  de  bonne  heure,  eux  aussi,  le  mépris 
public.  Mais  leur  industrie  date  principalement  des 
guerres  civiles  de  Marius  et  de  Sylla.  Lorsque  les  vio- 
lences des  proscripteurs  commencèrent  à  se  ralentir, 
lorsqu'il  devint  plus  difficile  de  faire  inscrire  sur  les 
listes  de  mort  les  noms  de  ceux  dont  on  convoitait  les 
biens,  on  les  poursuivit  en  justice,  pour  obtenir  légale- 
ment les  dépouilles  qu'on  n'osait  plus  enlever  de  vive 
force.  Le  nom  d'accusateur  devint  alors  odieux.  Les 
orateurs  qui  se  respectaient  n'intentèrent  plus  d'accu- 
sation que  dans  les  atfaires  politiques,  et  s'abstinrent 
même,  après  avoir  frappé  un  grand  coup,  de  recom- 
mencer ces  sortes  de  poursuites.  Encore  étaient-elles 
désintéressées,  ou  du  moins  était-ce  l'ambition  de  se 
distinguer  et  non  un  sentiment  de  cupidité  qui  les  ins- 
pirait. Mais  la  tourbe  des  parleurs  n'éprouvait  pas  ces 
scrupules.  Mise  en  goût  par  les  profits  que  la  délation 
rapportait  au  temps  des  proscriptions,  elle  persévéra 
dans  ses  pratiques.  Elle  continua  d'accuser  moins  sou- 
vent encore  le  coupable  qui  avait  les  moyens  de  se 
défendre,  que  l'innocent,  lorsque  celui-ci  paraissait  une 
proie  plus  riche  et  plus  facile.  La  loi,  malheureusement, 
encourageait  leur  industrie,  en  accordant  aux  accusa- 
teurs le  quart  de  l'amende  ou  de  la  confiscation  pronon- 
cée contre  le  condamné.  Aussi  les  avait-on  surnommés 
quadruplatores. 

Cicéron  eut  affaire  à  eux,  lorsqu'à  son  début  dans  la 
carrière  oratoire  il  défendit  le  jeune  Roscius  d'Amérie, 
accusé  de  parricide  par  ceux-là  mêmes  qui  avaient  tué  son 
père,  et  s'étaient  fait  adjuger  ses  dépouilles.  L'orateur, 


4  CHAPITRE  XIII. 

après  avoir  rendu  justice  aux  accusateurs,    gardiens 
fidèles  de  la  République  et  de  leurs  concitoyens,  qui  se 
font  les  organes  delà  loi  muette  et  tiennent  en  respect  les 
audacieux,  flétrit  énergiquement  les  accusateurs  de  bas 
étage  qui  n'obéissent  qu'à  des  motifs  intéressés. Il  en  trace 
un  portrait  piquant  et  qui  s'applique  à  tous  ceux  qui  exer- 
cèrent le  même  métier  jusqu'à  la  chute  de  la  République. 
«  Nous  admettons  tous  volontiers,  dit-il,  qu'il  y  ait  un 
grand  nombre  d'accusateurs.  En  effet,  si  l'on  accuse  un 
innocent,  il  peut  être  absous,  tandis  qu'un  coupable,  si 
on  ne  l'accuse  pas,  ne  peut  pas  être  condamné.  Il  vaut 
donc  mieux  que  l'innocence  soit  réduite  parfois  à  se 
justifier,  que  de  voir  le  crime  n'être  pas  poursuivi.  Des 
oies  sont  entretenues  dans  le  Capitoleauxfrais  de  l'État, 
des  chiens  y   sont  nourris,  afin  quils  avertissent  de 
l'approche  des  voleurs.  Ces  animaux  ne  connaissent  pas 
les  voleurs;  ils  signalent  cependant  ceux  qui  viennent  de 
nuit  dans  le  Capitole.  Comme  une  telle  démarche  est 
suspecte,  leur  erreur  même,  quand  ils  se  trompent,  est 
utile  à  la  sécurité  du  temple.  Si  les  chiens  aboyaient 
aussi,  dans  le  jour,  contre  ceux  qui  viennent  offrir  leurs 
hommages  aux  dieux,  ils  mériteraient,  sans  doute,  qu'on 
leur  rompît  les  cuisses,  pour  avoir  montré  de  la  défiance 
hors  de  propos.  Il  en  est   de  même   des  accusateurs. 
Parmi  vous,  les  uns  sont  les  oies,  qui  crient  sans  faire 
de  mal  :  les  autres  sont  les  chiens,  capables  de  mordre 
aussi  bien  que  d'aboyer.  Nous  savons  qu'on  a  soin  de 
vous  nourrir, mais  vous  devez,  avant  toutes  choses,  vous 
jeter  sur  ceux  qui  le  méritent;  votre  zèle,  alors,  sera 
bien  vu  du  peuple.  Ensuite,  si  vous  voulez,  lorsqu'il  y 
a  apparence  de  crime,  aboyez  au  premier  soupçon  ;  on 
peut  encore  vous  le  permettre.  Mais  si  vous  venez  accu- 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  5 

ser  un  tîls  d'avoir  tué  son  père,  sans  pouvoir  dire  ni 
pourquoi  ni  comment  il  l'a  tué  ;  si  vous  aboyez  sans 
même  l'apparence  d'un  soupçon,  l'on  ne  vous  rompra 
point  les  cuisses;  mais,  si  je  connais  bien  les  juges  qui 
nous  écoutent,  cette  lettre  K  qui  vous  est  tellement 
odieuse  que  vous  avez  toutes  les  lettres  en  aversion, 
vous  sera  imprimée  sur  le  front  avec  tant  de  force  que, 
désormais,  vous  ne  pourrez  plus  accuser  que  votre  mau- 
vaise fortune'.  » 

Les  accusateurs  que  Cicéron  réprouve  avec  cette 
énergie  survécurent  à  sa  flétrissure.  On  les  retrouve 
sous  l'empire  :  ils  s'appellent  délateurs.  Mais,  avec  le 
temps,  leur  industrie  a  changé,  et  elle  a  pris  un  carac- 
tère plus  odieux.  Durant  la  République,  ils  étaient  aux 
gages  de  tout  le  monde,  ils  aboyaient  au  nom  de  qui  les 
payait,  et  le  mal  se  corrigeait  par  le  mal.  Sous  l'empire, 
les  délateurs  ne  mordent  plus  que  pour  le  maître  :  ils 
deviennent  M?i  instrument  de  règne.  Ils  font  la  chasse  aux 
victimes  que  leur  indique  un  signe  de  l'empereur  :  ils 
préviennent  même  souvent  ses  volontés,  et  lui  amènent, 
sans  attendre  son  ordre,  la  proie  qu'il  a  oubliée  ou 
dédaignée.  En  récompense  de  tant  de  zèle,  l'empereur 
leur  abandonne  une  portion  des  dépouilles.  Bientôt 
même,  mis  en  appétit  à  son  tour,  il  partage  avec  eux  la 
curée,  et,  plus  d'une  fois,  les  historiens  remarquèrent 
que,  suivant  l'état  du  Trésor  impérial,  le  nombre  des 
délations  augmentait  ou  diminuait. 

Ce  n'est  pas  du  vivant  de  Tibère  que  l'institution  des 

1.  Cicéron,  Pro  Roscio,  20.  La  loi  Remnéa  condamnait  les  au- 
teurs d'une  accusation  calomnieuse  à  la  peine  du  talion  et  à  l'in- 
famie. On  leur  imprimait  sur  le  front  la  lettre  K,  initiale  du  mot 
kalumnia. 


6  CHAPITRE  XIII. 

délateurs  fut  le  plus  florissante,  mais  c'est  sous  son  règne 
qu'elle  commença  à  fonctionner  régulièrement  ;  et  déjà 
l'on  pouvait  prévoir  jusqu'où  elle  devait  aller.  L'histo- 
rien Tacite  place  au  commencement  même  du  règne  de 
Tibère  le  moment  où  le  métier  de  délateur  devient  en 
(|uelque  sorte  une  magistrature,  et  désigne  Caepio  Crispi- 
nus  comme  le  premier  qui  l'ait  exercée.  «  Peu  après,  dit-il, 
Granius  Marcellus,  gouverneur  de  Bithynie,  fut  accusé 
de  lèse-majesté  par  son  propre  questeur,  Caepio  Crispi- 
nus,  auquel  se  joignit  Romanus  Hispo.  Le  premier,  Cris- 
pinus  inventa  une  industrie  que  le  malheur  des  temps 
et  l'eflronterie  des  hommes  nont  rendue  que  trop  com- 
mune. Bienl(H  il  s'attaqua  aux  plus  grands  noms,  et, 
puissant  auprès  d"un  seul,  détesté  de  tous,  il  donna  un 
exemple  suivi  par  des  hommes  qui,  devenus  riches  et 
redoutables  d'indigents  et  méprisés  qu'ils  étaient  d'abord, 
causèrent  la  perte  des  autres,  et,  en  dernier  lieu,  se 
perdirent  eux-mêmes  '.  » 

C'est  Tamour  des  richesses,  c'est  l'ambition  qui  font 
naître  et  qui  multiplient  les  délateurs.  Il  suffit  d'une 
accusation  portée  contre  un  citoyen  illustre  pour  s'assu- 
rer du  même  coup  la  notoriété  et  la  fortune.  On  se 
désigne  ainsi  soi-même  à  la  confiance  du  prince,  et  l'on 
arrive  aux  plus  hautes  dignités.  Combien  de  Romains 
qui,  en  d'autres  temps,  seraient  restés  purs  et  estima- 
bles, succombèrent  à  la  tentation  d'accuser,  et  se  perdi- 
rent d'honneur  et  de  réputation  !  «  Brutidius  Niger,  dit 
Tacite,  se  recommandait  par  les  plus  belles  qualités.  Il 
pouvait,  en  suivant  le  droit  chemin,  arriver  à  la  situation 
la  plus  brillante.  Emporté  par  son  ambition,  il  voulut 
dépasser  d'abord  ses  égaux,  puis  ceux  d'un  rang  supé- 

1.  Annales,  I,  74. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  7 

rieur,  et  enlin  ses  propres  espérances.  La  inèine  cause 
a  entraîné  la  ruine  d'un  grand  nombre  d'hommes,  d'ail- 
leurs estimables,  qui,  dédaignant  une  élévation  lente  et 
sans  péril,  poursuivirent,  au  risque  de  se  perdre,  des 
succès  prématurés  '.  » 

Mais  quoique  les  gens  avides  et  les  ambitieux  sans 
scrupules  ne  fassent  défaut  sous  aucun  régime,  Tibère 
ne  se  contente  pas  de  ces  instruments  si  dociles.  Il  va 
plus  loin  ;  il  n'attend  pas  les  accusations,  il  les  ordonne 
et  il  est  obéi.  «  Q.  Servius  et  Minucius  Thermus  compa- 
rurent ensuite.  Tous  deux  avaient  usé  avec  modération 
de  l'amitié  de  Séjan,  et  excitaient  pour  cette  raison  une 
pitié  plus  vive.  Tibère,  après  leur  avoir  reproché  d'être 
les  principaux  auteurs  du  crime,  ordonna  à  C.  Cestius, 
le  Père,  de  lire  au  sénat  ce  qu'il  avait  écrit  au  prince,  et 
Cestius  se  chargea  de  l'accusation.  Ce  fut  le  fléau  le  plus 
déplorable  de  ces  temps  malheureux  de  voir  les  pre- 
miers membres  du  sénat  pratiquer  les  plus  basses  déla- 
tions. Les  uns  accusaient  en  public,  et  le  plus  grand 
nombre  en  secret,  sans  distinction  d'étrangers  ou  de 
parents,  d'amis  ou  d'inconnus,  de  faits  récents  ou  de 
faits  oubliés.  Quoi  que  l'on  eût  dit,  au  forum,  dans  un 
repas,  sur  n'importe  quel  sujet,  tout  devenait  crime. 
Chacun  se  hâtait  de  prendre  l'avance  et  de  trouver  un 
coupable  ;  quelques-uns  pour  assurer  leur  propre  sûreté, 
le  plus  grand  nombre  comme  saisis  de  vertige  et  d'une 
fièvre  contagieuse.  Minucius  et  Servius,  condamnés,  se 
joignirent  aux  délateurs,  et  firent  éprouver  le  même  sort 
à  Julius  Africanus,né  en  Saintonge  dans  les  Gaules,  et  à 
Seius  Quadratus,  dont  je  n'ai  pas  découvert  l'origine '.  » 

1.  Annales,  III,  66. 

2.  Ibid.,  VI,  7. 


8  CHAPITRE   XIII. 

Ces  trois  classes  de  délateurs  ont,  chacune,  des  mobi- 
les ou  des  passions  qui  dictent  leur  conduite,  et  qui 
l'expliquent  sans  la  justifier.  Mais  que  dire  de  ceux  qui, 
sans  motif  apparent,  par  fantaisie  ou  intempérance  de 
parole,  intentent  des  accusations  dont  ils  ne  peuvent 
ignorer  les  dangereuses  conséquences?  Est-ce  un  désir 
secret  de  flatter  le  prince  qui  les  pousse? Sont-ils  seule- 
ment atteints  de  cette  contagion  de  délation  dont  parle 
Tacite?  Les  deux  explications  ne  se  contredisent  pas 
et  peuvent  s'admettre  à  la  fois,  à  moins  qu'il  ne  faille 
recourir  à  celle  qui  justifie,  aux  yeux  du  Dandin  de 
Racine,  son  goût  pour  la  torture? 

Bah!  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

«  Sur  ces  entrefaites,  dit  Tacite,  Haterius  Agrippa 
attaqua  les  consuls  de  l'année  précédente  :  «  Pourquoi, 
leur  demanda-t-il,  après  s'être  poursuivis  d'accusations 
réciproques,  gardaient-ils  maintenant  le  silence  ?  Sans 
doute,  la  communauté  de  craintes  et  de  remords  les 
avait  réconciliés,  mais  le  sénat  devait-il  taire  ce  qu'il 
avait  entendu?  »  Regulus  répondit  que  le  temps  restait 
à  sa  vengeance,  et  qu'il  la  poursuivrait  en  présence  de 
l'empereur.  Trio  soutint  qu'il  valait  mieux  oublier  ces 
rivalités  entre  collègues,  et  les  mots  blessants  échappés 
à  la  colère.  Haterius  insistait,  quand  le  consulaire  San- 
quinius  Maximus  engagea  le  sénat  à  ne  point  aggraver 
les  soucis  du  prince  par  de  nouvelles  amertumes.  César 
suffirait  lui-même  pour  remédier  au  mal.  C'est  ainsi 
que  Regulus  fut  sauvé  et  que  Trio  vit  sa  perte  différée. 
Haterius  en  devint  plus  odieux.  On  s'indignait  qu'un 
homme,  abruti  par  le  sommeil  ou  des  veilles  honteuses, 
et  rassuré  par  sa  lâcheté  même  contre  la  cruauté  de 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  9 

Tibère,  conspirât   au  milieu  de  l'ivresse  et  de  la  dé- 
bauche, la  perte  des  citoyens  illustres'  ». 

Les  imprudences  des  victimes  facilitaient  d'abord 
l'œuvre  des  délateurs.  Ceux-ci  n'avaient  à  l'origine  qu'à 
recueillir  les  plaintes,  les  mécontentements  que  la  mau- 
vaise humeur  laissait  échapper.  Plus  tard,  quand  une 
réserve  légitime  arrêta  les  épanchements  les  plus 
secrets,  les  éléments  d'une  accusation  menaçaient  de 
leur  échapper.  Ils  y  suppléèrent  par  la  ruse,  et  tendirent 
des  pièges  aux  moins  méfiants.  Tacite  raconte  en  détail 
l'embûche  où  l'on  fit  tomber  Libo  Drusus  de  la  maison 
Scribonia,  pour  pouvoir  l'accuser  de  complot  contre 
l'ordre  établi  :«  Je  rapporterai  en  détail,  dit  l'historien, 
le  commencement,  la  suite  et  la  fin  de  cette  atîaire, 
parce  qu'elle  fut  le  point  de  départ  de  ces  intrigues  qui, 
pendant  tant  d'années,  ont  miné  l'État''  ».  FirmiusCatus, 
sénateur,  intime  ami  de  Libo,  se  mit  en  tête  de  perdre 
ce  jeune  homme.  Il  le  poussa  au  luxe,  aux  dépenses, 
l'engagea  à  consulter  les  mages  et  les  Chaldéens,  lui  rap- 
pelant sans  cesse  les  souvenirs  de  son  bisaïeul  Pompée, 
de  sa  tante  Scribonia,  autrefois  épouse  d'Auguste,  ot 
essayant  d'exciter  ainsi  son  ambition.  Il  le  dénonça 
ensuite  à  l'empereur  par  l'intermédiaire  d'un  chevalier 
Flaccus  Vescularius  qui  avait  accès  auprès  de  Tibère. 
Celui-ci,  tout  en  refusant  de  voirFirmius  Catus,  l'encou- 
rage à  continuer,  et,  en  attendant,  pour  mieux  dissi- 
muler,  nomme   Libo   préteur  et    l'admet   à   sa  table. 

Enfin,  quand  celai-ci,  circonvenu,  se  décide  à  évoquer 
les  morts  par  des  enchantements,  FulciniusTrio  accourt, 
et   dénonce  Libo  au  sénat.  Catus  se  joint  à  Trio,  et 

1.  Annales,  VI,  4. 

2.  Ibid.,  II,  27,  28. 


10  CHAPITRE  Xlll. 

tous  deux  voient  Fonteius  Agrippa  et  C.  Yibius  Serenus 
leur  disputer  la  gloire  de  perdre  l'infortuné.  Il  n"était 
pas  besoin  de  tant  d'elTorts  réunis  pour  l'accabler. 
On  savait  en  outre  que  Tibère  le  détestait  et  le  crai- 
gnait, puisque  sacritiant,  un  jour,  avec  lui  et  les  pon- 
tifes, il  lui  avait,  par  méfiance,  remis  un  couteau  de 
plomb  à  la  place  du  couteau  ordinaire  '.  C'était  donc  une 
riche  proie  sur  laquelle  on  pouvait  compter  et  assez 
abondante  pour  satisfaire  tous  les  appétits.  Tibère  ne 
trompa  pas  ces  espérances.  Les  biens  de  Libo  furent 
partagés  entre  ses  quatre  accusateurs,  et  des  prétures 
extraordinaires  furent  données  à  ceux  qui  étaient  mem- 
bres du  sénat. 

Le  piège  où  Libo  tomba  était  grossier  et  bon  pour 
un  jeune  homme  vain  et  inexpérimenté.  Les  délateurs 
étaient  hommes  d'imagination  :  ils  trouvèrent  mieux 
pour  perdre  TitiusSabinus,  chevalier  romain  du  premier 
rang.  Dernier  ami  de  la  famille  de  Germanicus,Sabinus 
était  le  seul  qui  eût  encore  le  courage  de  visiter  Agrip- 
pine.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  le  désigner  aux 
attaques  des  délateurs.  Tibère,  du  reste,  le  détestait  et 
différait  depuis  quatre  ans  (23-27)  le  moment  d'assouvir 
sa  haine.  Quatre  anciens  préteurs,  Latinius  Latiaris, 
Porcins  Caton,  Petilius  Rufus,  M.  Opsius  se  firent  les 
instruments  de  sa  vengeance.  Ils  ambitionnaient  le  con- 
sulat auquel  on  ne  pouvait  arriver  que  par  Séjan,  et  on 
ne  pouvait  se  concilier  Séjan  que  par  un  crime.  Ils  se 
partagèrent  les  rôles.  Latiaris  qui  avait  quelques  rela- 
tions avec  Sabinus,  se  mit  à  le  visiter  d'une  manière 
régulière,  à  déplorer  le  malheur  qui  accablait  Agrippine 

1.  Suétone,  Tibère,  25. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  H 

L't  la  famille  de  Germanicus,  à  s'emporter  contre  lu 
cruauté  de  Séjan  et  de  Tibère.  Sabinus  se  laissait  aller 
il  des  larmes  d'attendrissement  ;  il  rendait  à  Latiaris 
ses  visites,  et  proférait  à  son  tour  des  propos  contre 
l'empereur  et  son  ministre.  Quand  Latiaris  crut  le 
moment  venu,  il  cacha  ses  trois  complices  entre  la  voûte 
et  le  plafond  de  sa  chambre,  y  attira  Sabinus,  et  provoqua 
habilement  des  confidences  que  les  complices  recueilli- 
rent, et  dénoncèrent  immédiatement  à  l'empereur,  en 
dévoilant  à  la  fois  les  détails  de  leur  ruse  et  de  leur  pro- 
pre honte.  «  Jamais,  ajoute  Tacite,  Rome  ne  fut  plus 
inquiète  et  plus  effrayée  qu'à  cette  nouvelle.  On  tremble 
devant  ses  proches,  on  évite  les  réunions,  les  entretiens. 
On  fuit  ses  connaissances,  aussi  bien  que  les  étrangers. 
On  interroge  du  regard  les  objets  muets  et  inanimés,  les 
toits  et  les  murailles.  »  Ce  fut  pis  encore,  le  jour  où  l'on 
conduisit  Sabinus  au  supplice,  le  premier  de  l'an  28. 
«  Partout  oti  l'infortuné  portait  ses  regards,  où  arri- 
vaient ses  paroles,  ce  n'était  plus  que  fuite  et  solitude  ; 
on  abandonnait  les  rues,  les  places.  Quelques-uns 
cependant  revenaient  sur  leurs  pas,  se  montraient  de 
nouveau,  et  redoutaient  même  d'avoir  paru  effrayés'.  » 
Un  seul  crime  manque  encore  à  cette  série  d'infamies, 
à  cette  liste  de  victimes  trahies  par  ceux  dans  lesquels 
elles  devaient  avoir  confiance,  c'est  une  délation  portée 
par  un  accusateur  contre  un  membre  de  sa  famille.  Ce 
spectacle  fut  offert  aux  Romains  ;  ils  purent  voir  et 
entendre  un  fils  accuser  son  propre  père.  Tibère  eut  la 
satisfaction  de  repaître  ses  yeux  de  la  scène  odieuse 
qui  se  passa  au  sénat.  Vibius  Serenus  accusa  son  père, 

1.  Annales,  IV,  68-70. 


12  CHAPITRE  XIII. 

ramené  de  l'exil  pour  cette  circonstance,  d'avoir  forme 
un  complot  contre  Tibère,  et  d'avoir  envoyé  des  émis- 
saires en  Gaule  pour  y  souffler  la  révolte.  L'ancien  pré- 
teur, Caecilius  Cornulus,  disait-il,  avait  fourni  l'argent. 
Tacite  représente,  d'un  côté,  le  fils  élégamment  paré, 
le  visage  rayonnant,  entassant  les  calomnies,  et  de 
l'autre,  le  vieux  Vibius,  la  figure  pâle,  les  vêtements 
sordides,  secouant  ses  chaînes  avec  énergie,  et  invo- 
quant les  dieux  vengeurs  contre  ce  fils  dénaturé.  Caeci- 
lius Cornutus  se  tua  pour  abréger  ses  inquiétudes. 
Yibius  protesta  de  son  innocence  et  de  celle  de  Cornu- 
tus, et  exigea  le  nom  des  autres  complices.  Vibius  le  fils 
nomma  alors  Cn.  Lentulus  et  Seius  Tubero,  amis  du 
prince,  l'un  vieillard,  l'autre  maladif.  L'accusation  était 
évidemment  fausse,  elle  retomba  sur  le  dénonciateur. 
Perdant  la  tête,  égaré  par  le  délire,  poursuivi  par  les 
clameurs  du  peuple  qui  le  menace  du  supplice  des  par- 
ricides, il  s'enfuit  à  Ravenne.  Mais  Tibère  le  fit  ra- 
mener et  lui  ordonna  de  continuer  son  accusation,  car 
il  détestait  le  vieillard  et  voulait  sa  perte.  Cependant 
la  conduite  du  fils  avait  soulevé  une  telle  indigna- 
tion que  l'empereur  fut  obligé  de  se  contenter  d'un 
demi-châtiment,  et  que  Vibius  Serenus  fut  reconduit  en 
exil  dans  l'île  d'Âmorgos.  Le  résultat  du  procès  décon- 
certa les  accusateurs.  En  outre,  enhardis  par  l'émotion 
que  cette  odieuse  affaire  avait  provoquée,  les  honnêtes 
gens  du  sénat  proposèrent  de  supprimer  les  récom- 
penses promises  aux  dénonciateurs,  toutes  les  fois  qu'un 
citoyen  poursuivi  pour  crime  de  lèse-majesté  prévien- 
drait la  sentence  par  sa  mort.  On  allait  voter  cette  réso- 
lution, lorsque  Tibère  vint  au  secours  de  ses  délateurs. 
Furieux  de  l'issue  du  débat,  il  se  plaignit  avec  dureté 


LES   DELATEURS  SOUS  TIBERE.  i'-i 

«  que  les  lois  fussent  sans  force,  ajoutant  que  la  Répu- 
blique se  trouvait  sur  le  bord  du  précipice.  Il  valait 
mieuxrenverser  tous  les  droits  que  d'éloigner  ceux  qui  en 
étaient  les  gardiens  ».  «  Ainsi,  continue  Tacite,  il  encou- 
rageait les  délateurs,  et  cette  race  d'hommes  née  pour 
la  ruine  publique,  et  que  des  châtiments  mérités  ne 
réprimèrent  jamais  suffisamment,  était  encore  excitée 
au  mal  par  des  récompenses^  ». 

Il  fallait,  en  eflet,  entretenir  par  Tappâldes  dépouilles 
des  victimes,  le  zèle  des  dénonciateurs.  Si  les  accusa- 
teurs un  peu  redoutables,  comme  Yibius  Serenusle  Fils, 
<(  devenaient  en  quelque  sorte  une  personne  sacrée'^  », 
la  tourbe  des  délateurs  se  prenait  souvent  dans  ses 
propres  filets.  Tibère  se  lassait  de  recourir  aux 
mêmes  instruments,  et  il  finissait  tôt  ou  tard  par  les 
briser  à  la  grande  joie  des  Romains.  Tacite  enregistre 
avec  complaisance  les  noms  de  tous  ceux  qui  furent  punis 
en  dernier  lieu  des  machinations  qu'ils  avaient  tramées 
contre  des  innocents.  Ainsi  le  sénateur  Catus  Firmius, 
qui  avait  causé  la  perte  de  Libo,  fut  condamné  à  être 
relégué  dans  une  île  pour  avoir  intenté  faussement  à  sa 
sœur  une  accusation  de  lèse-majesté.  Tibère  lui  épargna 
les  horreurs  de  l'exil,  mais  le  laissa  exclure  du  sénat  ^. 
Flaccus  Vescularius  Atticus,  qui  avait  trempé  dans  le 
même  complot,  ancien  ami  de  Tibère  qu'il  avait  suivi 
à  Rhodes,  fut  condamné  à  mort  sur  la  dénonciation  de 
Julius  Marinus,  et  celui-ci  à  son  tour  fut  entraîné  dans 
la  perte  de  Séjan*.  Considius  .Equus,  Coelius  Cursor, 

1.  Annales,  IV,  28-30. 

2.  Ibid.,  IV,  36. 

3.  Ibid.,  IV,  31. 

4.  Ibid.,  VI.  10 


14  CHAPITRE  XIII. 

chevaliers  romains  et  accusateurs  du  préteur  Magius 
Caecilianus,  sont  punis  sur  la  demande  de  Tibère  même  * . 
Sextus  Paconianus,  instrument  de  Séjan,  est  condamné 
à  être  étranglé  en  prison,  et  dénonce  avant  de  mourir 
Latiaris,  le  principal  auteur  de  la  perte  de  Sabinus,  et 
qui  est  aussi  le  premier  à  en  porter  la  peine  ^.  D'autres 
délateurs  plus  obscurs,  Cécilianus,  Aruséius,  Sanquinius, 
Abudius  Ruso,  ancien  édile,  Cornélius,  Servilius,  Laelius 
Balbus,  Calpurnius  Salvianus,  etc.,  sont  condamnés 
à  diverses  peines  pour  les  dénonciations  dont  ils  se  sont 
rendus  coupables  ^.  C'est  là  une  satisfaction  que  Tibère 
accorde  de  temps  en  temps  à  l'opinion  publique.  Mais 
comme  il  ne  cesse  d'encourager  par  des  récompenses 
les  dénonciations  nouvelles,  la  race  des  délateurs  se 
perpétue.  Ils  oublient  ceux  d'entre  eux  qui  ont  suc- 
combé, ils  ne  regardent  que  les  Cestius  le  Père,  Âncha- 
rius  Priscus,  Gellius  Publicola,  Q.  Granius,  Pinarius 
Natta,  SatriusSecundus,  PorciusCaton,C.  Gracchus,etc., 
à  qui  leurs  délations  ont  valu  des  richesses  et  des 
dignités.  Ils  brAlent  de  les  imiter  et  de  s'élever 
comme  eux,  et  ils  travaillent  sans  relâche,  comme  sans 
remords,  à  perdre  de  nouvelles  victimes. 

Parmi  ces  délateurs  vulgaires  ou  infâmes,  qui  péris- 
sent enlacés  dans  leurs  propres  embûches,  ou  réussissent 
à  échapper  à  la  punition  méritée  par  leurs  crimes,  Domi- 
Tius  Afer  occupe  une  place  à  part.  Son  talent  oratoire 
était  incontesté.  Quintilien,  qui  avait  entendu  Domitius, 
en  fait  le  plus  grand  cas  :  «  De  tous  les  oi-ateurs  que  j'ai 

1.  Annales,  III,  37. 

2.  Ibid.,  VI,  3,4,  39. 
Z.Ibid.,  VI,  7,  .30,  47. 


LES   DÉLATEURS   SOUS  TIBÈRE.  IK 

connus,  dit-il,  les  plus  remarquables,  sans  contredit, 
sont  Domitius  Âfer  et  Julius  Africanus.  Le  premier  est 
à  préférer  pour  l'art  et  les  qualités  du  style  en  général. 
Jp  7Ï hésite  pas  à  le  mettre  sur  la  ligne  des  anciens^  «  En 
outre,  si  Domitius,  poussé  i)ar  une  ambition  malsaine, 
imita  la  conduite  des  avocats  subalternes,  et  se  chargea, 
à  son  début,  d'accusations  vraiment  odieuses,  il  sut 
s'arrêtera  temps.  Averti  par  la  prudence,  ou  reconnais- 
sant un  peu  tard  l'ignominie  de  sa  conduite  première, 
il  renonça  à  la  politique,  se  renferma  dans  ses  occupa- 
tions du  barreau,  et  leur  dut  de  finir  sa  carrière  plus 
honorablement  qu'il  ne  l'avait  commencée. 

Domitius  était  né  à  Nîmes,  sous  Auguste,  d'une  fa- 
mille romaine  qu'on  a  essayé  vainement  de  rattacher  à 
la  gens  Domida  ci  qui  était  attirée  probablement  dans  la 
première  Narbonnaise  par  les  fonctions  publiques  de 
son  chef.  Il  fit  ses  études  à  Rome,  et  s'adonna  au  bar- 
reau avec  assez  de  succès  pour  s'ouvrir  facilement 
l'entrée  des  magistratures.  Cependant  ses  plaidoyers 
ne  lui  attirèrent  pas  toute  la  notoriété  qu'il  ambitionnait. 
Soit  par  la  faute  des  temps  ou  des  causes  qu'il  avait  à 
soutenir,  soit  par  l'insouciance  du  public,  il  était  déjà 
arrivé  à  la  force  de  l'âge,  qu'il  n'était  pas  apprécié  à  sa 
juste  valeur.  On  le  trouvait  un  avocat  habile,  éloquent  ; 
il  ne  passait  pas  encore  pour  le  plus  brillant  orateur  de 
son  temps.  11  voulut  brusquer  la  célébrité.  L'an  26, 
il  sortait  de  la  préture  «  avec  peu  de  considération,  dit 
Tacite,  et  prêt  à  tout  faire  pour  acquérir  une  prompte 
renommée^  ».  On  lui  confia  l'accusation  de  Claudia 
Pulchra,  cousine  germaine  d'Agrippine.  Tibère  pour- 

1.  Quintilien,  X,  I,  118. 

2.  Annales,  IV,  52. 


16  CHAPITRE  XIII. 

suivait  rexécution  du  plan  odieux  conçu  contre  la  veuve 
de  Gernianicus.  Il  enlevait  successivement  à  celle-ci, 
chacun  de  ceux  en  qui  elle  mettait  sa  confiance,  ou  qui 
lui  étaient  unis  par  les  liens  du  sang  et  de  l'affection. 
On  a  vu  plus  haut  à  quelle  machination  Sabinus  suc- 
comba, sans  autre  crime  que  d'être  dévoué  à  la  famille 
de  Germanicus.  Claudia  Pulchra,  parente  et  amie  d'Agrip- 
pine ,  avait  ainsi  un  double  titre  à  être  persécutée. 
Domitius  lui  reprocha  une  vie  déréglée,  un  commerce 
adultère  avec  Furnius,  des  maléfices  et  des  enchante- 
ments dirigés  contre  l'empereur. 

A  la  nouvelle  du  danger  que  courait  sa  parente,  Agrip- 
pine,  toujours  violente  et  incapable  de  se  maîtriser,  court 
au  palais  de  Tibère,  et  le  trouve  occupé  à  offrir  un  sa- 
crifice à  Auguste.  Elle  tire  de  ce  spectacle  le  sujet  d'une 
invective  amère  :  «.  Il  n'appartient  pas,  dit-elle,  d'offrir 
des  victimes  à  la  divinité  d'Auguste,  quand  on  persécute 
ses  descendants.  Ce  n'est  pas  dans  de  muettes  images 
que  son  âme  divine  a  passé,  mais  dans  sa  véritable 
image,  née  de  son  sang  céleste.  Elle  comprend  le  danger 
qui  la  menace,  et  s'est  revêtue  d'un  habit  de  deuil.  On 
accuse  Pulchra  de  crimes  imaginaires  :  la  seule  cause 
de  sa  perte  est  d'avoir  follement  choisi  Agrippine  pour 
objet  de  son  culte,  sans  songer  qu'une  même  faute  a 
perdu  Sosia.  »  Ces  paroles  arrachèrent  à  Tibère  un  de 
ces  mots  que  sa  dissimulation  laissait  si  rarement 
échapper.  Il  lui  répondit  sévèrement  par  un  vers  grec 
«  que  ses  droits  n'étaient  point  lésés  de  ce  qu'elle  ne 
régnait  point  ».  La  démarche  d'Agrippine  fut  l'arrêt  de 
mort  de  Claudia  Pulchra  et  de  Furnius.  Les  deux  accu- 
sés auraient  succombé  sous  les  coups  de  n'importe  quel 
adversaire.  Mais  Domitius  Afer  se  surpassa,  et  se  plaça 


LES  DELATEURS  SOUS   TIBERE.  17 

du  même  coup  au  rang  des  premiers  orateurs.  Tibère 
mille  sceau  à  sa  réputation  en  disant  que  le  titre  d'ora- 
teur lui  appartenait  de  plein  droit  '. 

Domitius  était  arrivé  au  but  de  son  ambition,  il  était 
célèbre,  et,  de  plus,  il  s'était  enrichi  des  dépouilles  de 
sa  victime.  Il  continua  dès  lors  à  accuser  et  à  défendre, 
«  faisant  plus  admirer  son  talent  qu'estimer  son  carac- 
tère ».  Il  sentait,  cependant,  l'indignité  de  sa  conduite. 
Le  hasard,  qui  a  de  ces  surprises,  le  mit,  quelque  temps 
après  le  procès  de  Claudia  Pulchra,  en  présence  d'Agrip- 
pine.  II  chercha  à  éviter  l'infortunée  princesse.  La  tête 
basse,  les  yeux  tournés  d'un  autre  côté,  il  s'éloignait. 
Mais  Agrippine  le  rappela,  et  lui  appliqua,  en  le  modi- 
fiant légèrement,  le  vers  qu'AchiUe  adresse  aux  hérauts 
envoyés  vers  lui  par  Agamemnon,  et  qui  tremblent  à  sa 
vue.  «  Rassure-toi,  Domitius,  dit-elle  tristement  :  le 
coupable,  ce  n'est  pas  toi,  mais  Agamemnon^.  »  Cette 
parole  est  admirable  de  douceur  et  de  résignation.  Tout 
autre  qu'un  délateur  en  eût  été  touché.  Cependant  un 
an  à  peine  s'était  écoulé  depuis  la  mort  de  Claudia 
Pulchra,  que  Domitius  Afer  accusait  son  fils,  Quinti- 
lius  Varus,  parent  de  Tibère,  fils  ou  petit-fils  du  trop 
célèbre  Varus,  battu  et  tué  dans  la  forêt  de  Teuteberg. 
«  Personne,  dit  Tacite,  ne  fut  étonné  que  Domitius, 
longtemps  pauvre,  et  qui  avait  dissipé  follement  le 
salaire  de  son  dernier  crime,  se  préparât  à  de  nou- 
veaux forfaits.  »  Mais  ce  qui  prouve  la  profonde 
démoralisation  de  cette  époque,  c'est  que  l'on  vit  le 
descendant  d'une  illustre  famille,  un  parent  de  Varus, 
P.  Dolabella  se  joindre  à  l'accusation.  Le  sénat  résista 

1.  Annales,  IV,  ô2. 

2.  Dion  Cassius,  LIX,  19;  —Iliade,  I,  335. 

u.  —  2 


18  CHAPITRE  XIII. 

cependant  aux  efforts  réunis  des  accusateurs,  et  remit 
le  prononcé  de  la  sentence  au  retour  de  Tibère  à  Rome. 
C'était  une  fin  de  non-recevoir,  la  seule  qui  existât  à  cette 
triste  époque*. 

On  pouvait  croire  qu'après  avoir  si  brillamment 
débuté  dans  la  carrière  de  l'infamie,  Domitius  Afer  allait 
continuer  ses  accusations  et  courir  à  de  nouveaux 
triomphes.  Il  démentit  toutes  les  prévisions.  11  semble 
renoncer  dès  lors  à  intenter  des  poursuites  criminelles; 
du  moins,  dans  ce  qui  nous  reste  de  Tacite,  on  ne  voit  plus 
Domitius  Âfer  reparaître  comme  délateur.  Peut-être 
n'avait-il  voulu,  par  cet  odieux  procès  de  Pulchra  et  de 
son  fils,  selon  le  mot  de  Tacite,  que  hdtej'  sa  renommée^. 
Peut-être  s'arrêta-t-il  en  voyant  que  le  parti  le  plus  sûr 
était  de  se  tenir  à  l'écart.  Le  persécuteur  d'Agrippine, 
Séjan,  venait  de  tomber,  et  l'on  massacrait  ceux  qui 
avaient  été  les  amis  du  puissant  favori.  Les  délateurs 
subalternes  tombaient  sous  les  coups  du  sénat  altéré 
de  vengeance,  et  quelques-uns  des  principaux  étaient 
entraînés  avec  eux  dans  la  ruine.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Domitius  s'abstint  d'intervenir  dans  ces  procès  iniques 
que  Tibère  ordonnait  et  surveillait  de  Caprée.  Il  se  ren- 
ferma dans  ses  fonctions  d'avocat,  consolida  sa  réputa- 
tion et  sa  fortune  par  ses  succès  au  barreau,  et  vécut 
tranquille,  sinon  respecté,  jusqu'à  la  fin  du  règne  de 
Tibère. 

L'avènement  de  Caligula  fut  le  signal  d'une  réaction 


1.  Annales,  IV,  66. 

2.  Grellet-Dumazeau,  dans  son  excellente  Histoire  du  Barreau 
romain,  nous  semble  trop  porté  à  excuser  Domitius  Afer.  Il  en 
fait  presque  une  victime  de  Tacite,  et,  ne  pouvant  nier  ses  crimes» 
il  plaide  avec  exagération  les  circonstances  atténuantes. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  19 

contre  le  parti  qui  triomphait  la  veille.  Les  victimes  de 
Tibère,  qui  attendaient  la  mort  dans  les  cachots,  revin- 
rent à  la  liberté,  au  pouvoir,  et  commencèrent  à  persé- 
cuter, à  leur  tour,  ceux  à  qui  ils  devaient  leur  condam- 
nation ou  celle  de  leurs  proches.  Domitius  Afer  fut  un 
des  premiers  accusés  traduits  devant  le  sénat.  N'avait-il 
pas  causé  la  mort  de  Claudia  Pulchra,  et  accusé  Quin- 
tilius  Varus  malgré  le  généreux  pardon  d'Agrippine? 
Les  biens  dont-il  se  parait  insolemment  n'étaient-ils  pas 
les  dépouilles  des  amis  de  la  mère  du  nouvel  empereur? 
Il  se  trouvait  donc  naturellement  désigné  aux  repré- 
sailles. Ce  fut  peut-être  ce  qui  le  sauva.  Si  sanguinaire 
que  soit  un  prince,  il  n'aime  pas  à  inaugurer  son  règne 
par  des  mesures  de  rigueur,  fussent-elles  légitimes.  Il 
pardonne  volontiers  même  aux  criminels  avérés,  jusqu'à 
ce  que,  l'habitude  du  pouvoir  l'endurcissant,  il  en  arrive 
à  condamner  les  fautes  les  plus  légères  des  peines  les 
plus  cruelles.  Domitius  sortit  sain  et  sauf  de  l'accusation 
dirigée  contre  lui. 

On  ne  connaît  de  ce  procès  qu'un  trait  rapporté 
et  vanté  par  Quintilien.  Incrimine  par  le  sénat  de 
Caligula  pour  un  acte  qui,  la  veille,  était  un  titre  à 
la  faveur  de  Tibère,  Domitius  n'en  accepta  pas  la 
responsabilité,  il  la  rejeta  sur  le  sénat  lui-même.  On 
lui  reprochait  la  mort  de  sa  victime,  mais  qui  donc 
l'avait  ordonnée?  «  C'est  moi  qui  ai  accusé,  dit-il  au 
sénat,  mais  c'est  vous  qui  avez  condamné'  !  »  C'est  là,  en 
effet,  un  argument  ad  hominem  excellent,  mais  ce  n'est 
pas  une  justification.  Si  le  sénat  n'a  pas  eu  le  courage 
d'absoudre  les  accusés  que  le  délateur,  sous  l'œil  du 

1.  QuintiUen,  V,  10,  78. 


20  CHAPITRE  XIII. 

prince,  amenait  à  son  tribunal,  le  rôle  le  plus  odieux 
appartient  à  celui  qui,  spontanément,  les  traduisait  à 
sa  barre.  C'est  lui  qui  est  responsable  du  sang  versé.  Le 
sénat,  cependant,  fut  troublé  de  cette  apostrophe  impu- 
dente, et  donna  gain  de  cause  au  délateur. 

Domitius  Afer  avait  eu  peur.  Il  sentit  le  besoin  de  se 
concilier  les  bonnes  grâces  de  Caligula,  et  chercha  le 
moyen  d'y  parvenir.  Il  s'avisa  d'une  flatterie  qui  jusqu'a- 
lors avait  réussi.  Il  éleva  à  Caligula  une  statue  dont 
l'inscription  disait  que  Caligula  avait  vingt-sept  ans  et 
était  consul  pour  la  seconde  fois.  Le  prince  se  fâcha  de 
l'inscription  pour  un  motif  inattendu.  Il  prétendit 
qu'Afer  avait  voulu  par  ces  mots  lui  reprocher  d'exercer 
les  magistratures  avant  l'âge  légal.  Interprétation  subtile 
et  scrupule  peu  fondé!  Il  y  avait  longtemps,  en  efifet, 
que,  République  et  légalité,  tout  avait  péri.  Mais  l'em- 
pereur avait  coutume  de  prendre  les  choses  du  mauvais 
côté.  Déjà  l'année  précédente,  en  37,  sa  sœur  Dru- 
silla,  pour  qui  il  avait  une  vive  passion,  étant  morte,  il 
avait  reproché  aux  uns  de  la  pleurer,  puisqu'elle  était 
déesse,  et  aux  autres  de  ne  pas  la  pleurer,  puisqu'elle 
était  femme.  Aussi  La  Fontaine,  en  racontant  comment 
le  lion  punit  tour  à  tour  le  singe,  fade  adulateur,  et 
l'ours,  le  parleur  trop  sincère^  ajoute  avec  raison  : 

Ce  monseigneur  du  lion-là, 
Fut  parent  de  Caligula  *. 

Domitius  fut  donc  cité  par  l'empereur  à  conparaître 
devant  le  sénat,  et  Caligula  se  chargea  de  porter 
l'accusation  contre  lui.  Ce  prince  avait  de  hautes  pré- 

1.  La  Cour  du  Lion,  VII,  vu. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  21 

tentions  à  l'éloquence.  Il  se  croyait  le  premier  des 
orateurs,  et,  comme  il  en  était  le  plus  puissant,  il  voulut 
entrer  en  lutte  avec  l'avocat  qui  avait  la  plus  grande 
réputation  de  son  temps.  C'était  là  le  motif  secret  de 
l'assignation  adressée  à  Domitius  Afer.  Au  jour  dit, 
Caligula  parut  devant  le  sénat;  et  pour  être  à  la  hauteur 
de  son  rival,  et  par  défiance  des  hasards  de  l'improvi- 
sation, il  lut  un  long  discours  qu'il  avait  longuement 
travaillé  et  médité.  Les  applaudissements  répétés  du 
sénat  lui  apprirent  bientôt  qu'il  s'était  surpassé.  Déjà 
l'on  considérait  Domitius  comme  perdu.  Que  pouvait  une 
plaidoirie,  si  brillante  et  si  habile  qu'elle  fût,  contre 
un  accusateur  doué  d'une  éloquence  impériale? 

Domitius  comprit  la  situation.  Il  se  tira  de  ce  mauvais 
pas  en  homme  d'esprit,  et  en  fin  courtisan.  «  S'il  avait 
accepté  la  lutte,  dit  Dion  Cassius,  il  était  perdu.  Mais 
loin  de  répondre  et  de  se  justifier,  il  s'extasia  d'abord 
sur  le  talent  du  prince,  et  reprit  une  à  une,  non  pas 
comme  un  accusé  qui  discute,  mais  comme  un  auditeur 
qui  loue,  chaque  jjartie  du  discours  de  Caligula.  Sommé 
enfin  de  répondre,  il  recourut  aux  prières,  aux  gémisse- 
ments ;  il  se  prosterna  et  demanda  grâce,  non  au  prince 
mais  à  l'orateur.  Caius  enchanté,  tout  fier  d'avoir 
entendu  Domitius  confesser  sa  défaite,  sollicité  d'ailleurs 
par  son  affranchi  Calliste  qui  voulait  du  bien  à  Domi- 
tius, ne  se  montra  pas  inflexible.  A  quelque  temps  de 
là,  Calliste  demanda  au  prince  pourquoi  il  avait  eu  l'idée 
d'accuser  Domitius  :  «  Eh  quoi  !  répondit  Caius,  devais-je 
perdre  un  si  beau  discours*?  »  Caligula  avait  voulu  un 
triomphe  oratoire  ;  Domitius  le  lui  avait  procuré  aussi 

1.  Dion  Cassius,  LX,  19. 


22  CHAPITRE  XIII. 

complet  que  possible.  Il  joua  la  comédie  et  fut  sauvé. 
Que  dire  ?  sauvé  !  Caius,  au  sortir  même  du  sénat,  envoya 
aux  consuls  l'ordre  d'abdiquer  immédiatement  leur 
magistrature,  et  nomma  au  consulat  le  rival  que  les 
foudres  de  son  éloquence  avaient  terrassé  !  Aussi,  c'est 
ë  Domitius  Afer  comme  à  Quintilienque  Juvénal  pensait 
en  écrivant  le  vers  si  connu  : 

Si  forluna  volet,  fies  île  rhetore  consul^. 

Mais  la  bienveillance  de  Caligula  était  capricieuse. 
Les  favoris  de  la  veille  étaient  souvent  les  victimes  du 
lendemain.  Heureusement  pour  Domitius,  le  règne  de 
Caius  fut  court,  et  au  souverain  fantasque  et  cruel  suc- 
céda le  faible  et  débonnaire  Claude.  La  parole  fut  plus 
libre,  et  des  procès  purent  être  intentés,  même  à  des 
personnes  qui  touchaient  à  l'empereur.  C'est  ainsi  que 
l'on  voit  Domitius  prendre  part  à  des  attaques  dirigées 
contre  des  affranchis  de  Claude.  Dans  l'un  de  ces  débats, 
il  prononça  cette  maxime  rapportée  par  Quintilien  : 
«  Un  prince  qui  veut  tout  savoir  doit  s'attendre  à  beau- 
coup pardonner^  ».  La  pensée  est  profonde  :  elle  n'est 
certes  pas  du  délateur  qui  s'était  mis  aux  gages  de  Tibère, 
et  visait  avant  tout  à  faire  fortune.  Elle  appartient  à 
l'orateur  mûri  par  l'expérience,  désabusé  de  l'ambition, 
et  éclairé  par  les  vissicitudes  de  sa  propre  existence. 
Mais  la  tâche  vulgaire  que  Domitius  s'était  donnée  avait 
aussi  ses  difficultés.  En  poursuivant  les  affranchis  de 
l'empereur,  il  s'attaquait  à  trop  forte  partie. 

1.  Juvénal,  VII,  1'):. 

2.  Quintilien,  VIII,  5,  ?■>. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIDÈRE.  a» 

Déjà  SOUS  Auguste  et  Tibère,  les  affranchis  avaient  été 
très  puissants,  quoique  ces  deux  princes,  par  un  senti- 
ment d'orgueil  aristocratique,  n'eussent  jamais  voulu  leur 
laisser  jouer  un  rôle  public.  Sous  Claude,  au  contraire, 
les  affranchis  devinrent  des  personnages  considérables. 
Ils  surent  profiter  delà  faiblesse  d'esprit  de  Claude  et  de 
la  sympathie  que  l'empereur,  si  mal  partagé  de  la  na- 
ture, et  par  suite  exposé  à  maintes  humiliations,  avait 
naturellement  pour  les  hommes  d'une  origine  infime. 
Comme  ses  favoris,  Claude  avait  souffert,  et  avait  été 
longtemps  le  jouet  de  son  entourage.  De  là  sa  bienveil- 
lance pour  Pallas,  pour  Narcisse,  esclaves  d'abord, 
affranchis  ensuite,  et  enfin  ministres  tout-puissanls. 
Afer  entreprenait  donc  une  œuvre  au-dessus  de  ses 
forces,  en  traduisant  en  justice  de  tels  adversaires. 
Aussi  voyait-il  sans  étonnement  les  juges  lui  donner 
tort.  «  Un  jour,  dit  Quintilien,  qu'il  plaidait  contre  un 
affranchi  de  Claude,  un  homme  de  cette  condition  s'étanl 
écrié  des  bancs  de  la  partie  adverse  :  «  Quoi  !  tu  plaides 
«  toujours  contre  les  affranchis  de  l'empereur?  —  Tou- 
«  jours,  »  dit-il,  «  et  on  vérité,  je  n'en  suis  pas  plus 
«  chanceux'  !  » 

La  hardiesse  de  Domitius  semble  n'avoir  pas  eu 
d'autre  résultat  fâcheux  que  la  perte  de  ses  procès.  On  le 
voit,  quelques  années  après,  nommé  à  une  fonction  admi- 
nistrative et  succéder,  l'an  48,  à  Didius  Avitus  Gallus 
dans  la  direction  des  eaux  publiques^.  C'est  le  dernier 
renseignement  qu'on  ait  sur  sa  vie  publique.  Il  survécut 
à  Claude,  occupé  de  ses  travaux  du  barreau,  et  mourut, 
sous  Néron,  d'indigestion,  à  ce  que  prétend  la  Chronique 

1.  Quintilien,  \'I,  3,  81. 

2.  Frontin,  Aqueducs,  p.  195,  édit.  Bipoiitine. 


24  CHAPITRE  XIII. 

d'Ëusèbe,  l'an  59  de  notre  ère.  On  lui  éleva  une  statue 
à  Nîmes. 

Il  avait  légué,  de  son  vivant,  sa  fortune  considé- 
rable à  deux  jeunes  gens,  Lucanus  et  Tullus,  qui, 
par  reconnaissance  et  selon  l'usage,  ajoutèrent  à  leur 
nom  celui  de  leur  père  adoptif.  Quelque  temps  après 
cette  adoption,  Domitius  poursuivit  leur  père  en  justice, 
obtint  contre  lui  une  sentence  de  condamnation,  et  fît 
vendre  tous  ses  biens.  On  ignore  quelle  cause  excita  en 
lui  cette  haine  inattendue.  Qu'elle  fût  ou  non  légitime, 
Domitius  ne  la  laissa  pas  retomber  sur  les  fils  qu'il 
avait  adoptés,  et  maintint  le  testament  fait  en  leur 
faveur  dix-huit  ans  avant  sa  mort.  D'après  Pline  le 
Jeune,  le  testament  était  verbal,  et  comme  Domitius 
avait  omis  d'en  écrire  un  autre,  il  laissa  à  son  insu,  son 
héritage,  aux  fils  de  son  ennemi  '.  Cette  assertion  paraît 
erronée.  «  D'abord,  comme  dit  un  jurisconsulte  compé- 
tent^, il  est  peu  probable  que  Domitius,  versé  dans  la 
science  du  droit,  eût  fait  un  testament  nuncupatif  {ver- 
bal),  parce  que  ce  mode  de  testament  n'était  usité  qu'en 
vue  d'une  mort  imminente  ;  en  second  lieu,  comment 
admettre  qu'il  n'eût  pas  songé,  après  la  perte  de  son 
ennemi,  à  révoquer  un  testament  fait  depuis  dix-huit 
ans?  »  11  faut  donc  laisser  à  Domitius  l'honneur  d'avoir 
légué  volontairement  sa  fortune  aux  jeunes  gens  qu'il 
avait  faits  siens  par  l'adoption,  et  qui  n'étaient  point 
responsables  des  torts  de  leur  père. 

Quoiqu'il  reste  peu  de  fragments  de  Domitius  Afer, 
le  caractère  de  son  éloquence  est  assez  connu  grâce  aux 


1.  Pline  le  Jeune,  VIII,  18. 

2.  Grellet-Dumazeaii,  le  Barreau  romain,  p.  353. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  25 

différents  témoignages  de  Quintilien  et  de  Tacite.  Le 
premier,  qui  l'avait  entendu  parler,  n'hésite  pas  à  le 
mettre  sur  la  ligne  des  anciens,  et  c'est  pour  lui  le  plus 
grand  des  éloges.  Jeune  encore  à  l'époque  où  Domitius, 
vieillissant,  avait  renoncé  aux  accusations  politiques 
et  s'adonnait  exclusivement  au  barreau,  Quintilien 
s'était  attaché  à  sa  personne,  avait  suivi  ses  leçons  et 
médité  ses  préceptes.  Il  resta  toujours  fidèle  à  la  mé- 
moire de  son  maître  ;  il  en  vante  l'éloquence,  et  nulle 
part  il  ne  laisse  échapper  aucun  mot  défavorable  sur  son 
compte'.  Il  ne  parle  même  jamais  de  l'époque  de  sa  vie 
où  Domitius  était  redouté  comme  délateur.  En  outre,  de 
telles  horreurs  avaient  signalé  les  règnes  de  Caligula,  de 
Claude  et  de  Néron,  que  les  crimes  commis  sous  Tibère 
disparaissaient  dans  le  lointain  du  passé.  Enfin,  les 
anciens  ont  toujours  distingué  soigneusement  l'orateur 
de  l'homme  public  et  privé.  Ils  ne  portent  pas  sur  un 
personnage  un  jugement  d'ensemble,  comme  le  font 
les  modernes  :  ils  louent  ici  les  dons  heureux  de  la 
nature,  se  réservant  de  blâmer  ailleurs  l'abus  qui  en  a 
été  fait.  C'est  ainsi  que  Cicéron  énonce,  dans  le  Brutus, 
des  jugements  favorables  sur  le  talent  oratoire  de  plu- 
sieurs de  ses  contemporains  dont  il  flétrit  autre  part 
les  crimes  et  l'immoralité.  De  même.  Tacite  est  sévère 
jusqu'à  l'injustice  pour  la  conduite  de  Domitius  dans 
sesAnnales^  tandisque,  dansle  Dialogue  sur  les  orateurs, 
il  ne  songe  qu'à  rendre  hommage  à  son  éloquence. 
Comme  Quintilien,  il  le  proclame  un  orateur  de  premier 
ordre  et  le  compare,  à  son  tour,  aux  anciens^. 


1.  Quintilien,  V,  7,  6;  X,  I,  24, 

3.  Di'ilof/ue  sur  les  orateurs,  15. 


26  CHAPITRE  XIII. 

Cette  admiration  n'a  rien  d'étonnant.  Au  milieu  des 
Q.  Haterius,  des  Serapion  et  autres  orateurs  débridés, 
Domitius  Aferse  faisait  remarquer  par  son  ton  posé:  ce 
qui  ajoutait  à  l'autorité  de  sa  parole.  «  Son  éloquence, 
selon  Pline  le  Jeune,  était  pleine  de  lenteur  et  d'auto- 
rité' ».  Or  c'était  là,  selon  les  critiques  de  l'époque,  un 
des  caractères  de  l'éloquence  de  Cicéron  lui-même. 
«  Notre  Cicéron,  ditSénèque,par  qui  l'éloquence  romaine 
a  pris  son  essor,  marchait  à  pas  mesurés  ^  ».  L'éloquence 
de  Domitius  ne  présentait  donc  point  d'écart,  point 
d'effervescence  :  elle  n'avait  ni  l'intempérance  ni  le 
désordre  d'une  parole  irréfléchie.  Tout  en  elle  était 
mùr,  et  c'est  par  le  mot  do  maturité  que  Quintilien 
désigne  le  caractère  particulier  de  son  éloquence  et  la 
rapproche  de  celle  des  plus  grands  orateurs  de  Rome^ 
Aussi  un  tel  orateur  était  digne  d'écrire  sur  les  condi- 
tions de  son  art.  Cependant  Domitius  n'osa  pas  aborder 
l'ensemble  de  la  rhétorique.  Il  traita  seulement  d'une 
partie  de  l'éloquence.  Il  composa  un  ouvrage  en  deux 
livres  sur  les  Témoins  \  Quintilien  l'avait  lu  et  même 
il  avait  entendu  Domitius  en  expliquer  les  préceptes. 

Il  y  a  plus  :  la  façon  dont  Quintilien  s'exprime, 
permet  de  supposer  que  la  fin  du  chapitre  vu  (n°^  7  à  37) 
où  le  rhéteur  examine  quelles  questions  il  convient 
d'adresser  aux  témoins,  est  un  extrait  du  Traité  de 
Domitius.  Il  présente  en  ces  termes  le  précepte  le  plus 
général  de  son  maître.  «  Domitius,  dit-il,  recommande 
ici,  avec  pleine  raison,  et  comme  le  premier  devoir  de 

!.  II,  15. 

î.  Lettres  à  Lucilius,  XL,  11. 

.3.  XII,  10,  11. 

■i.  V.  7,  0. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  27 

l'orateur,  do  connaître  la  cause  avec  tous  ses  détails  : 
ce  qui,  du  reste,  est  utile  dans  tous  les  cas.  Comment  y 
parvicnt-on?je  l'expliquerai  quand  le  moment  sera  venu. 
Mais  il  est  certain  que  cette  connaissance  suggère  les 
questions  qu'il  faut  adresser  aux  témoins,  et  vous  met, 
pour  ainsi  dire  dans  la  main,  des  armes  préparées  : 
elle  vous  montre  aussi  à  quoi,  dans  le  plaidoyer,  vous 
devez  préparer  les  esprits  des  juges.  »  A  une  époque  de 
sagesse  et  de  bon  goût,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  féliciter 
Domitius  d'un  précepte  aussi  juste  et  aussi  vrai.  Mais  à 
l'époque  où  il  parle,  il  est  juste  de  lui  en  tenir  compte. 
En  se  séparant,  sur  ce  terrain,  des  rhéteurs  qui  impro- 
visent et  inventent  les  détails,  les  couleurs  des  causes 
qu'ils  plaident,  Domitius  montre  qu'il  prend  son  art  au 
sérieux,  et  qu'il  est  le  disciple  des  vrais  orateurs. 

L'éloquence  de  Domitius  avait  encore  pour  caractère 
d'être  enjouée  et  pétillante  de  bons  mots.  «L'enjouement, 
dit  Quintilien,  est  une  qualité  des  récits;  le  bon  mot 
consiste  en  un  trait  décoché  :  Domitius  a  possédé  à  un 
degré  merveilleux  ces  deux  genres  d'esprit;  ses  discours 
offrent  un  grand  nombre  de  narrations  amusantes,  et 
l'on  a  publié  des  recueils  de  ses  mots  spirituels*.  »  11 
est  fâcheux  que  ces  narrations  aient  péri.  Quant  aux 
bons  mots,  quelques-uns  ont  survécu.  Ceux  de  Galba 
étaient  amusants,  ceux  de  Junius  Bassus,  injurieux; 
ceux  de  Cassius  Severus,  mordants;  ceux  de  Domitius 
a\fer  étaient  inoffensifs,  au  rapport  de  Quintilien. 

Bien  que  tout  le  sel  d'un  bon  mot  disparaisse  dans  une 
traduction,  en  voici  quelques-uns,  ne  fût-ce  que  pour 
expliquer  le  caractère   inoffensif  que  Quintilien  leur 

1.  VI,  .3.  i-:. 


28  CHAPITRE  XIII. 

attribue.  «■  Les  plaisanteries  les  plus  agréables,  dit-il, 
sont  celles  qui  n'annoncent  ni  fiel,  ni  rancune,  comme 
celle  d'Afer  à  l'égard  d'un  plaideur  ingrat  qui  évitait  sa 
présence  au  barreau.  Il  lui  fît  dire  par  un  de  ses  esclaves: 
<(  Es-tu  content  que  je  ne  t'aie  point  vu?  »  Telle  est 
celle  qu'il  adressa,  à  son  intendant.  Celui-ci  après  lui 
avoir  rendu  un  compte  infidèle,  ajoutait  efTrontément 
qu'il  mangeait  àpeine  du  pain  et  ne  buvait  que  de  l'eau  : 
«  Pauvre  moineau,  rends  tout  de  même  ce  que  tu 
«  dois....  »  Il  est  aussi  de  bouton  d'user  de  ménagements 
quand  on  raille.  Un  candidat,  briguant  son  suffrage,  lui 
disait  :  «  J'ai  toujours  honoré  ta  maison.  »  Au  lieu  de  lui 
donner  un  démenti,  comme  il  le  pouvait  :  «  Je  le  crois,  » 
répondit  Afer,«  c'est  la  vérité'  ».  D'un  de  ses  adversaires 
qui  brillait  plus  par  sa  toilette  que  par  le  soin  qu'il 
donnait  à  ses  plaidoyers,  il  disait  :  «  C'est  de  tous  les 
«  avocats,  l'homme  non  le  plus  préparé,  mais  le  mieux 
«  paré^  ». 

Voici  encore  d'autres  bons  mots  d'Afer.  L'avocat 
Longus  Sulpicius  était  d'une  laideur  repoussante.  Il 
plaidait  un  jour  contre  un  homme  qui  voulait  se  faire 
déclarer  libre,  et  il  s'aventura  jusqu'à  dire  :  «  Il  n'a  pas 
même  la  figure  d'un  homme  libre  !  »  Domitius  lui  répon- 
dit :  «  En  ton  âme  et  conscience,  Longus,  est-ce  là  ton 
avis?  Quiconque  est  laid  n'est  donc  pas  libre?  »  Didius 
Gallus  avait  obtenu  une  charge,  après  l'avoir  vivement 
briguée.  Puis  il  se  plaignait  qu'on  lui  eût  fait  violence 
pour  le  décider  à  l'accepter  :  «  Allons,  lui  dit  Afer,  un 
peu  de  courage;  il  faut  faire  quelque  chose  pour  la 
République.  »    Dans  une  cause   qu'il  plaidait,  Mallius 

1.  VI,  3,  93. 

2.  VI,  3,  8i. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  29 

Sura  se  démenait  beaucoup,  allait,  venait,  gesticulait, 
secouait  sa  toge  et  la  relevait.  Domitius,  pour  s'en  mo- 
quer, dit  spirituellement,  «  qu'il  faisait  peu  pour  son 
affaire,  mais  qu'il  était  bien  affairé  (??on  agere  sed  sat- 
agere)  ».  Le  mot  est  spirituel  en  latin;  il  l'est  moins 
encore  que  celui  de  C.  Julius  qui,  voyant  Curion  se 
démener  de  côté  et  d'autre,  en  plaidant,  demanda  plai- 
samment :  «  Quel  est  donc  cet  homme  qui  parle  dans 
une  barque?'  » 

Quintilien  cite  encore,  parmi  les  bons  mots,  ceux  où 
l'on  feint,  c'est-à-dire  où  l'on  exprime  une  pensée  qu'on 
n'a  pas.  Il  en  donne  comme  exemple  une  interruption 
d'Afer,  dans  un  procès  où  son  adversaire  invoquait  sans 
cesse  le  témoignagne  d'une  femme  en  crédit,  Celsina. 
Afer  fit  semblant  de  croire  qu'il  s'agissait  d'un  homme  et 
s'écria  :  «  Quel  est  donc  ce  Celsina  dont  on  parle  tant?  » 
«  Mais  où  la  feinte  a  plus  de  grâce,  continue  Quintilien, 
c'est  quand  on  l'oppose  à  une  autre  feinte.  Domitius 
Afer  avait  depuis  longtemps  fait  son  testament.  Un 
homme  qui  était  lié  d'amitié  avec  lui  depuis  peu,  espé- 
rait gagner  quelque  chose  à  ce  qu'il  le  changeât,  lui  fit 
un  conte,  et  lui  demanda  s'il  devait  conseiller  à  un 
ancien  centurion  qui  avait  déjà  testé,  de  revenir  sur  ses 
premières  dispositions:  «  N'en  fais  rien,  lui  dit  finement 
Afer,  tu  le  désobliges^  ».  Citons,  enfin  pour  terminer 
cette  liste,  un  mot  spirituel  et  hardi  à  la  fois  de  Domi- 
tius. L'an  52,  Julius  Gallicus  plaidait  une  cause  au  tribu- 
nal de  Claude.  L'empereur,  irrité  de  certaines  jjaroles 
del'avocat,  ordonna  de  le  jeter  dans  le  Tibre,  qui  n'était 
pas  loin.  C'était,  sans  doute,  en  souvenir  de  l'immer- 

1.  Cicéron,  Brutus,  60. 

2.  Quintilien,  VI,  3,  92. 


30  CHAPITRE  XllI. 

sion  dans  le  Rhin  que  Caligula  lui  avait  fait  subir,  à 
lui-même,  un  jour  que  le  sénat  l'avait  député  vers  son 
terrible  neveu.  Quelque  temps  après,  un  plaideur 
repoussé  par  Gallicus  vint  trouver  Afer  pour  le  charger 
de  sa  cause  :  «  Eh  quoi  !  lui  dit  celui-ci,  qui  te  fait  croire 
que  je  sache  mieux  nager  que  Gallicus'?  » 

Parmi  les  qualités  que  Quint ilien  relève  chez  son  an- 
cien maître,  il  constate  que  tout  en  possédant  à  fond  les 
secrets  du  style,  il  violait  à  dessein  certaines  règles, 
pour  ôter  à  sa  diction  l'air  d'être  apprêtée  et  trop  soi- 
gnée. Il  le  loue  d'avoir  modifié  la  figure  de  style  appelée 
ôfjLotÔTTTojTov,  qui  consistc  dans  la  répétition  des  mêmes 
cas,  sans  qu'il  soit  besoin  de  conserver  le  même 
nombre  de  syllabes.  Il  en  donne  comme  exemple  la 
phrase  suivante,  où  le  latin  seul  peut  indiquer  le  genre 
de  mérite  que  le  rhéteur  y  voit  :  «  Âmisso  nuper  infe- 
licis  aulae,  si  non  praesidio  interpericula,  tamen  solatio 
inter  adversa  ».  C'est-à-dire  :  «  Cette  cour  malheureuse 
qui  vient  de  perdre,  sinon  son  rempart  contre  les  dan- 
gers, du  moins  sa  consolation  dans  l'adversité^  ».  Quin- 
tilien  lui  fait  encore  un  mérite  de  placer  souvent  ses 
verbes  au  milieu  de  la  phrase  pour  donner  à  son  style 
un  air  négligé.  Il  en  produit  comme  exemple  ces  mots 
de  l'exordede  son  plaidoyer  pourLaelia  :  «  Eis  utrisque 
apud  te  judicem  periclitatiir  Laelia  (Voilà  les  deux 
fautes  dont  Laelia  est  accusée  devant  toi)  ».  «  Afer  était 
tellement  en  garde  contre  ces  mesures  délicates  et 
molles  qui  flattent  l'oreille, qu'il  s'appliquait  aies  modi- 
fier, lors  même  qu'ellesse  présentaient  naturellement^». 

1.  Dion  Cassius,  LX,  33. 

2.  IX,  3,  79. 

3.  IX.  4,  31. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  31 

Nous  avons  rappelé  ces  observations  de  Quintilien 
dont  le  côté  technique  laisse  les  modernes  indifférents, 
dans  le  seul  but  de  montrer  que  Domitius  Aier  est  un 
disciple  indépendant,  et  par  cela  même  un  vrai  disciple 
de  Cicéron.  A  l'art  vulgaire  des  déclamateurs,  tout  préoc- 
cupés de  polir  leur  style,  de  balancer  leurs  phrases, 
d'opposer  à  chaque  membre  de  période  un  membre 
correspondant,  comprenant  autant  de  mots,  et  même 
autant  de  syllabes,  il  préfère  un  art  plus  élevé,  qui  n'est 
pas  contraire  aux  règles  consacrées,  mais  qui  ne  s'y 
soumet  que  dans  une  juste  mesure,  et  obéit  à  ces  règles 
plus  hautes  où  l(>s  hommes  supérieurs  seuls  peuvent 
atteindre.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant  de  voir  Domitius 
professer  la  plus  vive  admiration  pour  Homère  et  pour 
Virgile.  Tandis  que  les  beaux  esprits  de  l'époque  criti- 
quaient diverses  expressions  de  Virgile,  et  relevaient 
avec  satisfaction  certains  défauts  du  plan  qu'il  avait 
suivi,  il  le  proclamait  le  prince  des  poètes  latins.  «  Je  lui 
demandai,  dans  ma  jeunesse,  dit  Quintilien,  dans  quel 
ordre  il  rangeait  tous  les  poètes  :  «  Homère  est  le  pre- 
«  mier,  me  dit-il,  Virgile  est  le  second,  mais  il  est  plus 
«  près  du  premier  que  du  troisième'  ».  Cependant  il  avait 
vu  Caligula  poursuivre  d'une  haine  insensée  Homère 
et  Virgile,  et  chercher  à  anéantir  par  le  feu  leurs  im- 
mortels ouvrages. 

Malgré  le  grand  nombre  des  causes  que  Domitius  a 
soutenues,  on  a  peu  de  détails  sur  ses  plaidoyers.  On  ne 
connaît  même  les  noms  que  de  quelques-uns.  Quintilien 
cite  comme  un  des  plus  estimés  celui  que  Domitius 
avait  prononcé  en  faveur  de  Volusenus  Catulus  *.  Mais 

1.  X,  1,  86. 

2.  VI,  7,  7. 


32  CHAPITRE  XIII. 

ilse borne  àce  renseignement.  Il  est  un  peuplus  explicite 
.lu  sujet  du  procès  de  Cloantilla,  défendue  par  Domitius 
dans  sa  vieillesse.  Cloantilla  était  la  femme  d'un  Romain 
qui  avait  pris  part  à  la  révolte  de  Scribonianus  contre 
Claude.  Malgré  la  défense  de  l'empereur,  elle  avait  donné 
la  sépulture  au  corps  de  son  mari,  trouvé  mort  parmi 
les  rebelles.  Traduite  devant  le  tribunal  de  Claude  une 
première  fois,  elle  fut  acquittée  par  lui.  Elle  reparut  de 
nouveau  en  justice  sur  la  dénonciation  de  son  frère 
et  des  amis  de  son  père,  du  moins  autant  qu'on  peut 
le  conjecturer  d'un  passage  de  Quintilien  *.  Nous 
avons  quelques  mots  décousus,  extraits  des  diverses 
parties  du  plaidoyer  de  Domitius.  Dans  l'cxorde, 
faisant  allusion  sans  doute  au  pardon  déjà  accordé  par 
Claude,  l'orateur  disait  :  «  Je  vous  rendrai  grâces  tout 
d'un  trait  ^.  »  La  narration  où  Domitius  exposait  le  dé- 
vouement de  Cloantillia  contenait  ces  mots  :  «  Cette 
femme  ignorante  de  tout,  malheureuse  en  tout  ^  »  Dans 
l'argumentation,  Domitius,  après  avoir  montré  l'embar- 
ras de  Cloantilla,  ignorante,  partagée  entre  ses  devoirs 
d'épouse  et  l'obligation  d'obéir  aux  volontés  impériales, 
la  représentait  demandant  conseil  même  à  ses  adver- 
saires :  «  Dans  cet  embarras,  elle  ignore  et  ce  qui  con- 
vient à  son  sexe  et  ce  qu'exige  son  titre  d'épouse.  Suppo- 
sons que  le  hasard  vous  présente  à  sa  vue  :  0  mon 
frère,  et  vous,  amis  de  mon  père,  quel  conseil  me  don- 
nez-vous ^  ?  »  Enfin,  arrivé  à  la  péroraison,  Domitius, 
plein  de  confiance  dans  l'issue  du  premier  procès  qui 

1.  IX,  2,  20. 

2.  IX,  4,  31. 

3.  IX,  3,  GG. 

4.  IX,  2,  20. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈRE.  33 

avait  donné  gain  de  cause  à  sa  cliente,  se  tournait  vers 
les  enfants  de  Cloantilla,  et  terminait  par  ces  paroles 
éloquentes  :  «  Ne  craignez  pas  cependant,  enfants,  quand 
le  jour  en  sera  venu,  de  rendre  les  derniers  devoirs  à 
votre  mère  M  » 

L'insuffisance  de  ces  extraits,  leur  insignifiance  sauf 
pour  le  dernier,  ne  nous  permettent  pas  d'apprécier  la 
valeur  de  ce  plaidoyer.  Il  était  extrêmement  goûté  de 
Quintilien.  Mais  l'élève  de  Domitius  oublie  de  nous  ap- 
prendre quel  en  fut  le  résultat.  Espérons  pour  Domitius, 
qui  avait  fait  réussir  tant  de  causes  mauvaises,  qu'il 
recueillit  cettedernière  et  honorable  palme;  que  le  jour 
où  il  prit  en  main  la  cause  du  dévouement  et  de  la  jus- 
tice, il  eut  la  satisfaction  devoir  ses  efforts  récompensés. 
Toutefois,  à  défaut  de  l'acquittement,  objet  principal  de 
l'ambition  de  l'avocat,  Domitius  obtint  les  applaudisse- 
ments spontanés  des  auditeurs.  Il  ne  voulait,  en  effet,  que 
des  suffrages  libres  et  sincères.  Il  n'était  pas  homme  à 
se  faire  accompagner  au  prétoire  de  gens  convoqués 
pour  applaudir.  Cependant  il  avait  assisté  aux  débuts 
de  cette  institution  toute  romaine.  Pline  le  Jeune,  qui 
nous  apprend  ce  détail,  nomme  même  l'inventeur  de  ce 
bel  usage,  Largius  Licinius,  contemporain  de  Domitius. 
Du  moins,  Licinius  y  mettait  encore  quelque  pudeur. 
Il  priait  les  applaudisseurs  de  venir;  plus  tard  on  les 
paya.  «  Voici,  dit  Pline  le  Jeune,  ce  que  je  tiens  de  la 
bouche  de  Quintilien,  mon  maître  :  «J'étais  aux  côtés  de 
Domitius  Afer,  nous  racontait-il,  un  jour  qu'il  plaidait 
devant  les  centumvirs  avec  sa  gravité  et  salenteur  habi- 
tuelles. Tout  à  coup  des  clameurs  insolites  s'élèvent 

1.  VIli,  ô,  ic. 


34  CHAPITRE  XIII. 

dans  le  tribunal  voisin.  Domitius  étonné  s'arrête.  Le 
bruit  ayant  cessé,  il  reprend  le  fil  de  son  discours. 
Nouvelles  clameurs  ;  nouveau  silence  de  Domitius. 
Troisième  interruption  :  il  demande  cette  fois  le  nom  de 
l'avocat;  on  lui  répond  :  Largius  Licinius.  Alors,  sus- 
pendant son  plaidoyer  :  «  Centumvirs,  dit-il,  c'en  est 
«  fait  de  l'éloquence  !  »  Et  certes,  continua  Pline,  elle 
commençait  à  dépérir,  quand  Domitius  la  déclara 
morte.  Mais  c'est  aujourd'hui  qu'elle  est  bien  réellement 
détruite  et  presque  anéantie  '  !  » 

En   voyant    l'éloquence  tomber  si   bas  qu'il  fallait 
mendier  et  payer  les  applaudissements,  Domitius  Afer 
eut  bien  fait  de  renoncer  complètement  au  barreau  et  de 
secouer  la  poussière  de  sa  toge.  Il  appartenait  à  une 
autre  époque,  et  sa  place  n'était  plus  au  milieu  de  la 
nouvelle  génération.  La  vieillesse  lui  donnait  en  outre 
ce  sage  conseil.  L'âge  avait  afTaibli  les  forces  de  son  es- 
prit, et  il  ne  s'apercevait  pas  qu'il  se  survivait  à  lui-même. 
Cependant  les  avertissements  ne  lui  manquaient  pas,  et 
la  brutalité  romaine  ne  lui  ménagea  point  les  affronts. 
Quand  il  plaidait,  les  uns  avaient  l'indignité  de  rire,  les 
autres  rougissaient  pour  lui,  et  on  disait  de  l'homme 
qui  avait  été  jadis  le  premier  du  barreau  «  qu'il  aimait 
mieux  manquer  de  souffle  que  cesser  ».  «  Ce  n'était  pas,  dit 
Quintilien,  qui  rappelle  avec  regret  les  défaillances  de 
son  maître,  que  ses  discours  fussent  précisément  mau- 
vais,  mais   ils   étaient  au-dessous   de   sa   réputation. 
Avant  donc  d'être  pris  à  ces  pièges  de  l'âge,  conclut-il 
sagement,  l'orateur  doit  prudemment  sonner  la  retraite 
et  gagner  le  port,  tandis   que  son  vaisseau  est  encore 

1.  Lettres,  II,  14. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  TIBÈHE.  35 

intact  '  ».  Tacite  constate  aussi  la  décadence  du  talent 
d'Afer  et  son  obstination  à  paraître  sur  une  scène  dont 
la  vieillesse  aurait  du  l'écarter.  «  Le  talent  de  Domitius, 
dit-il,  perdit  beaucoup  dans  son  dernier  âge,  où  malgré 
l'affaiblissement  de  son  esprit,  il  ne  put  se  résigner  au 
silence  ^.  »  Que  d'orateurs,  que  d'écrivains  et  de  poètes 
s'abusent  de  même  sur  leur  propre  compte,  et  oublient 
le  conseil  qu'Horace  se  donnait  si  prématurément  à  lui- 
même,  et  que  Boileau  a  traduit  par  ces  vers  : 

Malheureux,  laisse  en  paix  ton  cheval  vieillissant, 
De  peur  que  tout  à  coup,  efflanqué,  sans  haleine, 
Il  ne  laisse  en  tombant  son  maître  sur  l'arène  ! 

1.  Inst.  Orat.,XU,  11,  3. 

2.  Annales,  IV,  5'?. 


CHAPITRE    XIV 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.  CALIGULA.  CLAUDE. 

Caligula  orateur.  —  Ses  jugements  en  littérature.  —  Jeunesse  de 
Claude.  —  Son  instruction  variée.  —  Il  ajoute  trois  lettres  à 
l'alphabet.  —  Ses  écrits  historiques.  —  Son  éloquence.  —  Dis- 
cours relatif  aux  sénateurs  gaulois.  — Table  de  Lyon.  —  Même 
discours  dans  Tacite. 


L'histoire  de  Domitius  Âfer  a  déjà  montré  quelles  pré- 
tentions l'empereur  Caligula  avait  au  titre  d'orateur. 
Comme  tous  les  membres  de  la  famille  de  César,  ce 
prince  avait  des  facultés  littéraires,  et  avait  reçu  une 
éducation  libérale  qui  les  avait  développées.  Il  fut 
élevé,  tout  enfant,  dans  la  maison  d'Auguste,  puis  sous 
la  direction  de  son  père  Germanicus,  qui  possédait  les 
aptitudes  les  plus  diverses,  puisqu'il  était  à  la  fois  poli- 
tique habile,  général  heureux,  poète  et  orateur  estimé. 
Il  vécut  dans  les  camps,  en  Germanie,  à  côté  de  son 
père  ;  les  soldats,  flattés  de  voir  le  fils  de  leur  général 
porter  les  chaussures  des  légionnaires,  le  surnommèrent 
Caligula^. 

Le  hasard  ou  plutôt  sa  jeunesse  (il  était  le  dernier 

1.  La  chaussure  du  soldat  romain  s'appelle  caligae. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.    GALIGULA.   CLAUDE.  37. 

des  enfants  mâles  d'Agrippine),  le  fit  échapper  à  la  per- 
sécution exercée  par  Tibère  contre  toute  la  race  de  Ger- , 
manicus.  Il  aurait,  toutefois,  partagé  le  sort  de  ses  deux 
frères,  Néron  et  Drusus,  déclarés  ennemis  publics  par  le 
sénat,  sur  l'ordre  de  l'empereur,  si  les  crimes  de  Séjan,  en 
faisant  périr  la  descendance  directe  de  Tibère,  n'eussent 
forcé  celui-ci  à  "prendre  Caligula  pour  son  héritier.  Le 
jeune  prince,  appelé  à  l'empire  contre  toute  attente, 
s'appliqua  dès  lors  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  Tibère 
et  de  son  entourage  par  de  si  viles  complaisances,  qu'on 
a  dit  de  lui  «  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  meilleur  valet  ni 
de  plus  méchant  maître  ».  Mais  ses  mauvais  instincts 
n'échappaient  pas  à  la  finesse  du  vieillard  de  Caprée.  Il 
s'en  réjouissait,  et  ne  se  gênait  pas  pour  dire  tout 
haut  :  «  Gains  vit  pour  ma  perte  et  pour  celle  du  genre 
humain  :  j'élève  une  hydre  qui  dévorera  les  Romains, 
et  un  Phaéton  qui  embrasera  l'univers  !  »  Tibère  ne 
croyait  pas  prédire  si  juste,  s'il  est  ^vrai  que  Caligula 
ait  tenté  un  jour  de  l'assassiner,  ou,  comme  le  bruit  en 
courut  à  Rome,  qu'il  ait  hâté  par  le  poison  les  derniers 
jours  de  son  père  adoptif . 

Le  début  de  Caligula  dans  la  carrière  de  l'éloquence 
fut  reloge  funèbre  de  sa  bisaïeule  Livie,  qu'il  prononça 
du  haut  des  rostres,  en  présence  de  la  multitude  accourue 
à  ce  spectacle,  l'an  29  de  notre  ère.  Depuis  que  sa  mère 
Agrippine  avait  été  reléguée  en  exil  par  Tibère,  il  vivait 
auprès  de  Livie.  Il  dut  principalement  à  cette  circons- 
tance d'être  choisi  par  Tibère  pour  lui  rendre  ce  devoir. 

Caligula  avait  à  cette  époque  dix-sept  ans  et  portait 
encore  la  robe  prétexte'.  Il  se  répandit  probablement 

I.  Suétone,  Caligula,  10,  H,  12  ;  Tibère,  73. 


38  CHAPITRE  XIV. 

en  grands  éloges  sur  l'origine  illustre  et  l'histoire  extra- 
ordinaire de  cette  femme  qui,  enlevée  par  Octave  à  son 
premier  mari  Tibère  Néron,  eut  l'habileté  de  circonvenir 
Auguste  et  de  lui  faire  adopter  Tibère,  son  fils,  aux  dé- 
pens de  sa  propre  lignée.  Caligulase  dédommagea,  plus 
tard,  de  cet  éloge  de  convention  par  des  invectives  dé- 
placées. Parlait-il  de  Livie,  il  ne  l'appelait  jamais  qu'un 
«  Ulysse  en  jupons  ».  11  l'accusa,  même  dans  une  lettre 
adressée  au  sénat,  d'avoir  eu  pour  aïeul  maternel  un  dé- 
curion  de  Fondi,  Aufidius  Lurco,  au  mépris  des  actes 
publics  qui  témoignaient  des  magistratures  exercées  à 
Rome  par  ce  personnage.  En  arrivant  à  l'empire,  Cali- 
gula  prononça  de  même  l'éloge  funèbre  de  Tibère,  et 
lui  fit  de  magnifiques  funérailles.  Héritier  de  son  pou- 
voir, il  est  à  croire  qu'il  ne  lui  ménagea  ni  les  honneurs 
ni  les  louanges.  Il  versa  même  d'abondantes  larmes  sur 
la  perte  de  celui  qui  avait  été  le  bourreau  de  tous  les 
siens  et  dont  il  avait  peut-être  avancé  le  trépas.  Puis  il 
courut  à  Pandataria  et  à  Pontia,  recueillir  les  restes  de 
sa  mère  et  de  ses  frères  et  les  ramena  à  Rome  lui-même. 
Gomme  il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  parler  en 
public,  il  est  probable,  malgré  le  silence  des  historiens, 
(|u'en  cette  circonstance  encore,  il  prononça  un  discours 
où,  au  moins,  il  exprimait  des  regrets  véritables  et  ver- 
sait des  larmes  sincères.  C'est  à  cette  occasion,  sans 
doute,  qu'en  faisant  valoir  sa  piété  filiale,  il  prononça 
ces  paroles  rapportées  par  Suétone  :  «Que,  pour  venger 
la  mort  de  sa  mère  et  de  ses  frères,  il  était  entré  avec 
un  poignard  dans  la  chambre  de  Tibère  endormi  ;  mais 
que,  saisi  de  pitié,  il  s'était  retiré  en  jetant  son  arme. 

1.  Suétone,  23;  Annales,  V,  I, 


f 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULA.    CLAUDE.  39 

Il  ajoutait  que  Tibère  s'en  était,  il  est  yrai,  aperçu,  mais 
qu'il  n'avait  osé  faire  aucune  recherche,  ni  ordonner 
aucune  poursuite'.  » 

C'est  seulement  après  son  avènement  à  l'empire,  que 
Caligula  put  satisfaire  à  son  aise  ses  goûts  d'orateur.  Il 
dédaignait  l'érudition,  mais  il  avait  cultivé  sérieusement 
l'éloquence.  Suidas  prétend  même  qu'il  avait  écrit  en 
latin  un  traité  de  rhétorique  ;  d'autres,  il  est  vrai,  attri- 
buent cette  œuvre  à  son  père,  Germanicus^.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Caligula  s'appliqua  avec  zèle  à  l'art  oratoire,  et 
y  réussit  aussi  bien  en  grec  que  dans  sa  langue  mater- 
nelle '.  Sa  folie*elle-même  ne  l'empêcha  pas  de  rester 
éloquent.  Sa  parole  vive,  assurée,  mordante  et  pleine 
d'abondance,  s'accommodait  mieux durôle  d'accusateur. 
Prenait-il  la  parole,  «  il  allait,  disait-il,  tirer  le  glaive 
forgé  dans  ses  veilles  ».  Quand  il  était  en  colère,  les 
pensées  et  les  mots  se  pressaient  et  se  succédaient  avec 
rapidité.  11  débitait  ses  phrases  avec  feu,  allait  et  venait 
tout  en  parlant,  et  élevait  la  voix  assez  haut  pour  se 
faire  entendre  des  plus  éloignés.  11  aimait  aussi  à  ré- 
pondre aux  plaidoyers  heureux  des  orateurs,  et  quand 
le  sénat  jugeait  d'illustres  accusés,  il  prenait  la  parole 
tantôt  pour  les  charger,  tantôt  pour  les  défendre.  Il  con- 
voquait alors  par  un  édit  les  membres  de  l'ordre  éques- 
tre, pour  qu'ils  vinssent  entendre  les  foudres  de  son 
éloquence,  et,  selon  qu'il  était  content  de  lui-même  et 
des  applaudissements  recueillis,  il  donnait  son  suffrage 
pour  ou  contre  les  accusés*. 

1.  Suétone,  23,  15,  12. 

2.  Juste  Lipse,  Ad  Taciti  annal.,  XIII,  3. 

3.  Josèphe,  Guprre  des  Juifs,  XIX,  2;  d'après  Meyer,  Dion  Cas- 
sius,  excerpta  Vaticana,  p.  534. 

4.  Suétone,  53. 


40  CHAPITRE  XIV. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que   Caligula,    avec   ces 
grandes  prétentions  à  l'éloquence,  ait  été  tenté  d'engager 
une  lutte  oratoire  avec  Domitius  Afer,  le  premier  avocat 
de  son  temps,  et  se  soit  montré  magnanime  à  l'égard  de 
l'adroit  délateur.   Vainqueur  de   l'aveu  même  de  son 
rival,  il  ne  pouvait  que  lui  pardonner  ses  attaques  con- 
tre les  amis  d'Agrippine  ;  il  crut  se  surpasser  en  lui 
offrant,  comme  nous  l'avons  vu,  le  consulat.  Mais  un 
autre  orateur  excita  la  jalousie  de  l'empereur  et  ne  sut 
pas  l'apaiser  :  ce  fut  Sénèque  le  Philosophe  dont  l'élo- 
quence commençait  à  attirer  l'attention.  Sénèque  avait 
alors  trente-cinq  ans   environ  ;  il  était  dans  toute  la 
force  de  son  talent,  et  il  arrivait  au  sénat,  précédé  et 
soutenu  par  la  réputation  de  son  père  et  de  son  frère  No- 
vatus  Gallio.  En  outre,  il  jouissait  d'une  grande  renom- 
mée d'honnêteté;  il  n'accusait  personne,  et  se  conten- 
tait d'apporter  dans  les  délibérations  une  maturité  su- 
périeure à  son  âge  et  une  éloquence  qui  plaisait  par  la 
nouveauté,  l'éclat  des  pensées  et  la  vigueur  du  trait. 
Le  bruit  qu'on  faisait  autour  de  Sénèque  importuna 
bientôt  Caligula.   Il  se  répandit  à  plusieurs   reprises 
en  épigrammes   contre  l'orateur  à  la  mode.  Il  pré- 
tendit d'abord  que  «  Sénèque  ne   faisait  que   des  piè- 
ces d'apparat  et  que  ses  discours  n'étaient  que  du  gra- 
vier sans  ciment  ».  Mais  il  se  lassa  à  la  fin  des  succès 
remportés  par  le  jeune  orateur,  et  un  jour  qu'il  avait 
assisté  à  un  procès  soutenu  devant  le  sénat,  où  Sénèque 
avait  parlé  éloquemment,  et  provoqué,  malgré  la  pré- 
sence du  prince,  d'unanimes  applaudissements,  il  ne  se 
contint  plus.  Il  donna  l'ordre  de  le  mettre  àmort.  L'arrêt 
fut  révoqué  à  temps,  grâce  à  l'intervention  d'une  femme 
que  Sénèque  avait  mise  dans  ses  intérêts.  Elle  persuada 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.    CALIGULA.    CLAUDE.  41 

à  Caligula  que  Sénèque,  atteint  de  consomption,  n'avait 
.plus  que  peu  de  temps  à  vivre,  et  que  le  prince  pouvait 
s'épargner  une  rigueur  inutile'.  Sénèque,  averti,  se 
condamna  à  la  retraite,  et  s'adonna  dès  lors  exclusive- 
ment aux  travaux  philosophiques  qui  ont  fait  sa  gloire. 

Si  la  jalousie  de  Caligula  contre  Sénèque  est  odieuse 
et  ridicule  à  la  fois,  son  jugement  sur  les  discours  de 
son  rival  n'est  pas  éloigné  de  la  vérité.  Il  dénote  du  goût 
et  du  discernement.  Caligula  en  fit  preuve  plus  d'une 
fois.  Tout  jeune  encore,  d'après  Quintilien,  il  adressa 
ce  mot  piquant  à  un  orateur  qui  lisait  d'une  façon  pré- 
tentieuse :  «  Si  tu  prétends  chanter,  tu  chantes  mal  ; 
si  tu  prétends  lire,  tu  chantes^  ». 

Mais  l'exercice  du  pouvoir  et  une  maladiementale  trou- 
blèrent si  profondément  son  esprit  que  tous  ses  actes  et 
ses  pensées,  même  en  ne  sortant  pas  de  l'ordre  litté- 
raire, présentèrent  bientôt  l'apparence  du  décousu  et  de 
la  folie.  C'est  ainsi  que,  dans  ses  voyagesen  Sicile,  àSyra- 
cuse ,  à  Lyon ,  en  Gaule,  il  établit  des  concours  d'éloquence 
en  grec  et  en  latin.  Placé  sur  une  estrade,  près  de  l'autel 
d'Auguste,  à  Lyon,  il  présida  lui-même  à  ces  tournois 
oratoires.  Bizarre  en  tout,  il  voulut  que  les  vaincus 
allassent  remettre  eux-mêmes  aux  vainqueurs  le  prix 
qu'ils  avaient  mérité,  et  composassent  des  vers  à  la 
louange  des  triomphateurs.  C'était,  il  faut  en  convenir, 
un  médiocre  honneur  pour  ceux-ci,  que  des  poèmes 
écrits  sur  commande  et  par  les  plus  inhabiles.  Quant 

1.  Dion  Cassius,  LIX,  19. 

2.  Quintilien,  I,  8,  2.  Quelques  éditions  portent  G.  J.  Caesar,  ce 
({ui  retirerait  à  Gains  l'iionneur  de  ce  mot  pour  le  donner  au 
dictateur  Jules  Gésar.  Mais  les  meilleures  éditions  ne  portent  pas 
de  J. 


42  CHAPITRE  XIV. 

aux  concurrents  qui  avaient  montré  trop  d'insuffisance 
ou  dont  les  vers  lui  avaient  déplu,  il  les  condamna  à, 
les  effacer  avec  une  éponge  ou  avec  leur  langue,  sous 
peine  de  recevoir  la  férule  et  d'être  j  étés  dans  le  Rhône  ' . 

Il  fut  plus  sensé  et  plus  heureux  dans  sa  manière 
d'encourager  les  historiens.  Nous  avons  vu  combien, 
sous  le  règne  de  Tibère  et  même  sous  celui  d'Auguste, 
l'histoire  avait  eu  à  subir  de  persécutions.  Les  auteurs 
étaient  contraints  de  se  donner  la  mort,  leurs  ouvrages 
étaient  livrés  aux  flammes.  Ainsi  avaient  été  brûlées  so- 
lennellement sur  la  place  publique  les  œuvres  de  T.  La- 
bienus,  de  Gassius  Severus  et  dti  Cremutius  Cordus. 
Caligula,  par  une  inspiration  dont  il  faut  lui  savoir  gré, 
ordonna  de  rechercher  les  exemplaires  qui  avaient 
échappé  à  la  proscription,  ou  que  la  terreur  n'avait  pas 
décidé  à  détruire.  Il  promit  de  les  laisser  copier  et  lire 
librement,  ajoutant  qu'il  importait  extrêmement  à  sa 
gloire  que  tous  les  faits  importants  fussent  connus  de 
la  postérité.  Restait  à  savoir  si  on  retrouverait  ces  ou- 
vrages. On  les  retrouva,  «  tant,  dit  Tacite,  la  tyrannie 
est  insensée  de  croire  que  son  pouvoir  d'un  moment 
étouffera  dans  l'avenir  le  cri  de  la  vérité^  ».  Les  ou- 
vrages brûlés  reparaissent  toujours  :  ils  renaissent  de 
leurs  cendres  plus  sûrement  que  le  phénix. 

V Histoire  de  Cremutius  Cordus  fut  rendue  à  la  lu- 
mière par  sa  fille  Marcia,  comme  le  témoigne  ce  passage 
éloquent  de  Sénèque  :  «  A  la  première  occasion,  dit-il, 
que  t'offrirent  les  changements  de  l'État,  tu  rendis  au 
jour  les  ouvrages  de  ton  père,  qui,  eux  aussi,  avaient 
subi  le  supplice.  Tu  le  sauvas  ainsi  de  la  mort  véritable, 

1.  Suétone,  20;  Dion  Cassius,  LIX,  22;  .luvénal,  I,  44. 

2.  Id.,  16;  Annales,  IV,  35. 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  43 

ot  tu  rendis  aux  citoyens  ces  livres  qu'il  avait  écrits  de 
son  sang.  Tu  as  bien  mérité  des  lettres  romaines,  dont 
une  partie  précieuse  avait  été  brûlée;  tu  as  bien  mérité 
de  la  postérité  qui  connaîtra  l'histoire  sincère  de  ce 
temps,  et  qui  saura  à  ([ui  elle  la  doit.  Tu  as  bien  mérité 
de  ton  père  dont  le  souvenir  ne  périra  pas,  tant  qu'on 
aimera  à  connaître  l'histoire  de  Rome,  tant  qu'on  se 
plaira  au  commerce  de  nos  ancêtres,  tant  qu'on  voudra 
savoir  ce  qu'est  un  vrai  Romain,  un  homme  qui,  au  mi- 
lieu d'esclaves  courbés  sous  le  joug  de  Séjan,  reste 
indomptable  et  conserve  la  liberté  de  son  esprit,  de  son 
cœur  et  de  son  bras.  Quel  dommage  pour  la  République, 
si  tu  n'avais  arraché  à  l'oubli  celui  qu'on  y  condamnait 
pour  les  deux  plus  belles  choses  du  monde,  l'éloquence 
et  la  liberté  !  On  le  lit,  on  l'admire  ;  il  est  dans  les  mains, 
dans  les  cœurs  de  tous,  et  ne  craint  rien  du  temps. 
Quant  à  ses  bourreaux  et  à  leurs  forfaits,  qui  sont  leur 
titre  à  la  mémoire  des  hommes,  déjà  l'on  commence  à 
n'en  plus  parler'  !  »  Hélas  !  Sénèque  se  berce  d'une  géné- 
reuse illusion  en  promettant  une  éternelle  durée  aux 
œuvres  de  Cremutius  Cordus.  Il  compte  sans  la  pros- 
cription des  successeurs  de  Caligula  et  sans  les  outrages 
du  temps  qui  n'ont  pas  sauvé  de  la  ruine  les  œuvres 
qu'avait  préservées  un  moment  le  dévouement  filial  de 
Marcia. 

Le  bon  sens  dont  Caligula  faisait  preuve  à  l 'égard  des  his- 
toriens de  l'empire, peut-être  par  esprit  de  réaction  contre 
les  sévérités  de  Tibère,  l'abandonnait  en  d'autres  occa- 
sions, notamment  quand  il  s'agissait  d'écrivains  consacrés 
par  l'admiration  publique.  Il  fut  sur  le  point  de  bannir 

1.  Ad  Marciaui,  1. 


44  CHAPITRE  XIV. 

des  bibliothèques  publiques,  les  images  et  les  écrits  de 
Tite-Live,lui  reprochant  «  le  style  verbeux  et  les  inexac- 
titudes de  son  Bistoire  ».  Mais  il  poursuivait  surtout  les 
poètes  d'une  haine  aveugle  et  insensée.  Il  proscrivait 
Virgile  à  cause  «  de  son  manque  absolu  de  génie  et 
l'exiguïté  de  sa  science  ».  Quant  à  Homère,  il  méditait 
d'en  détruire  les  poèmes,  et  demandait  à  ceux  qui  vou- 
laient l'en  détourner  :  «  Pourquoi  il  n'aurait  pas  sur 
Homère  les  mêmes  droits  que  Platon  qui  l'a  chassé  de 
sa  République  '  ».  Il  était  plus  dur  encore  pour  les  poè- 
tes vivants.  Un  auteur  d'atellanes  avait  introduit  dans 
une  pièce  un  jeu  de  mots  qui  lui  déplut.  Caligula  le  fit 
brûler  vif  en  plein  amphithéâtre  ^  Il  menaçait  du  même 
sort,  sinon  les  jurisconsultes  eux-mêmes,  au  moins  les 
livres  qui  contenaient  les  applications  de  leur  science. 
Il  le  faisait  entendre  en  répétant  en  termes  vagues  : 
«  Qu'il  ferait  si  bien,  par  Hercule  !  que  nul,  excepté  lui, 
ne  pourrait  donner  de  consultations^  ».  Après  de  pa- 
reils traits  de  folie,  quelle  valeur  faut-il  attacher  à 
l'ordre  si  différent  de  publier  les  œuvres  de  Cremutius 
Cordus,  à  cet  éclair  de  bon  sens  qui  ne  devait  pas  se 
renouveler  ? 

L'empereur  Claude,  oncle  et  successeur  de  Caligula, 
appartient  à  l'histoire  littéraire  à  un  double  titre,  comme 
orateur  et  comme  écrivain.  Il  était  né  à  Lyon,  l'an  14 
avant  Jésus-Christ,  de  Drusus,  le  second  fils  de  Livie, 
celui  dont  la  naissance,  trois  mois  après  le  mariage  de 
Livie  avec  Auguste,  avait  provoqué  les  épigi'ammes  des 

1.  Suétone,  3i. 

2.  Id.,  27. 

3.  Id.,  34. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  45 

Romains.  Il  était  frère  cadet  de  Germanicus,  mais,  moins 
heureux  que  son  frère,  il  fut,  dès  son  bas  âge,  en  proie 
à  des  maladies  diverses  et  opiniâtres,  qui  attaquèrent 
son  esprit  comme  son  corps,  et  dont  il  ressentit  toute  sa 
vie  la  fâcheuse  influence.  Déjà,  dans  la  correspondance 
d'Auguste,  on  a  vu  ce  que  l'empereur  et  toute  sa  famille 
pensaient  du  pauvre  enfant  si  disgracié  de  la  nature. 
Trois  lettres  d'Auguste,  dont  l'une  est  la  page  la  plus 
considérable  qui  reste  de  ce  prince,  montrent  qu'après 
avoir  vainement  essayé  de  tirer  parti  des  qualités  heu- 
reuses que  Claude  unissait  à  une  véritable  imbécillité, 
Auguste  se  décida  à  le  tenir  éloigné  de  tout  emploi  pu- 
blic. 11  alla  même  jusqu'à  croii^e  impossible  de  l'exposer 
aux  regards  moqueurs  du  peuple  romain.  Cependant, 
entouré  de  soins  tendres  et  intelligents,  Claude  aurait 
pu,  avec  le  temps,  effacer  les  mauvaises  impressions 
que  ses  bizarreries  avaient  produites,  il  aurait  pu  de- 
venir un  homme  ordinaire,  sinon  supérieur.  Mais 
dédaigné  par  son  grand-oncle  Auguste,  méprisé  par 
Livie,  sa  grand'mère,  qui  ne  voulait  pas  lui  parler  et  ne 
communiquait  avec  lui  que  par  lettres,  bafoué  par  sa 
mère  Antonia,  qui  l'appelait  «  un  avorton,  une  ébauche 
de  la  nature  »,  moqué,  insulté  par  sa  sœur  Livilla  et 
par  tous  les  complaisants  du  palais  impérial,  astreint  à 
obéir,  même  après  être  sorti  de  tutelle,  aux  ordres  d'un 
pédagogue  «  d'un  barbare,  ancien  palefrenie  r,  choisi 
exprès  pour  lui  infliger  à  tout  propos  les  plus  durs  trai- 
tements »  (ce  sont  les  propres  expressions  de  Claude'); 
enfin,  ne  trouvant  nulle  part  autour  de   lui  ni  sympa- 


1.  Suétone,  Claude,  2  ;  citation  extraite  d'un  petit  écrit,  Quoclam 
libello,  composé  par  Claude,  probablement  ses  Mémoires, 


46  CHAPITRE  XIV. 

thie  ni  bienveillance,  mais  se  heurtant  sans  cesse  à  des 
outrages  et  à  des  mauvais  traitements,  Claude  devint 
fatalement  le  personnage  à  l'esprit  incohérent  et  dé- 
cousu, mélange  de  bien  et  de  mal,  de  folie  et  de  raison, 
que  l'histoire  nous  fait  connaître,  et  qu'un  caprice  de  la 
fortune  a  pu  seul  donner  aux  Romains  comme  empe- 
reur. 

Heureusement  Claude  avait  le  goût  des  lettres,  comme 
tous  les  membres  de  la  famille  de  César.  Repoussé  par 
les  siens,  écarté  de  toute  fonction  publique,  il  se  livra 
avec  ardeur,  dès  son  premier  âge,  aux  études  libérales, 
et  publia  même  plusieurs  de  ses  essais  en  divers  gen- 
res. Les  œuvres  des  princes,  si  médiocres  qu'elles  soient 
d'ordinaire,  sont  toujours  accueillies  avec  enthousiasme 
par  leurs  courtisans.  Celles  de  Claude  ne  valaient  sans 
doute  ni  mieux  ni  moins  que  les  productions  d'origine 
princière.  Mais  il  n'était  prince  que  de  nom,  et  ses  écrits 
rencontrèrent,  dans  sa  famille  et  à  la  cour,  l'indifférence 
la  plus  complète.  La  prévention  contre  lui  était  si  fer- 
mement établie  que  le  malheureux  auteur  n'en  acquit 
pas  plus  de  considération,  et  ne  parvint  pas  à  faire  con- 
cevoir de  lui  pour  l'avenir  de  meilleures  espérances. 
Cependant,  quand  il  déclamait,  il  s'élevait  parfois  jus- 
qu'à l'éloquence.  Il  s'exprimait  avec  force,  il  articulait 
avec  netteté,  et  déployait  des  qualités  oratoires  qu'on 
ne  lui  soupçonnait  point.  Un  jour  l'empereur  Auguste 
l'entendit  dans  un  de  ses  bons  moments,  et,  comme  on  l'a 
vu,  il  en  témoigna  à  Livie  sa  profonde  surprise.  «  Que 
Tibère,  ton  petit-fils  (c'était  le  premier  nom  de  Claude), 
lui  écrit-il,  déclamant  devant  moi,  ait  pu  me  plaire,  je 
veux  mourir,  ma  chère  Livie,  si  je  n'en  suis  pas  moi- 
même  étonné  !  Par  quelle  merveille,  lui  qui  ne  peut  se 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   GALIGULA.    CLAUDE.  47 

faire  entendre  quand  il  parle,  se  fait-il  entendre  net- 
tement quand  il  déclame?  Je  ne  puis  me  l'expliquer'  ». 
S'il  changea  d'avis,  Auguste  ne  changea  pas,  cepen- 
dant, de  conduite  à  l'égard  de  Claude.  Celui-ci,  se  rési- 
gnant à  son  sort  et  au  titre  d'augure  qu'on  lui  avait  con- 
féré, continua  de  se  livrer  à  ses  études  de  prédilection. 
Sous  le  règne  de  Tibère,  il  sentit  l'ambition  lui  venir 
avec  l'âge,  et  demanda  à  son  oncle  de  l'élever  aux  hon- 
neurs. Tibère  lui  accorda  les  ornements  consulaires. 
C'était  peu  :  Claude  insista  pour  obtenir  le  consulat 
effectif.  Tibère  lui  répondit  par  un  billet  laconique  et 
méprisant  où  se  trouvaient  ces  seuls  mots  :  «  Je  t'envoie 
quarante  pièces  d'or  pour  les  Saturnales  et  pour  les  Si- 
gillaires'^  ».  Claude  se  le  tint  pour  dit  :  il  renonça  à 
toute  prétention  politique,  et  retourna  à  l'étude  des  let- 
tres et  à  son  entourage  ordinaire.  C'était,  il  faut  le  recon- 
naître, une  compagnie  peu  honorable.  Tacite  la  qualifie 
durement  de  «  société  de  bouffons  avec  lesquels  Claude 
amusait  ses  stupides  loisirs  ».  L'un  d'eux  était  Julius 
Pelignus,  dont  Claude  fit  plus  tard  un  gouverneur  de 
la  Cappadoce,  «  homme,  dit  Tacite,  aussi  méprisé  pour 
les  diffoi^mités  de  son  corps  que  pour  la  lâcheté  de  son 
âme  ^  ».  Maiï=,  avec  les  bouffons^  il  y  avait  aussi  un  groupe 
plus  distingué  de  rhéteurs  et  de  grammairiens,  grecs 
pour  la  plupart,  auxquels  s'applique  l'expression  dédai- 
gneuse de  Tacite.  Claude  poussa  très  loin,  avec  eux,  ses 
études  sur  la  langue  et  la  littérature  helléniques.  Il  en 
vint  même  à  considérer  le  grec  comme  sa  langue  mater- 

1.  Suétone,  Claude,  3,  4.  Voyez  voL  I,  page  80,  le  chapitre  sur 
Auguste  écrivain. 

2.  Suétone,  5. 

3.  Tacite,  XIII.  49. 


^■48  CHAPITRE   XIV. 

nelle.  Un  étranger  dissertant  devant  lui  en  grec  et  en 
latin,  il  commença  sa  réponse  en  ces  termes  :  «  Puisque 
tu  sais  parlernos  deux  langues».  Plus  tard,  lorsqu'il 
fut  empereur,  il  adressa  souvent  en  grec  des  discours 
aux  ambassadeurs,  et  donna  à  maintes  reprises  en  grec 
le  mot  d'ordre  au  tribun  de  garde'. 

Claude  avait  malheureusement  d'autres  goûts  encore. 
Le  temps  qu'il  ne  consacrait  pas  à  l'étude,  il  le  perdait 
dans  des  habitudes  d'intempérance  et  d'ivrognerie  qu'il 
conserva  toujours.  Il  aimait  aussi  passionnément  le  jeu, 
comme  Auguste.  Il  écrivit  même  un  traité  Sur  lejeu'^.  Si 
cet  ouvrage  est  un  de  ceux  qui  ne  firent  concevoir  de 
lui  aucune  espérance  meilleure  pour  l'avenir,  on  ne  sau- 
rait blâmer  Auguste  ni  Tibère.  Cependant  il  composait 
d'autres  livres  sur  des  sujets  plus  heureux.  Asinius  Gal- 
lus  avait  écrit  un  ouvrage  où  il  attaquait  et  critiquait 
les  expressions  de  Cicéron  qui  choquaient  son  purisme. 
Aulu-Gelle  traite  assez  durement  cette  œuvre.  Claude 
ne  se  borna  pas  à  en  combattre  les  conclusions  ;  il  écri- 
vit une  défense  en  règle  du  grand  orateur,  et  le  justifia 
des  reproches  de  son  critique  ^  Il  fît  même  une  comédie 
grecque.  Mais  par  un  calcul  qui  dénote  plus  de  bon 
sens  qu'on  ne  lui  en  accorde  d'ordinaire,  il  la  garda  en 
portefeuille.  Il  ne  voulut  pas  s'exposer  aux  insultes  et 
aux  quolibets  des  spectateurs,  et  il  attendit  d'être  em- 
pereur pour  la  faire  jouer.  La  comédie  fut  représentée 
àNaples,  dans  une  cérémonie  qu'il  célébra  à  la  mémoire 
de  son  frère.  Il  demanda  naïvement  aux  juges  du  con- 
cours ce  qu'ils  en  pensaient,  et,  sur  leur  avis  favorable, 

1.  Suétone,  42. 

2.  Id.,  33. 

3.  Id.,  41  ;  Aulu-Gelle,  XYII,  1. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  49 

la  couronna  lui-même*.  Il  est  permis  de  penser  que  la 
dignité  impériale  de  l'auteur  ne  nuisit  pas  au  succès 
de  la  pièce. 

C'est  à  l'époque  du  principat  de  Tibère,  au  moment 
où  Claude  était  dans  toute  la  force  de  l'âge,  qu'il  faut 
placer  ses  travaux  sur  la  grammaire,  et  l'invention  de 
trois  nouveaux  caractères  qu'il  ajoutait  à  l'alphabet  la- 
tin. Il  composa  un  traité  pour  en  démontrer  la  nécessité 
et  les  avantages,  se  fondant  sur  ce  que  l'alphabet  grec 
n'était  pas  non  plus  sorti  complet  des  mains  de  ses  in- 
venteurs. Le  premier  de  ces  caractères  est  le  digamma 
éolique  f  qu'il  voulait  introduire  dans  l'écriture  latine 
pour  distinguer  Vu  consonne  de  Vu  voyelle.  Le  carac- 
tère ordinaire  V  aurait  été  réservé  à  la  voyelle  u  ;  la 
lettre  nouvelle  aurait  exprimé  le  son  que  nous  appelons 
Faujourd'huien  français.  Il  y  a  en  effet,  en  latin,  dans 
l'absence  de  signe  particulier  pour  la  consonne  V  une 
occasion  fréquente  de  confusion,  là  surtout  où  la  con- 
sonne est  suivie  de  la  voyelle  u.,  sans  qu'aucune  diffé- 
rence de  forme  indique  la  différence  de  son,  par  exem- 
ple dans  les  mots  analogues  à  servvji  ou  à  divvs,  etc. 
Aussi  Quintilien,  Aulu-Gelle  et  Priscien,  en  signalant 
ces  inconvénients,  regrettent-ils  que  la  réforme  de 
Claude,  appliquée  seulement  sous  son  règne,  ne  lui  ait 
pas  survécut  Les  imprimeurs  modernes  se  sont  trouvés 
en  présence  de  la  même  difficulté  jusqu'au  jour  où,  en 
1629,  Zeitner,  imprimeur  de  Strasbourg,  réserva  le  si- 
gne F  à  la  consonne  actuelle,  et  arrondit  la  lettre  pour 
en  former  Vu  que  nous  employons.  La  réforme  pro- 

1.  Suétone,  U;  Annales,  XI,  13,  14. 

2.  Quintilien,  I,  7,  26  ;  XH,  10,  29;  Aulu-Gelle,  XIV,  52;  Priscien, 
I,  4,  20. 


50  CHAPITRE  XIV. 

posée    par    Claude    était    donc  excellente    en    prin- 
cipe. 

Le  second  caractère  inventé  par  Claude  était  Vanli- 
sigma,  ou  sigma  renversé,  qu'il  voulait  introduire  à  la 
place  du  *  grec  dans  tous  les  mots  ou  la  lettre  P  est 
suivie  d'un  S*.  Le  troisième  caractère  avait  la  forme 
suivante  L.  C'était  une  variété  de  la  lettre  i,  réservée  aux 
mots  où  cette  voyelle,  d'après  l'usage,  n'avait  pas  un 
son  plein,  et  se  rapprochait  du  son  d'autres  lettres, 
comme  dans  les  mots  vmo,  virtvte  et  sgribere  "^  C'est 
ainsi  que,  dans  les  inscriptions  du  règne  de  Claude,  on 

lit  :  AEGtPTI,  BATHtLLVS,  CFCNVS,    BIBLIOTHECA,  etC. 

Ces  deux  derniers  caractères  compliquaient  inutile- 
ment l'écriture  ;  il  n'est  donc  pas  à  regretter  qu'ils  n'aient 
pas  été  admis.  Sous  le  règne  de  Tibère,  Claude  se  borna 
à  recommander  aux  savants  l'adoption  de  son  alphabet. 
Devenu  empereur,  le  grammairien  passa  de  la  théorie 
à  la  pratique.  Il  fit  graver  les  caractères  inventés  par 
lui  dans  tous  les  actes  publics  de  son  règne.  Mais  cette 
innovation  ne  put  lui  survivre.  La  routine  reprit  ses 
droits,  et  le  digamma  éolique,  qui  eût  été  si  utile  ce- 
pendant aux  Romains,  fut  proscrit  aussi  bien  que  les 
deux  autres  caractères  qu'une  fantaisie  d'érudit  avait 
mis  un  instant  à  la  mode. 

C'est  encore  au  règne  de  Tibère  qu'appartiennent  les 
travaux  historiques  de  Claude.  Dès  sa  première  jeunesse, 
il  avait  eu  du  goût  pour  l'histoire.  Tite-Live,  le  grand 
historien  de  Rome,  frappé  de  son  zèle  et  de  ses  heu- 
reuses dispositions,  l'avait  encouragé  à  continuer  ses  tra- 

1.  Priscien,  I,  7,  42. 

3.  Velius  Longus,  p.  2235  dans  Putsch. 


ELOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULA.    CLAUOE  ol 

vaux,etSulpicius  Flavus  l'avait  aidé  d'abord  à  les  écrire. 
Claude  voulut  initier  le  public  à  la  connaissance  de 
ses  œuvres,  mais  il  était  dans  sa  destinée  de  toujours 
prêter  à  rire  par  quelque  côté,  même  lorsqu'il  faisait 
bien. 

La  première  fois  qu'il  essaya  de  les  lire  en  présence 
d'un  auditoire  nombreux,  dès  le  début  de  la  séance, 
plusieurs  bancs  mal  étayés  s'affaissèrent,  et  l'un  se 
brisa  sous  le  poids  d'un  spectateur  trop  gros.  De  là  un 
tumulte  et  de  grands  éclats  de  rire  qui  retardèrent  la 
lecture,  et  nuisirent  à  son  effet.  Une  fois  le  tumulte 
apaisé,  Claude  essaya  de  continuer  son  manuscrit. 
Mais  l'incident  ridicule  lui  revenait  sans  cesse  à  l'esprit  : 
chaque  fois  que  ses  yeux  se  portaient  du  côté  du  gros 
auditeur,  il  était  pris  de  fou  rire,  et,  à  son  exemple, 
l'hilarité  générale  recommençait  de  plus  belle'.  Pen- 
<lant  son  principal,  Claude  convoqua  souvent  le  public 
à  l'audition  de  ses  œuvres,  mais,  par  un  souci  de  sa  di- 
gnité, assez  remarquable  chez  lui,  il  ne  lut  pas  lui- 
même  ses  œuvres,  il  les  fit  entendre  par  le  lecteur.  Ce- 
pendant il  aimait  les  lectures  publiques,  et  se  plaisait 
à  s'y  rendre  même  lorsqu'il  n'était  pas  invité.  Un  jour 
qu'il  se  promenait,  il  entendit  de  grandes  clameurs,  et 
en  demanda  la  cause.  On  lui  dit  que  Nonianus  faisait 
une  lecture;  il  vint  aussitôt  avec  sa  suite,  se  mêler  au 
groupe  des  auditeurs-.  Pline  le  Jeune,  grand  amateur 
de  ces  sortes  d'exercices,  oppose  avec  orgueil  ce  goût 
littéraire  de  Claude  à  l'indifférence  de  ses  contempo- 
rains. 

L'Histoire,  de  Claude,  commençait  au  meurtre  dudic- 

l.  Suétone,  41. 

'2.  Pline  le  Jeune,  I,  13. 


52  CHAPITRE  XIV. 

tateur  César,  et  elle  abordait  le  récit  des  guerres  civiles. 
Il  en  avait  déjà  écrit  deux  livres  quand  il  l'interrompit. 
Sa  mère  Antonia  et  son  aïeule  Livie  ne  cessaient  de  lui 
représenter  les  dangers  de  l'œuvre  qu'il  avait  entre- 
prise, où  il  aurait,  lui,  membre  de  la  famille  des  Césars, 
à  évoquer  bien  des  souvenirs  fâcheux  pour  le  fondateur 
de  la  dynastie.  Elles  reproduisaient,  sinon  les  termes, 
du  moins  le  sens  des  vers  d'Horace  :  «  Tu  traites  là  un 
sujet  fort  périlleux,  et  tu  marches  sur  des  charbons  re- 
couverts d'une  cendre  trompeuse.  »  Claude  finit  par 
reconnaître  les  difficultés  de  son  entreprise  ;  il  comprit 
qu'il  ne  lui  était  pas  possible  de  dire  la  vérité,  et  qu'en 
tout  cas,  on  ne  le  souffrirait  pas  dans  l'entourage  de 
l'empereur.  Sans  renoncer  complètement  à  son  œuvre, 
il  la  laissa  en  suspens,  et  reprit  le  récit  des  faits  à  la 
bataille  d'Actium  età  lapaixqui  suivit  les  guerres  civiles. 
Devenu  empereur,  il  ne  cessa  pas  de  travailler  à  son 
ouvrage,  et  à  sa  mort,  il  en  avait  écrit  quarante  et  un 
livres  ^ 

Cette  Histoire  a  péri.  Il  n'en  reste  que  quelques  indi- 
cations géographiques,  conservées  par  Pline  le  Natura- 
liste. Ainsi  Claude  évaluait  à  150  000  pas  la  distance  qui 
sépare  le  Bosphore  Cimmérien  de  la  mer  Caspienne,  et 
rapportait  que  Seleucus  Nicator  avait  conçu  le  projet  de 
percer  cet  isthme,  au  moment  où  il  fut  tué  par  Ptolé- 
mée  Ceraunus  -.  Claude  estimait  à  1300  000  pas,  la  lar- 
geur de  l'Arménie  depuis  Dascusa  jusqu'au  bord  de  la 
mer  Caspienne,  et  la  largeur  à  la  moitié  de  cette  dis- 
tance, depuis  Tigranocerte  jusqu'à  l'Ibérie".  Selon  lui, 

1.  Suétone,  41. 

2.  Pline,  VI,  12,  2. 

3.  Id.,  YI,  10,  2. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  53 

le  lac  Maréotis  provenait  de  la  bouche  Canopiquc  par 
un  canal  qui,  servant  au  commerce  de  l'intérieur,  renfer- 
mait plusieurs  îles  et  avait  30000  pas  de  longueur,  et 
150000  de  tour*.  Pline  emprunte  encore  aux  Histoires 
de  Claude  des  détails  sur  certaines  curiosités  naturel- 
les. L'historien  impérial  rapportait  des  merveilles  de 
l'arbre  appelé  ^ra/i/s.  D'après  lui,  les  Parthes  mettaient 
dans  leur  boisson  des  feuilles  de  cet  arbre  dont  l'odeur 
approchait  beaucoup  de  celle  du  cèdre,  et  ils  trou- 
vaient dans  la  fumée  de  ce  bois  un  remède  contre  la 
fumée  des  autres  bois  ^ 

Claude  donnait  encore  dans  son  livre  des  renseigne- 
ments sur  le  cours  de  l'Arsanias  et  du  Tigre.  Selon 
lui,  le  cours  du  Tigre  est  si  voisin  de  celui  de  l'Arsanias 
dans  le  pays  d'Arrhène,  que  lorsque  ces  deux  fleuves 
sont  grossis  par  les  pluies  ou  les  neiges,  ils  réunissent 
leurs  eaux  sans  se  mêler.  L'eau  de  l'Arsanias,  plus  lé- 
gère, surnage  pendant  environ  4000  pas,  puis  l'Arsanias 
s'éloigne  et  va  se  jeter  dans  l'Euphrate^.  Moins  heu- 
reux en  histoire  naturelle  qu'en  géographie,  il  affirmait 
qu'un  hippocentaure  était  né  en  Thessalie  et  était  mort 
le  même  jour.  Cependant  son  erreur  était  excusable, 
puisque  Pline  prétend  en  avoir  vu  un,  sous  son  règne, 
qui  fut  apporté  d'Egypte  dans  du  miel\  Mais  Cuvier 
n'avait  pas  encore  expliqué  comment  la  mâchoire  supé- 
rieure, en  s'atrophiant  parfois  chez  les  quadrupèdes, 
donne  à  la  mâchoire  inférieure  l'apparence  d'un  men- 
ton humain,  de  sorte  que  la  tête,  raccourcie  dans  sa 

1.  Pline,  V,  11,  4.  , 

2.  Id.,  XII,  39,  1. 
3.1d.,  VI,  31,  2. 
4.  Id.,  VII,  3,  2. 


54  CHAPITRE  XIV.  " 

partie  supérieure,  offre  une  ressemblance  grossière  avec 
celle  de  l'homme. 

EnOn,  dans  son  Hisloire^  Claude  rapportait  que  les 
jeux  séculaires,  «  après  avoir  été  longtemps  interrom- 
pus, avaient  été  rétablis  par  Auguste  qui  avait  soigneu- 
sement calculé  leur  époque  ».  Mais,  une  fois  sur  b* 
trône,  Claude  voulut  se  donner  la  satisfaction  archéolo- 
gique de  les  célébrer.  Il  déclara  alors  qu'Auguste  en  avait 
avancé  Tépoque  et  n'avait  pas  attendu  le  retour  du  vé- 
ritable anniversaire.  Il  ne  songeait  pas  qu'il  se  mettait 
ainsi  en  contradiction  avec  lui-même.  Les  Romains  ne 
l'oublièrent  pas,  et  c'est  avec  des  moqueries  qu'ilsaccueil- 
lirent  la  voix  du  crieur,  qui  selon  l'antique  formule,  con- 
voquait le  peuple  à  des  jeux  «  que  personne  n'avait  vus, 
et  que  personne  ne  devait  revoir  ».  Cependant,  beau- 
coup de  Romains,  vivants  encore,  avaient  assisté  aux 
jeux  donnés  par  Auguste.  Certains  comédiens  même, 
qui  avaient  pris  part  à  la  première  représentation,  re- 
parurent sur  le  théâtre  aux  grands  éclats  de  rire  dos 
spectateurs  '. 

Claude  avait  encore  composé  deux  autres  ouvrages 
dont  la  perte  est  plus  regrettable  que  celle  de  ses  Bisioi- 
res.  Si  peu  de  mérite  qu'ils  pussent  avoir,  ils  comble- 
raient une  lacune  fort  regrettable.  Ils  roulaient,  en  effet, 
sur  des  sujets  que  les  modernes  connaissent  d'une  ma- 
nière incomplète;  et  leur  conservation,  en  satisfaisant  la 
curiosité  des  savants,  leur  aurait  épargné  bien  des  re- 
cherches, et  probablement  aussi  bien  des  erreurs.  Ces 
deux  ouvrages  étaient  écrits  en  grec.  L'un  était  une  Bis- 
toire  d'Ftrurie,  en  vingt  livres;  l'autre,  une  Histoire  de 

1.  Suétone,  21. 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULÂ.   CLAUDE  35 

Carthage,  en  huit  livres.  Claude  paraît  avoir  professé 
une  grande  estine  pour  ces  deux  œuvres,  et  en  avoir  fait 
plus  de  cas  que  de  ses  Histoires^  si  l'on  en  juge  par  le 
soin  qu'il  prit  d'en  vulgariser  la  connaissance.  Il  établit 
à  Alexandrie  un  second  Musée  qu'il  appela  de  son  nom. 
Tous  les  ans,  à  une  époque  fixée,  chaque  professeur 
devait  lire,  à  son  tour,  et  en  entier,  dans  l'un  des  musées, 
VHistoired'Etrurie^  dans  l'autre,  V Histoire  de  Carthage  '. 
Cependant,  pour  une  cause  que  nous  ignorons,  la  re- 
nommée de  ces  deux  ouvrages  ne  s'étendit  pas  très  loin. 
Ils  ne  devaient  pas  être  dépourvus  de  qualités,  VNis- 
toire  d'Ft}'urie,  surtout.  Les  Tables  lyonnaises  semblent 
prouverqueClaudeconnaissaitbienles.4n)w/ese7?'MS^Mes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  aucun  écrivain  contemporain  ou 
postérieur  n'a  emprunté  de  citation  à  ce  livre. 

Pour  terminer  la  liste  des  ouvrages  de  Claude,  il 
écrivait  des  Mémoires  sur  sa  propre  vie,  quand  il  fut  sur- 
pris... par  l'empire.  L'œuvre  qu'il  avait  entreprise  con- 
tenait huit  livres,  sur  lesquels  Suétone  s'exprime  avec 
une  sévérité  qui  ne  lui  est  pas  habituelle.  Il  dit  de  ces 
volumes  «  qu'ils  étaient  plus  dépourvus  de  raison  que 
de  style  ■  ^).  Cet  ouvrage  était  sans  doute  la  consolation 
du  pauvre  paria  de  la  famille  impériale.  C'était  là  qu'il 
racontait  les  misères  de  son  enfance,  les  mauvais  traite- 
ments des  membres  de  sa  famille,  et  les  brutalités  de 
son  pédagogue  «  cet  ancien  palefrenier  »  dont  il  a  été 
parlé  plus  haut.  Il  contenait  aussi  ses  rêves  de  poète, 
ses  ambitions  déçues,  et  les  divagations  de  sa  pensée 
mal  assise  et  mal  ordonnée.  On  comprend  que  ces  récits 
personnels,  si  différents  de  ceux  que  les  Romains  avaient 

1.  Suétone,  42. 

2.  Id.,  43. 


56  CHAPITRE  XIV. 

l'habitude  d'exposer  dans  leurs  Mémoires^  aient  été  ap- 
préciés sévèrement  par  Suétone.  Ils  ne  pouvaient  lui 
révéler  que  les  petits  faits  d'une  existence  vulgaire, 
ignorée,  innocente,  que  les  occupations  d'un  homme 
studieux  dont  la  vie  s'était  écoulée  dans  son  cabinet,  et 
avait  été  consacrée  à  d'utiles,  mais  obscurs  travaux. 
Heureux  Claude,  si  son  existence  s'était  terminée  avec 
celle  de  Caligulal  Mais  élevé  brusquement  à  l'empire, 
il  va  paraître  aux  rostres  et  au  sénat,  il  va  conquérir  une 
place  parmi  les  orateurs  et  aussi  parmi  les  tyrans.  11 
aurait  passé  pour  la  victime  de  Tibère  et  de  Caius;  il  en 
sera  le  continuateur  ! 

Au  moment  où  un  soldat,  occupé  à  piller,  découvrait 
derrière  un  rideau  l'oncle  de  Caligula,  tout  tremblant,  et 
le  saluait  empereur,  Claude  était  âgé  de  cinquante-cinq 
ans.  Il  avait,  comme  on  l'a  vu,  de  naturelles  dispositions 
à  l'éloquence;  il  réunissait,  en  outre,  la  plupart  des 
qualités  physiques,  utiles  à  l'orateur.  «  Son  extérieur 
était  digne  et  même  imposant,  tant  qu'il  se  tenait  debout 
ou  assis,  surtout  au  repos.  11  était  grand,  sans  être  trop 
mince  :  ses  traits  étaient  réguliers,  et  une  belle  cheve- 
lure blanche  tombait  sur  d'assez  larges  épaules.  »  Mal- 
heureusement, la  médaille  a  son  revers.  «  S'il  marchait, 
continue  Suétone,  ses  jarrets,  trop  faibles,  fléchissaient 
sous  lui,  et  dans  toute  action,  familière  ou  sérieuse,  son 
geste  le  déconsidérait.  Son  rire  était  laid,  sa  colère  l'était 
plus  encore,  car  alors  sa  bouche  béante  écumait,  ses 
narines  s'humectaient,  puis  il  bégayait.  En  tout  temps, 
s'il  faisait  le  moindre  mouvement,  sa  tête  ne  cessait  de 
trembler'.  »  Sénèque,  dans  sa  Facétie  sur  la  mort  de 

1.  Suétone,  30. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.    CALIGULA.    CLAUDE.  S7 

Claude^  confirme  les  éloges  et  les  critiques  de  Suétone  *. 
On  peut  dire,  cependant,  que  les  défauts  physiques,  re- 
marqués par  le  biographe  et  le  satirique,  appartiennent 
plutôt  aux  dernières  années  de  la  vie  de  Claude,  et  qu'à 
son  avènement  au  principal,  avec  sa  belle  taille,  son 
aspect  plein  de  dignité,  sa  chevelure  blanche,  il  se  pré- 
sentait au  sénat  sous  un  aspect  imposant.  Si  donc 
l'élève  de  Tite-Live  et  de  Sulpicius  Flavus,  sortant  à  la 
fois  de  la  condition  privée  et  du  cabinet  de  l'écrivain 
solitaire,  pour  devenir  l'homme  public  sans  rivaux 
et  l'orateur  universellement  applaudi,  affrontait  une 
épreuve  périlleuse,  il  pouvait  la  soutenir,  et  il  la  sou- 
tint, en  effet,  non  sans  quelque  honneur,  au  juge- 
ment même  du  sévère  Tacite  qui  reconnaît  son  élo- 
quence ^. 

Mais  c'était  moins  l'art  et  l'étude  qui  manquaient  à 
Claude  que  le  sens  commun.  Aussi  le  jugement  que  Sué- 
tone porte  sur  ses  Mémoires,  «  d'être  moins  dépourvus 
de  style  que  de  raison,  »  s'applique  aussi  bien  à  son  élo- 
quence. Souvent  Claude  paraissait  ne  savoir  ni  qui  il 
était,  ni  avec  qui,  ni  dans  quel  temps,  ni  dans  quel  lieu  il 
parlait.  Un  jour,  il  était  question  dans  le  sénat  des  bou- 
chers et  des  marchands  de  vin.  Tout  à  coup  il  s'écria  : 
«  Qui  de  vous,  je  vous  le  demande,  pourrait  vivre  sans 
offula  (morceau  de  viande  de  porc)  ?  »  Puis  il  se  mit  à  dé- 
crire l'abondance  des  anciennes  tavernes  où  il  avait  l'ha- 
bitude autrefois  d'aller  lui-même  chercher  du  vin.  Il 
recommanda,  un  autre  jour,  un  candidat  à  la  questure, 
en  rappelant  que,  pendant  une  de  ses  maladies,  le  père 
du  candidat  lui  avait  donné,  à  propos,  de  l'eau  fraîche, 

1.  Apokolokyntose,  4;  Juvénal,  VI,  G20. 

2.  Annales,  XIII,  3. 


58  CHAPITRE  XIV. 

et  il  développa  ce  titre  à  la  magistrature  qu'il  briguait. 
Il  fît  comparaître  une  femme  en  témoignage  devant  le 
sénat.  «  C'est  une  affranchie  et  une  femme  de  chambre 
de  ma  mère,  dit-il,  mais  elle  m'a  toujours  regardé 
comme  son  maître.  Je  dis  cela,  parce  qu'il  y  a  encore 
dans  ma  maison  des  gens  qui  ne  me  considèrent  pas 
comme  leur  maître'.  »  Ces  naïvetés  ne  pouvaient  avoir 
d'autre  résultat  que  de  le  déconsidérer,  et  de  nuire  à  l'effet 
de  sa  parole  les  jours  où  elle  était  bien  inspirée.  L'in- 
fortuné Claude  s'en  apercevait  par  une  sorte  de  demi- 
conscience  de  son  état.  De  temps  en  temps,  il  essayait 
de  réparer  ses  bévues,  et  plus  d'une  fois,  dans  de  petits 
discours  [oratiunculis),  il  chercha  à  faire  croire  que 
ses  bizarreries  étaient  préméditées,  qu'à  l'exemple  de 
Brutus,  il  avait  feint  l'imbécillité  sous  Caligula,  pour 
échapper  à  la  cruauté  de  l'empereur,  et  pour  sauver  ses 
jours.  Malheureusement,  il  ne  persuadait  personne.  Il 
parut  même,  quelque  temps  après  son  discours,  un  livre 
ayant  pour  titre  la  Guérison  des  imbéciles,  oii  l'auteur 
s'étudiait  à  prouver  que  personne  ne  contrefait  la  stu- 
pidité -. 

De  même,  lorsqu'il  s'adressait  au  peuple  par  des  édits, 
Claude  montrait  la  même  incohérence.  Pendant  sa  cen- 
sure, il  prit  des  mesures  fort  sages,  et  rendit  de  justes 
décisions.  Puis,  en  un  seul  jour,  il  publiait  vingt  édits, 
parmi  lesquels  il  s'en  trouvait  deux,  dont  l'un  avertissait 
«  que  la  vendange  serait  abondante,  et  qu'il  fallait  gou- 
dronner avec  soin  les  tonneaux  ».  L'autre  affirmait  que 
«  contre  la  morsure  de  la  vipère,  aucun  remède  n'éga- 
lait le  suc  de  l'arbre  appelé  if  ».  Le  lendemain,  il  sai- 

1.  Su.:tone,  40. 

2.  Id.,  38. 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  o9 

sissait  l'occasion  d'un  anniversaire  pour  rendre  hom- 
mage à  son  aïeul,  Marc-Antoine  le  Triumvir,  et  en  faire 
l'élocjc  en  excellents  termes.  L'édit  portait  «  qu'il  de- 
mandait des  honneurs  annuels  pour  le  jour  natal  de  son 
père,  Drusus;  il  le  souhaitait  d'autant  plus  que  le  même 
jour  était  également  marqué  par  la  naissance  de  son  aïeul 
Antoine  '  ».  Puis,  aussitôt  après  cet  édit  qui  lui  fait  hon- 
neur, il  en  rendait  un  autre  pour  s'excuser  auprès  du 
peuple  de  ses  emportements.  Il  établissait  une  distinc- 
tion entre  sa  colère  durable  et  sa  colère  subite,  et  pro- 
mettait :  «  Que  celle-ci  serait  courte  et  inoffensive,  et 
que  l'autre  serait  toujours  fondée  ^.  »  Si  ce  retour  sur 
soi-même  est  bon  au  point  de  vue  moral,  il  faut  recon- 
naître qu'il  est  certaines  confidences  qu'un  empereur  ne 
doit  pas  faire  à  l'univers  entier,  attentif  à  l'écouter! 

Le  biographe  Suétone  s'arrête  avec  complaisance  sur 
ces  bizarreries  de  l'éloquence  de  Claude.  Tacite,  histo- 


1.  Suétone,   II. 

2.  Id.,  38.  —  On  a  trouvé  à  Trente  dans  le  Tyrol,  le  29  avril 
18C!),  un  long  édit  de  l'empereur  Claude,  gravé  sur  une  table  de 
bronze.  Il  porte  avec  lui  sa  date  et  le  lieu  de  son  origine.  II  a  été 
rendu  à  Baies,  aux  Ides  de  mars,  la  sixième  année  de  son  règne 
(15  mars  de  l'année  4f>).  Il  roule  sur  le  droit  de  citoyens  romains 
des  Anaunes  et  sur  des  empiétements  commis  aux  dépens  du 
domaine  impérial.  Le  ton  en  est  simple  et  familier,  comme  il 
était  d'usage  en  ces  sortes  de  publications.  Mais  les  phrases  sont 
embrouillées,  remplies  de  parenthèses,  et  Claude  s'y  laisse  aller 
à  ses  intempérances  habituelles  de  langage.  Si  l'on  peut  excuser 
la  complaisance  avec  laquelle  il  s'étend,  à  la  fin,  sur  certains  dé- 
tails relatifs  à  des  soldats  prétoriens,  issus  de  ces  régions,  on 
s'étonne  de  le  voir,  dans  un  document  officiel,  critiquer  la  conduite 
de  ses  prédécesseurs,  Tibère  et  Caligula,  dont  l'un  par  son  absence 
obstinée  de  Rome  [absentia  pertinacA)  et  dont  l'autre  par  sa  négli- 
gence, ont  laissé  cette  affaire  sans  solution.  (Voyez  le  texte  à 
l'appendice.) 


60  CHAPITRE  XIV. 

rien  plus  sévère,  omet  ces  détails,  et  donne  une  idée  plus 
favorable  des  discours  de  l'empereur.  L'an  52,  les  Par- 
Ihes,  fatigués  de  leurs  dissensions,  vinrent  demander  à 
Claude  pour  roi  le  jeune  Méherdate,  d'origine  royale, 
qui  avait  été  livré  en  otage  aux  Romains  et  élevé  à  Rome. 
A  leur  discours,  Claude  répondit  par  une  harangue  qui 
ne  manquait  pas  de  noblesse.  «  Il  parla,  dit  Tacite,  de 
la  grandeur  romaine,  des  hommages  rendus  à  l'empire 
par  les  Parthes,  et  s'égala  à  Auguste  qui,  sur  leur  prière, 
leur  avait  déjà  donné  un  roi.  Mais  il  omit  de  citer  Tibère 
qui,  cependant,  leur  avait  aussi  envoyé  des  souverains. 
Puis,  s'adressant  à  Méherdate  qui  était  présent,  il  l'en- 
gagea à  voir,  dans  lui-même  et  dans  son  peuple,  non  un 
maître  et  des  esclaves,  mais  un  chef  et  des  citoyens,  et 
à  pratiquer  la  clémence  et  la  justice,  vertus  que  leur 
nouveauté  même  ferait  chérir  davantage  des  barbares. 
Enfin,  se  tournant  du  côté  des  députés,  il  fît  l'éloge  de 
Méherdate  :  «  C'était,  disait-il,  l'élève  des  Romains,  et 
sa  modération  était  inaltérable.  Du  reste,  il  fallait  sup- 
porter les  défauts  des  rois  ;  il  était  funeste  d'en  changer 
trop  souvent.  Quant  à  Rome,  elle  était  si  rassasiée  de 
gloire,  qu'elle  désirait  voir  vivre  en  repos,  même  les 
nations  étrangères ^  »  Ces  conseils  sont  élevés  et  judi- 
cieux :  les  Parthes,  pour  leur  malheur,  ne  devaient  pas 
en  profiter. 

Tacite  cite  plusieurs  discours  de  Claude,  où,  à  côté  de 
passages  heureux  et  de  pensées  pleines  de  noblesse, 
l'empereur  se  laisse  aller  à  ses  naïvetés  habituelles. 
Telle  est,  entre  autres,  la  harangue  prononcée  par  Claude 
devant  le  sénat  pour  exempter  de  tributs  l'île  de  Cos.  Il 

I.  Amiales,  XII,  11. 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  61 

s'étendit  d'abord  longuement  sur  l'antiquité  de  la  popu- 
lation de  cette  île.  «  Les  Argiens,  ou  Céos,  père  de  La- 
tone,  les  premiers,  dit-il,  y  établirent  leur  séjour.  Escu- 
lape,  ensuite,  y  apporta  l'art  de  la  médecine,  qui  y  était 
cultivé  encore  avec  éclat  par  ses  descendants  ».  Sur  le 
terrain  historique,  Claude  était  intarissable  :  il  cita, 
avec  les  dates,  les  noms  de  tous  les  successeurs  d'Escu- 
lape.  Les  détails  étaient  longs,  mais  le  sénat  était  dis- 
posé à  excuser,  chez  l'empereur,  cette  complaisance 
pour  son  étude  favorite.  Malheureusement,  Claude 
après  avoir  fini  son  développement  historique,  donna 
prise  à  la  critique.  Au  moment  où  l'on  attendait  de  lui 
des  raisons  politiques  justifiant  le  privilège  qu'il  récla- 
mait, il  se  borna  à  dire  «  que  son  médecin  habituel, 
Xénophon,  était  issu  de  cette  famille,  et  qu'il  fallait 
accorder  à  ses  prières  une  immunité  qui  fît  de  l'île  de 
Cos  une  terre  sacrée  à  jamais,  et  vouée  sans  partage 
au  culte  de  son  dieu  ».  Ainsi,  là  même  où  il  pouvait 
invoquer  en  faveur  de  ses  protégés  des  titres  plus  sé- 
rieux à  la  reconnaissance  du  peuple  romain,  citer,  par 
exemple,  des  victoires  auxquelles  les  habitants  de  Cos 
avaient  contribué  par  leur  courage,  son  inadvertance 
ordinaire  lui  faisait  omettre  les  raisons  plausibles,  et 
révéler  l'influence  secrète  qui  provoquait  son  inter- 
vention 1. 

Dans  un  passage  célèbre,  où  il  apprécie  le  talent  lit- 
téraire de  Sénèque,  Quintilien  exprime  le  vœu  que  Sé- 
nèque  eût  écrit,  avec  son  esprit  propre,  mais  avec  le 
jugement  d'un  autre  ingénia  suo^judicio  alieno.  Ces  mots 
peuvent  servir  à  caractériser  l'éloquence  de   Claude. 

1.  Annales,  XII,  61  ;  voir  encore,  XII,  22,  2ô;  Suétone,  39,  26. 


62  CHAPITRE   XIV. 

C'est  lui  qui  prépare,  compose  et  prononce  ses  discours. 
Mais  le  jugement  manque  à  la  plupart  de  ses  harangues; 
il  n'énonce  souvent  que  les  volontés  d'un  autre  :  il  ex- 
prime, à  son  insu,  et  sans  en  comprendre  la  portée,  les 
pensées  qu'un  autre  lui  a  suggérées.  C'est  ce  que  l'on 
peut  voir,  surtout  dans  le  discours  si  important  par  ses 
conséquences,  où  il  annonça  au  sénat  son  projet  d'adop- 
ter Néron.  On  sait  par  quels  artifices  Agrippine  réussit 
à  décider  son  faible  époux  à  prendre  une  mesure  si 
contraire  aux  intérêts  de  Britannicus.  L'affranchi  Pallas 
mit  fin  aux  hésitations  de  Claude  en  le  pressant  «  de 
pourvoir  aux  intérêts  de  l'empire,  et  d'entourer  d'un 
appui  l'enfance  de  Britannicus.  Ainsi  le  divin  Auguste, 
quoiqu'il  eût  des  petits-fils  pour  soutiens  de  sa  maison, 
avait  rehaussé  la  situation  des  enfants  de  sa  femme. 
Ainsi  Tibère,  qui  avait  déjà  un  héritier  de  son  sang,  avait 
adopté  Germanicus.  De  même  Claude  devait  s'adjoindre 
un  jeune  homme  qui  prit  une  part  de  ses  fatigues'.  » 
Cesraisonsspécieuses,rexempled'Augusteet  délibère 
habilement  présenté,  l'emportèrent  sur  les  dernières 
lueurs  de  bon  sens  qui  éclairaient  Claude.  Il  résolut 
d'adopter  Néron.  Il  annonça  sa  décision  au  sénat,  mais 
il  ne  put  la  justifier  dans  son  discours  qu'en  répétant 
les  raisons  alléguées  par  Pallas.  Il  n'en  soupçonna  pas 
la  perfidie  :  il  ne  s'aperçut  même  pas  que  l'exemple 
d'Auguste  adoptant  Tibère,  sur  les  instances  de  Livie,  au 
détriment  de  Germanicus  et  de  ses  héritiers  directs, 
était  d'un  sinistre  augure  pour  l'avenir  de  Britannicus. 
11  parla  ingenio  siio^judicio  alieno,  surtout  si,  comme  le 
prétend  Suétone,  il  se  plut  à  répéter  au  sénat  «  que 

1.  Annales,  XII,  25. 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.   CALIGULA.   CLAUDE.  63 

dans  la  famille  des  Claude,  une  adoption  était  sans 
exemple'  ».  Tacite  ne  semble  pas  avoir  lu,  dans  le  dis- 
cours de  Claude,  cette  phrase  qui,  vu  la  circonstance 
où  elle  aurait  été  prononcée,  serait  une  énormité  carac- 
téristique. Il  Tattribue  «  aux  habiles  »  qui  perçaient  à 
jour  le  jeu  dangereux  joué  par  Agrippine  et  par  Pallas. 
Jusqu'ici  nous  n'avons  rencontré  que  les  fragments 
de  l'éloquence  de  Claude,  résumés  et  plus  ou  moins 
fidèlement  reproduits  par  les  historiens  de  ce  prince, 
rsous  avons  réservé  pour  la  fin  de  cette  étude,  un  dis- 
cours authentique  de  Claude  prononcé  pendant  sa  cen- 
sure, Tan  47,  vers  le  milieu  de  son  règne.  A  cette  époque 
il  fut  question  de  compléter  le  sénat.  Les  habitants  de 
la  Gaule  Chevelue  (Belgique,  Celtique  et  Aquitaine),  de- 
puis longtemps  alliés  et  citoyens  de  Rome,  sollicitèrent 
le  droit  de  parvenir  à  Rome  aux  honneurs  publics. 
Leur  demande  excita  une  vive  rumeur  dans  le  sé- 
nat. On  invoqua,  pour  la  combattre,  jusqu'aux  vieux 
souvenirs  du  siège  d'Alésia,  l'on  réveilla  même  les  sou- 
venirs plus  anciens  encore  de  la  prise  de  Rome  par  les 
Gaulois.  Claude,  né  à  Lyon,  se  montra  favorable  à  la 
requête  des  Gaulois,  et  prononça,  pour  la  soutenir,  un 
long  discours.  On  n'en  connaissait  que  le  résumé  assez 
développé,  conservé  par  Tacite,  lorsqu'en  1528,  en  fai- 
sant des  fouilles  à  Lyon  sur  la  colline  de  Saint-Sébastien 
pour  y  placer  des  conduites  d'eau,  on  trouva  une  table 
d'airain,  longue  de  5  pieds  9  pouces,  large  de  4  pieds 
1  pouce,  et  séparée  en  deux  morceaux.  Elle  contenait 
une  longue  inscription  sur  deux  colonnes.  La  partie 
supérieure  de  la  table  ou  l'autre  table,  qui  reproduisait 

1.  Suétone,  39. 


64  CHAPITRE   XIV. 

le  titre  des  premières  lignes  de  rinscription,  ne  put  être 
retrouvée.  On  rapprocha  les  deux  fragments  de  la  table 
qui  est  aujourd'hui  au  musée  de  Lyon,  et  l'on  reconnut 
qu'on  avait  sous  les  yeux  le  discours  même  prononcé 
dans  le  sénat  par  l'empereur  Claude  en  faveur  des  Gau- 
lois ^ 

Cette  découverte  si  intéressante,  au  point  de  vue  ar- 
chéologique, n'a  révélé  aucun  fait  historique  nouveau, 
Elle  a  seulement  montré,  une  fois  de  plus,  de  quelle  fa- 
çon les  documents  authentiques  se  transforment  sous 
la  plume  des  écrivains  anciens.  Le  fond  du  discours 
est  fidèlement  reproduit;  mais  l'historien  a  résumé, 
remanié,  amélioré  même  à  sa  façon  le  discours  de  l'em- 
pereur. Ce  sont  les  idées  de  Claude,  mais  présentées  par 
Tacite  et  avec  le  style  de  Tacite.  Un  historien  de  l'élo- 
quence latine  doit  relever  avec  soin  ces  différences  et 
ces  altérations  de  la  pensée  première  de  l'orateur.  C'est, 
du  reste,  une  bonne  fortune  très  rare  dans  les  études 
antiques  de  pouvoir  comparer  ensemble  le  texte  vrai 
prononcé  par  le  personnage,  et  le  discours  arrangé  par 
les  écrivains.  Telle  est  la  harangue  prononcée  par  le 
premier Scipion  l'Africain  montant  au  Capitule  pour  re- 
mercier les  dieux,  et  la  déclaration  du  tribun  Sempro- 
nius  Gracchus  en  sa  faveur,  citées  l'une  et  l'autre  ^ 
d'après  les  pièces  officielles,  par  Âulu-Gelle,  et  repro- 
duites assez  fidèlement  dans  le  fond,  mais  améliorées 
dans  la  forme  par  Tite-Live.  Tel  est  encore  le  sénatus- 
consulte  relatif  aux  Bacchanales  rapporté  dans  son  vieux 
texte  par  l'inscription  de  Cigala,  et  résumé  brièvement 


1.  On  peut  voir  au  musée  national  de  Saint-Germain-en-Laye 
la  reproduction  de  l'original  par  la  galvanoplastie. 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.  GÀLIGULA.   CLAUDE.  65 

par  Tite-Live  *.  Aussi  scra-t-il  intéressant  de  voir,  l'un  à 
côté  de  l'autre,  le  discours  de  l'empereur  Claude  avec 
toutes  ses  longueurs,  tel  enfin  qu'il  a  été  dit  par  lui,  et 
le  discours  tel  que  Tacite  a  jugé  à  propos  de  le  refaire 
et  de  le  remanier. 

Voici  d'abord  la  traduction  des  paroles  de  Claude.  Il 
ne  manque,  comme  on  l'a  dit,  au  texte  authentique  que 
quelques  lignes  au  début  et  au  milieu  de  l'inscription, 
c'est-à-dire,  au  commencement  de  chacune  des  deux 
colonnes  gravées  sur  la  table  d'airain  ^ 

«  Je  devine  quelle  sera  la  pensée  des  hommes,  la  pre- 
mière que  l'on  m'opposera.  Mais,  je  vous  en  prie, ne  re- 
jetez pas  la  nouvelle  mesure  à  titre  d'innovation.  Songez 
plutôt  combien  Rome  a  vu  d'innovations,  et,  dès  son 
origine,  par  combien  de  formes  et  d'états  divers  elle  a 
successivement  passé. 

«  D'abord,  des  rois  ont  possédé  Rome,  sans  pourtant  la 
transmettre  à  des  héritiers  de  leur  sang.  Le  nouveau  roi, 
étranger  à  son  prédécesseur,  l'était  quelquefois  aux 
Romains  eux-mêmes.  Ainsi  Romulus  eut  pour  succes- 
seur Numa,qui  était  Sabin,  voisin  de  Rome,  sans  doute, 
mais  alors  étranger.  Ainsi  Ancus  Martius  fut  remplacé 
par  Tarquin  l'Ancien.  D'un  sang  mêlé  (car  il  avait  pour 
père  le  Corinthien  Démarate,  et  pour  mère  une  femme 
de  Tarquinies,  noble,  il  est  vrai,  mais  bien  pauvre,  puis- 
qu'elle fut  obligée  de  s'abaisser  jusqu'à  un  tel  mari), 
l'entrée  aux  honneurs  lui  fut  interdite  par  ses  conci- 
toyens :  il  vint  donc  s'établir  à  Rome,  où  il  obtint  la 

1.  Voyez  VHistoire  de  Véloquence  latine  depuis  V origine  de  Rome 
Jusqu'à  Cicéron,  vol.  I,  p.  263,  269  ;  vol.  II,  p.  102. 

2.  Voyez  le  texte  à  l'Appendice. 


66  CHAPITRE  XIV, 

royauté.  Entre  lui  et  son  fils,  ou  son  petit-fils  (les  au- 
teurs diffèrent  sur  ce  point;,  prend  place  Servius  Tul- 
lius,  fils,  selon  les  Romains,  de  la  captive  Ocrisia,  selon 
les  Étrusques,  compagnon  fidèle  de  Coelius  Vivenna,  et 
son  ami  dévoué  pendant  tous  ses  malheurs.  Après  des 
alternatives  de  succès  et  de  revers,  emmenant  avec  lui 
les  restes  de  l'armée  de  Coelius,  il  quitta  l'Étrurie,  et 
vint  s'établir  sur  le  mont  qu'il  appela  Coelius  du  nom  de 
son  chef. 

«  Il  s'appelait  lui-même,  en  étrusque,  Mastarna;  il 
prit  le  nom  que  j"ai  dit,  et  parvint  au  trône  pour  le 
bonheur  des  Romains.  Bientôt  Tarquin  le  Superbe,  par  sa 
propre  conduite  comme  par  celle  de  ses  fils,  se  rendit 
insupportable  au  peuple,  qui,  dégoûté  aussi  de  la 
royauté,  confia  TÉtat  à  des  chefs  annuels  nommés 
consuls. 

«  Rappellerai-je  la  dictature,  pouvoir  bien  autrement 
redoutable  que  celui  des  consuls,  et  imaginé  par  nos 
ancêtres  comme  une  ressource  suprême  dans  les  guerres 
périlleuses  et  dans  les  discordes  civiles? Ou  les  tribuns 
du  peuple  créés  pour  la  protection  des  plébéiens?  Ou  le 
pouvoir  transféré  des  consuls  aux  décemvirs,  puis, 
quand  on  eut  brisé  le  joug  des  décemvirs,  rendu  aux 
consuls?  Ensuite,  l'autorité  consulaire,  répartie  en  un 
plus  grand  nombre  de  mains,  et  ces  magistrats  qu'on 
nommait  tribuns  des  soldats  avec  puissance  consulaire, 
élus  tous  les  ans  par  six  et  par  huit  ?  Enfin,  les  plé- 
béiens admis  aux  honneurs,  et  entrant  en  partage,  non 
seulement  des  magistratures,  mais  des  sacerdoces  ? 
Quant  aux  guerres,  soutenues  par  nos  ancêtres,  et  aux 
progrès  de  l'empire,  si  je  les  racontais,  j'aurais  l'air 
de  sacrifier  à  la  vanité,  de  chercher  un  prétexte  pour 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.    <:\L1GULA.    CLAUDE.  67 

parler  des  provinces  conquises   au  delà  de  l'Océan'. 

«  Je  reviens  à  mon  véritable  sujet.  Le  droit  de  cité... 
sans  doute....  Une  nouveauté....  Le  divin  Auguste... 
mon  oncle  Tibère  voulut  que  la  fleur  des  colonies  et  des 
municipes  dans  tout  l'empire,  je  veux  dire,  les  hommes 
qui  réunissaient  le  mérite  à  la  fortune,  siégeassent  avec 
nous  dans  la  curie.  Mais,  dira-t-on,  ne  faut-il  pas  pré- 
férer, comme  sénateur,  un  Italien  à  un  provincial? 
Tout  à  l'heure.  Pères  Conscrits,  en  justifiant  cette  partie 
de  ma  censure,  je  montrerai  par  le  fait  quelle  est  mon 
opinion.  Mais  je  dirai  tout  de  suite  que  les  provinciaux 
eux-mêmes,  s'ils  peuvent  faire  honneur  au  sénat,  n'en 
doivent  pas  être  exclus. 

«  Voyez  la  colonie  de  Vienne,  si  distinguée,  si  puis- 
sante, depuis  combien  de  temps  elle  donne  des  séna- 
teurs à  cette  assemblée  !  Dans  cette  colonie  est  né  l'un 
des  ornements  de  l'ordre  équestre,  l'un  de  mes  amis  les 
plus  intimes,  L.  Vcstinus,  dont  je  vous  prie  d'admettre 
les  enfants  parmi  les  jeunes  prêtres,  en  attendant  qu'avec 
l'âge  ils  parviennent  à  de  plus  grands  honneurs.  Il  est 
un  brigand  que  je  ne  veux  pas  nommer  ^.  Mais  ce  pro- 
dige de  la  palestre,  cet  être  que  j'abhorre,  avait  mis  le 
consulat  dans  sa  famille,  avant  même  que  sa  colonie  eût 
obtenu  sans  réserve  le  droit  de  cité  romaine.  Je  pour- 
rais encore  citer  son  frère,  homme  à  plaindre,  et  bien 
digne  d'échapper  à  la  catastrophe  qui  nous  enlève  en 
lui  un  membre  utile  du  sénat. 

1.  Allusion  de  Claude  à  l'expédition  qu'il  avait  faite  dans  la 
Grande-Bretagne . 

2.  Il  s'agit  de  Valerius  Asiaticus,  qui  possédait  les  jardins  de 
LucuUus.  Messaline,  désirant  s'en  emparer,  l'accusa  d'intrigues 
avec  Poppée  et  excita  Claude  à  le  faire  mourir.  {Annales,  XI,  I  ; 
Dion  Cassius,  LIX,  30  ;  voir  plus  loin  le  chapitre  xvi.) 


68  CHAPITRE  XIV. 

<(  Il  est  temps  enfin,  Tibère  César  Germanicus,  de  dé- 
couvrir aux  sénateurs  où  tend  ton  discours  ;  car  te 
voilà  parvenu  aux  confins  de  la  Gaule  Narbonnaise. 

«  Tant  d'illustres  jeunes  gens,  sur  qui  tombent  mes 
yeux,  ne  doivent  pas  plus  faire  rougir  le  sénat,  que  Per- 
sicus,  homme  très  noble  et  mon  ami,  ne  rougit  de  trou- 
ver parmi  ses  ancêtres  le  nom  deVAllobrogique.  Si,  jus- 
que-là, nous  sommes  d'accord,  que  me  reste-t-il  à  faire, 
sinon  de  vous  montrer  du  doigt  sur  la  carte,  que  la 
Gaule,  en  dehors  même  de  la  Narbonnaise,  nous  envoie 
déjà  des  sénateurs,  puisque  Lyon  nous  en  a  donné  que 
nous  estimons  tous?  C'est  avec  hésitation.  Pères  Cons- 
crits, que  j'ai  franchi  les  limites  des  provinces  que  vous 
connaissez,  que  vous  acceptez.  Il  faut  maintenant,  sans 
tergiverser,  plaider  la  cause  de  la  Gaule  Chevelue.  Si  l'on 
vient  nous  rappeler  qu'elle  a  coûté  dix  années  d'une 
rude  guerre  au  divin  Jules,  qu'on  rappelle  aussitôt  un 
siècle  bien  compté  de  fidélité  inébranlable,  de  dévoue- 
ment plus  d'une  fois  mis  à  l'épreuve  pendant  nos  mal- 
heui'S.  Ces  mêmes  Gaulois,  pendant  que  mon  père  Drusus 
soumettait  la  Germanie,  ont  secondé  ses  mouvements 
en  maintenant  chez  eux  un  calme,  un  ordre  parfaits.  Il 
avait  pourtant  quitté,  pour  marcher  à  cette  guerre,  une 
opération  nouvelle  et  bien  délicate,  le  cens  des  Gaules. 
Combien  cette  opération  est  difficile,  même  pour  nous, 
qui  n'y  cherchons  autre  chose  que  la  connaissance 
exacte  de  nos  ressources,  c'est  ce  que  nous  savons  par 
notre  propre  et  cruelle  expérience.  » 

Voici,  maintenant,  le  discours  de  Claude  arrangé  par 
Tacite  *: 

1.  Annales,  XI,  24 


ÉLOQUENCE   IMPÉRIALE.   CALIGULÂ.   CLAUDE.  69 

«  Mes  ancêtres  dont  le  plus  ancien,  Clausus,  Sabin 
d'origine,  reçut  à  la  fois  le  droit  de  cité  romaine  et  le 
titre  de  patricien,  m'exhortent  à  suivre  la  même  poli- 
tique, en  transportant  ici  tout  ce  qu'il  y  a  d'illustre 
autre  part.  Je  n'ignore  pas,  en  effet,  qu'Albe  nous  a 
donné  les  Jules;  Camérie,  les  Coruncanius;  Tusculum, 
les  Porcius  ;  et  sans  remonter  jusqu'à  l'antiquité,  que 
l'Étruric,  la  Lucanie,  l'Italie  entière,  nous  ont  fourni  des 
sénateurs.  Nous  avons  étendu  l'Italie  jusqu'aux  Alpes 
afin  d'absorber  dans  le  nom  romain  non  plus  des  indi- 
vidus isolés  mais  des  contrées  et  des  peuples.  La  paix 
fut  assurée  à  l'intérieur,  et  notre  puissance  affermie  au 
dehors,  quand  la  population  transpadane  reçut  le  droit 
de  cité,  et  quand,  sous  prétexte  que  nos  légions  étaient 
répandues  dans  l'univers,  on  y  incorpora  les  meilleurs 
soldats  des  provinces.  C'était  un  allégement  aux  fatigues 
de  l'empire.  Est-on-fàché  d'avoir  pris  à  l'Espagne  ses 
Balbus,  à  la  Gaule  Narbonnaise  d'autres  familles  aussi 
illustres?  Leurs  descendants  sont  au  milieu  de  nous,  et 
leur  amour  pour  cette  patrie  n'est  point  inférieur  au 
nôtre.  Pourquoi  Lacédémone  et  Athènes  ont-elles  péri, 
malgré  la  puissance  de  leurs  armes,  sinon  pour  avoir 
écarté  d'elles  les  vaincus  comme  appartenant  à  une 
autre  race?  La  sagesse  de  Romulus,  notre  fondateur,  a 
consisté  à  transformer  si  souvent,  en  un  seul  jour,  des 
ennemis  en  concitoyens.  Des  étrangers  ont  régné  sur 
nous,  des  fils  d'affranchis  ont  été  magistrats,  non  pas, 
comme  l'on  croit  d'ordinaire,  par  une  innovation,  mais 
en  vertu  d'un  usage  pratiqué  par  nos  ancêtres. 

«  Mais  les  Sénonais,  dit-on,  ont  combattu  contre 
nous.  Jamais,  sans  doute,  les  Èques  et  les  Volsques  ne 
nous  ont  livré  bataille?  Nous  avons  été  pris  par  les 


70  CHAPITRE  XIY. 

Gaulois.  Mais  nous  avons  donné  des  otages  aux  Étrusques 
et  passé  sous  le  joug  des  Samnites.  Cependant,  si  l'on 
se  rappelle  toutes  nos  guerres,  aucune  ne  fut  plus  promp- 
tement  terminée  que  celle  des  Gaulois.  Depuis  cette  épo- 
que, la  paix  a  été  fidèlement  observée.  Déjà  par  les 
mœurs,  les  arts,  les  alliances,  ils  se  confondent  avec 
nous;  qu'ils  nous  apportent  donc  aussi  leur  or  et 
leur  richesses,  plutôt  que  d'en  jouir  seuls.  Toutes  les 
institutions.  Pères  Conscrits,  qu'on  regarde  aujourd'hui 
comme  les  plus  anciennes,  furent  nouvelles  autrefois. 
Les  plébéiens  obtinrent  les  magistratures  après  les  patri- 
ciens, les  Latins  après  les  plébéiens,  les  autres  nations 
d'Italie  après  les  Latins.  Ceci  vieillira  aussi,  et  cette 
mesure,  que  nous  défendons  aujourd'hui  par  des  exem- 
ples, servira  d'exemple  à  son  tour.  » 

Le  fond  et  les  arguments  des  deux  discours  sont  les 
mêmes  :  il  y  a  cependant  des  difîérences  assez  sensibles. 
Tacite  termine  sa  harangue  par  l'idée  qui  sert  à  Claude 
d'entrée  en  matière.  Il  supprime  l'interpellation  singu- 
lière que  le  prince  s'adresse  à  lui-même,  où,  las  de  son 
énumération,  il  savertit  d'indiquer  à  ses  auditeurs  le  but 
de  ce  long  développement.  L'historien,  faisant  œuvre 
d'art,  a  préféré  omettre  cette  naïveté  caractéristique.  Il 
a  passé  également  sous  silence  les  détails  intimes  sur 
L.  Vestinus,  et  l'allusion  à  ValériusAsiaticus, sur  lesquels 
Claude  insiste.  Il  s'est  borné  à  parler  vaguement  des 
familles  illustres  venues  de  la  Gaule  Narbonnaise.  Il  a 
ajouté  au  contraire,  l'exemple  tiré  de  Lacédémone  et 
d'Athènes,  qui  avaient  péri  pour  avoir  repoussé  l'élément 
étranger.  Enfin,  pour  nous  restreindre  aux  détails  prin- 
cipaux, il  a  resserré  en  quelques  lignes  la  longue  his- 
toire   des  innovations  dans  le  gouvernement  présenté 


ÉLOQUENCE  IMPÉRIALE.   CALIGULA.    CLAUDE.  71 

par  Claude.  Tacite  a  regardé  ce  développement  comme 
un  lieu  commun,  suffisamment  traité  par  les  orateurs 
romains,  et  dontil  est  facile  de  retrouver  les  modèles  dans 
les  harangues  de  Tite-Live  et  de  Salluste.  L'empereur 
Claude,  au  contraire,  auteur  de  livres  d'histoire,  et  sur- 
tout d'une  Histoire  d'Etrurie,  s'est  arrêté  complaisam- 
ment  sur  des  détails  qui  faisaient  briller  son  érudition. 
De  là  ces  renseignements  concernant  l'origine  de  Tarquin 
l'Ancien,  celle  de  Servius  TuUius,  et  son  premier  nom  de 
Mastarna. 

La  marche  du  discours  en  souffre,  sans  doute.  Mais, 
qu'importe?  L'historien  des  Étrusques  étale  avec  amour 
le  résultat  de  ses  recherches.  Aussi  l'œuvre  de  Tacite 
est-elle  plus  littéraire,  plus  rapide,  plus  convaincante 
que  celle  de  Claude;  mais  elle  l'œuvre  de  Tacite.  Elle 
ne  nous  donne  pus,  comme  la  «  Table  de  Lyon  »,  l'idée 
l'éloquence  difTuse,  pédantesque  et  en  même  temps  naïve 
de  l'empereur  Claude. 

Une  cause  soutenue  par  l'empereur  était  assurée  du 
succès.  Le  sénat  admit  la  requête  de  la  Gaule  Chevelue; 
et  les  Éduens,  les  plus  anciens  alliés  des  Romains  en  Gaule, 
reçurent  les  premiers  le  droit  d'entrer  au  sénat.  La 
mesure  fut  favorablement  accueillie  par  l'opinion  pu- 
blique. Lyon  devint  colonie  romaine  et  fut  surnommée 
dès  lors  Colonia  Claudia  Copia  Augusta  Lugdunum. 
La  Gaule  reconnaissante  multiplia  sans  doute  les  copies 
du  discours  impérial.  Seule,  la  «  Table  »  élevée  à  Lyon 
a  survécu.  Quelques  Romains  farouches  murmurèrent 
cependant  contre  la  décision  de  Claude.  L'écho  de  leurs 
plaintes,  ou  plutôt  de  leurs  critiques,  se  retrouve  dans 
ÏSi  facétie  deSénèque  Sw  la  mort  de  Claude.  «  Vraiment, 
répondit  Clotho,  je  voulais  lui  laisser  quelques  jours 


72  CHAPITRE   XIV. 

pour  faire  citoyens  romains  ce  peu  de  gens  qui  sont 
encore  à  l'être,  puisque  c'était  son  plaisir  de  voir  Grecs, 
Gaulois,  Espagnols,  Bretons,  et  tout  le  monde  en  toge. 
Cependant,  comme  il  est  bon  de  laisser  quelques  étran- 
gers pour  graine  ;  soit  fait  selon  ta  volonté....  »  Elle  dit, 
et  tranche  le  fil  de  l'existence  du  pauvre  empereur  ^  !  » 
Mais,  n'en  déplaise  au  satirique,  la  mesure  prise  par 
Claude  pour  infuser  au  sénat  de  Rome  un  peu  de  sang 
nouveau  était  bonne.  Tacite  est  le  premier  à  le  recon- 
naître. 

1.  Traduction  de  .T.-J.  Rousseau. 


CHAPITRE  XV 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE. 

L.  Annaeus  Sénèque.  —  Séoèque  orateur.  —  Discours  consola, 
toires  [Consolationes)  de  Sénèque.  —  1°  A  Marcia.  —  2»  A  Helvia. 
—  ."îo  A  l'affranchi  Polybe.  —  Sénatus- consulte  en  l'honneur  de 
l'affranchi  Pallas. 


Ce  n'est  pas  comme  philosophe,  mais  comme  avocat 
et  auteur  d'ouvrages  tenant  à  l'art  oratoire,  que  Sénèque 
relève  de  ces  études.  Son  activité  littéraire  s'est  éten- 
due à  tous  les  genres.  Mais  son  nom  rappelle  surtout 
l'auteur  de  tant  d'ouvrages  philosophiques,  des  Bien- 
faits, des  Questions  naturelles,  des  Lettres  à  Lucilius.  On 
songe  moins  déjà  qu'il  a  composé  des  tragédies,  les 
seules  œuvres  latines  en  ce  genre  qui  nous  soient  par- 
venues. On  oublie  qu'il  a  été  aussi  avocat  célèbre  dans 
sa  jeunesse,  et  qu'il  a  composé  trois  conso/a^'o»5,  appar- 
tenant toutes  les  trois  au  genre  démonstratif,  au  môme 
titre  que  les  oraisons  funèbres  et  les  harangues  acadé- 
miques. C'est  de  ce  Sénèque  plus  ignoré  que  l'on  s'occu- 
pera ici. 

L.  ÂNNAEus  Sénèque  était  le  second  des  trois  fils  que 
Sénèque  le   Père  avait  eus  de   sa  femme  Helvia  '.    Il 

1.  Voir  Ipr  vol.,  le  chapitre  x,  Sénèque  le  Père. 


74  CHAPITRE  XV. 

naquit  environ  l'an  4  avant  Jésus-Christ  à  Cordoue.  Il 
y  vécut  quelques  années,  et  vint  de  bonne  heure  à  Rome, 
sous  la  conduite  de  sa  tante  maternelle  qui  avait  épousé 
déjà,  ou  qui  devait  épouser  un  personnage  qui  fut 
pendant  seize  ans  préfet  d'Egypte,  et  mourut  en  reve- 
nant de  sa  province,  probablement  Vitrasius  Pollion  *. 
Sénèque  vante  les  rares  qualités  de  cette  parente,  son 
énergie  et  sa  modestie;  il  néglige  de  nous  dire  son 
nom.  Elle  l'éleva  avec  la  tendresse  la  plus  vigilante  ;  et 
comme  l'enfant  était  d'une  santé  frêle  et  délicate, 
elle  lui  servit  de  véritable  mère  et  le  sauva  de  dange- 
reuses maladies. 

On  ne  sait  quel  fut  le  professeur  d'éloquence  du 
jeune  Sénèque  ;  il  est  probable  qu'il  suivit  d'abord 
les  leçons  de  son  père,  mais  son  goût  l'entraînait 
plutôt  vers  la  philosophie.  Il  eut  à  vaincre,  dans 
cette  circonstance,  la  résistance  paternelle.  Sénèque  le 
Père  n'aimait  point,  on  l'a  vu,  les  études  philosophiques, 
et,  vraisemblablement,  il  ne  se  résigna  pas  sans  lutte  à 
la  vocation  de  son  fds.  11  crut  tout  concilier  en  le  pla- 
çant entre  les  mains  d'un  grammairien  philosophe,  le 
Grec  Attalus  Stoicus,  auquel  il  reconnaissait  une  grande 
éloquence,  et  qu'il  déclare  «  le  plus  fin  et  le  plus  habile 
parleur  des  philosophes  de  son  temps  ^  ».  Sénèque  suivit 
les  leçons  d'Attalus  avec  tant  d'assiduité  qu'il  était  tou- 
jours dans  son  école.  Il  y  arrivait  le  premier,  en  sortait 
le  dernier,  et  l'accompagnait  même  dans  ses  promenades 
pour  discuter  avec  lui  des  matières  philosophiques  ^. 

1.  Ad  Helviam,  17,  2. 

2.  Suasoriae,  II,  12;  Attalus  fut,  dans  la  suite,  exilé  de  Rome  par 
Séjan. 

3.  Lettres  à  Lucilius,  108. 


SÉNÈQUE   LE   PHILOSOPHE.  75 

Sénèquc  eut  encore  pour  maître  Sotion,  dont  il  men- 
tionne souvent  le  nom  avec  respect.  Celui-ci  lui  inspira 
une  telle  passion  pour  la  doctrine  de  Pythagore, 
que  le  jeune  homme  renonça  à  l'usage  de  la  viande 
et  s'en  abstint  pendant  plusieurs  années.  En  vain  son 
père  lui  représentait  que  ce  régime  compromettait  sa 
santé.  Il  n'y  renonça  que  plus  tard,  et  par  prudence, 
l'an  19  de  notre  ère,  lorsque  Tibère  rendit  des  édits 
fort  rigoureux  contre  les  superstitions  étrangères 
{alienigena  sacra),  et  comprit  dans  ses  poursuites  ceux 
qui  s'abstenaient  de  la  viande  de  certains  animaux  *. 
Sénèque conserva  toujours  ces  habitudes  végétariennes, 
et,  au  moment  de  sa  mort,  il  ne  vivait  encore  que  d'eau 
pure  et  de  fruits,  par  crainte  d'être  empoisonné,  dit 
malignement  Tacite,  et  par  préférence  aussi,  est-on  en 
droit  d'ajouter.  Sénèque  suivit  encore  les  leçons  du  phi- 
losophe Papirius  Fabianus  qui  commença  par  exercer 
l'art  oratoire  et  y  acquit  une  grande  réputation  ^  Sé- 
nèque le  Père  mentionne  souvent  la  part  que  Papirius 
prenait  aux  controverses  des  rhéteurs  ;  il  cite  même  un 
long  passage  d'une  déclamation  prononcée  par  lui. 
Papirius  se  livra  ensuite  à  la  philosophie,  et  il  y  apporta 
ses  habitudes  de  l'école.  II  faisait  de  temps  en  temps 
des  conférences  publiques  sur  la  philosophie,  on  l'écou- 
tait  en  silence  sans  l'interrompre,  mais  souvent  l'ad- 
miration arrachait  des  applaudissements  à  ses  audi- 
teurs ^ 

Il  écrivait  moins  bien  qu'il  ne  parlait;  Sénèque,  tout 
en  reconnaissant  ses  défauts,  l'en  excuse  avec  indul- 

T.  Lettres  à  Lucilius,  108;  Annales,  II,  85. 
'2.  Controverses,  lll,  préface  ;  Ihid.,  9. 
■\.  Lettres  à  Lucilius,  .S '2  ;  100  et  passim. 


76  CHAPITRE  XV. 

gence,  en  disant  que  le  philosophe  s'occupe  des  pensées 
et  dédaigne  le  soin  des  mots. 

Sénèque  a  aimé,  a  suivi  docilement  chacun  de 
ses  maîtres;  il  en  parle  avec  reconnaissance  et  il  en  a 
subi  l'influence  plus  qu'il  ne  le  crut  lui-même.  Ces  rhé- 
teurs qui  débutent  par  cultiver  les  exercices  oratoires, 
et  qui  deviennent  ensuite  des  philosophes,  ont  laissé 
leur  empreinte  sur  son  génie.  Leur  élève  a  eu  plus  de 
talent,  mais  il  a  été  tel  qu'eux-mêmes.  Il  traite  avec 
passion  les  sujets  philosophiques,  mais  ce  n'est  pas  un 
philosophe  profond,  dissertant  sur  des  matières  abs- 
traites et  creusant  toutes  les  questions.  C'est  un  ora- 
teur brillant,  fécond,  qui  discourt  avec  éclat,  avec 
esprit,  sur  les  doctrines  émises  par  d'autres  philosophes, 
mais  qui  se  borne  à  développer  habilement  les  lieux 
communs  de  morale  que  Zenon  et  Épicure  lui  ont  trans- 
mis, et  que  Cicéron  déjà  avait  fait  connaître  aux  Ro- 
mains. 

Aussi,  Sénèque  se  trouva-t-il  tout  préparé  pour  aborder 
de  bonne  heure  leloquence  judiciaire,  et  s'yrendre  aussi- 
tôt célèbre.  Il  plaida  beaucoup  et  longtemps,  et  fut  re- 
gardé comme  le  plus  éloquent  avocat  de  son  temps.  Ses 
plaidoyers  furent  écrits  et  conservés.  Ils  existaient  encore 
autemps  de  Quintilien.  L'auteur  de  V Institution  oratoire 
avait  le  chagrin  de  voir  ses  disciples  eux-mêmes  les  lire 
avec  passion,  et  il  avait  grand'peine  <i  à  les  empêcher  de 
le  préférera  d'autres  orateurs  bien  meilleurs  ^il songe  à 
Cicéron),  que  Sénèque  n'avait  pas  cessé  de  poursuivre 
de  ses  critiques  dans  ses  livres  *  ».  Mais  si  le  sévère  dé- 
fenseur de  Cicéron  reconnaît  avec  ses  élèves  la  grande 

1.  Quintilien,  X,  I,  r2G,  1-29. 


SÉNÈQUE   LE   PHILOSOPHE.  77 

éloquence  de  Sénèque,  il  accuse  son  style  d'être  cor- 
rompu et  d'autant  plus  pernicieux  qu'il  plaît  par  ses 
propres  défauts,  et  qu'il  abonde  en  vices  séduisants.  Il 
voudrait  qu'il  eût  écrit  avec  son  esprit,  mais  avec  le 
goût  d'un  autre.  La  postérité  a  ratifié  le  jugement  de 
Quintilien, 

Le  règne  de  Caligula  est  l'époque  la  plus  brillante 
de  la  vie  de  Sénèque.  Jeune,  orateur  brillant,  causeur 
infatigable  et  plein  d'esprit,  Sénèque  pouvait  aspirer 
à  tous  les  honneurs.  Sa  tante,  veuve  du  préfet  d'Egypte, 
avait  conservé  d'utiles  relations  à  Rome.  Pour  lui  elle 
sortit  de  sa  retraite  ;  pour  lui  elle  se  fît  ambitieuse,  et 
elle  réussit  à  lui  faire  obtenir  la  questure  qui  lui  don- 
nait l'entrée  au  Sénat.  A  cette  époque,  Sénèque  se  maria 
avec  une  femme  dont  on  ignore  le  nom.  Il  en  eut  deux 
fils  :  le  plus  jeune,  emmené  en  Espagne  par  sa  grand'- 
mère  Helvia,  y  mourut  vingt  jours  avant  la  disgrâce  de 
son  père;  l'autre,  Marcus,  plus  âgé,  resté  à  Rome,  vivait 
encore  en  l'an  44.  Sénèque,  sec  et  froid  sur  son  second 
enfant  qu'il  a  connu  à  peine,  parle  avec  tendresse  de 
l'aîné.  Il  l'appelle  blandissimum  puerum.  «  N'as-tu  pas 
comme  consolation,  dit-il  à  Helvia,  Marcus,  cet  aimable 
enfant,  dont  la  vue  fait  cesser  toute  tristesse  ?  Il  n'y  a 
pas  de  douleur  si  grande,  si  récente,  que  ses  caresses 
n'apaisent.  Quelles  larmes  sagaieté  n'arrêterait-elle  pas  ? 
Quel  front  contracté  par  l'inquiétude  ne  se  dériderait 
pas  à  ses  saillies  ?  A  qui  sa  pétulance  n'arracherait- 
elle  pas  un  mot  plaisant  ?  Qui  ne  se  laisserait  toucher, 
distraire  de  ses  pensées  par  son  babil  intarissable  ? 
Grands  Dieux  !  je  vous  en  supplie,  faites  qu'il  nous  sur- 
vive !  Que  la  cruauté  des  destins  s'apaise  et  s'arrête  sur. 
moi!  Que  sur  moi  retombent  la  douleur  de  la  mère  et 


78  CHAPITRE  XV. 

celle  de  l'aïeule!  Que  le  reste  de  lafamillesoitheureux, 
et  je  ne  me  plaindrai  pas  de  ma  solitude  et  de  mon 
sort  *  !  » 

On  a  vu  plus  haut  comment  la  jalousie  de  Caligula 
interrompit  le  cours  de  l'heureuse  fortune  de  Sénèque, 
et  comment  celui-ci  eût  péri  si  une  des  favorites  du 
prince  ne  l'eût  engagé  à  s'épargner  une  rigueur  inutile, 
puisque  son  rival  en  éloquence  allait  mourir,  atteint  de 
consomption.  Sénèque,  sauvé  de  ce  danger,  ne  chercha 
plus  à  attirer  sur  lui  l'attention  publique;  il  s'enfonça 
dans  l'obscurité  et  se  livra  à  ses  études  de  philosophie. 
Il  vécut  ignoré  jusqu'à  la  mort  de  Caligula.  Il  reprit 
alors  ses  relations  mondaines,  et  l'existence  large  et 
opulente  que  lui  permettait  sa  grande  fortune.  Mais 
l'année  même  de  l'avènement  de  Claude,  il  fut  victime 
d'une  accusation  dont  les  historiens  se  contentent  de 
mentionner  la  cause  ou  le  prétexte,  sans  prendre  de 
parti.  Messaline  poursuivait  de  sa  haine  la  plus  jeune 
des  filles  de  Germanicus  et  des  sœurs  de  Caligula,  Julia 
Livilla,  âgée  de  vingt-deux  ans.  Elle  la  fit  bannir  par 
Claude,  Sénèque  fut  enveloppé  dans  la  même  accusa- 
tion et  frappé  de  la  même  peine.  Messaline  voulait 
même  le  faire  périr  ;  Claude  résista  et  demanda  au  sénat 
de  lui  faire  grâce  de  la  vie.  Sénèque  fut  exilé  en  Corse; 
il  y  devait  rester  huit  ans  (41-49  -). 

On  n'a  guère  de  renseignements  certains  et  précis, 
comme  on  voit,  sur  la  carrière  oratoire  de  Sénèque. 
Aussi  son  nom  n'aurait  pas  figuré  à  cette  place  si,  dans 
la  partie  de  son  existence  que  l'on  vient  de  retracer,  et 

1.  Ad  Helviam,  16. 

2.  Annales,  XIII,  42  ;  DionCassius,  XLi,  10;  Schol.^de  Juvénal,  V, 
109. 


SÉNÈQUE   LE   PHILOSOPHE.  79 

dans  les  années  qui  suivirent  immédiatement,  il  n'avait 
pas  composé  trois  ouvrages  qui  appartiennent  à  l'élo- 
quence, nous  voulons  parler  des  Consolations. 

S'il  est  naturel  que  des  parents,  en  perdant  un  mem- 
bre aimé  de  leur  famille,  lui  disent  un  dernier  adieu 
sous  forme  d'oraison  funèbre,  il  ne  l'est  pas  moins  que 
des  amis,  surtout  quand  ils  sont  séparés  par  de  grandes 
distances,  adressent  à  celui  qui  regrette  un  fils,  une  mère, 
un  père,  des  lettres  destinées  à  le  consoler  de  son  deuil, 
ou  à  lui  montrer  au  moins  qu'il  n'est  pas  seul  à  pleurer. 
Aussi,  à  côté  des  éloges  funèbres,  il  y  eut  de  bonne 
heure  des  lettres  consolatoires.  Lorsque  TuUia,  la  fille 
chérie  de  Cicéron,  lui  fut  enlevée,  ses  amis  absents  lui 
écrivirent  de  toutes  parts  pour  adoucir  sa  douleur 
paternelle.  Il  nous  reste  une  de  ces  lettres,  fort  belle, 
écrite  d'Athènes  par  Servius  Sulpicius,  où  tous  les  argu- 
ments de  circonstance  se  trouvent  heureusement  résu- 
més et  condensés  en  quelques  pages  éloquentes  ' .  Cicéron 
lui-même,  quelques  années  plus  tard,  en  écrivit  une  du 
même  genre  à  un  ami,  T.  Titius,  qui  avait  perdu  ses 
enfants^.  Mais  des  esprits  ingénieux,  des  Grecs,  remar- 
quèrent bientôt  que  la  philosophie  avait,  depuis  long- 
temps, accumulé  dans  ses  livres  toutes  les  considérations 
morales  qui  pouvaient  consoler  un  cœur  affligé;  que 
ces  idées  s'appliquaient  a  tous  les  temps,  à  toutes  les 
conditions,  à  toutes  les  infortunes.  Ils  les  recueillirent, 
les  classèrent  par  genres  et  par  espèces.  «  Il  y  eut  des 
traités  séparés  sur  l'exil,  la  ruine  de  la  patrie,  la  servi- 
tude, les  infirmités,  la  cécité,  en  un  mot  sur  toutes  les 


1.  .4c?  familiares,  IV,  5.  EHe  est  du  mois  d'avril  45  av.  J.-C 

2.  Ibid.,  V,  16;  époque  incertaine. 


80  CHAPITRE   XV. 

misères  humaines  '.  Le  philosophe  Cran  tor,  de  l'ancienne 
Académie,  avait  même  écrit  Snr  le  deuil  «  un  petit  livre 
charmant,  disait-on,  un  livre  d'or  et  qu'il  fallait  ap- 
prendre mot  à  mot-  ». 

Crantor  fit  école.  Il  eut  de  nombreux  imitateurs  qui, 
suivant  la  calamité  à  laquelle  il  fallait  porter  remède, 
s'appliquèrent  à  varier  la  forme  et  l'ordre  de  leurs  con- 
solations. Mais  le  fond  resta  toujours  le  même.  «  Sans 
vouloir  énumérer  tous  ces  arguments,  on  disait  que 
l'homme  est  destiné  à  mourir;  que  la  nature  a  besoin  de 
défaire  les  êtres  pour  en  produire  de  nouveaux  ;  que  la 
matière  dont  nous  sommes  composés  est  comme  l'argile 
sous  la  main  du  statuaire,  qui  la  reprend  et  la  transforme 
en  créations  nouvelles  ;  que  le  défunt  est  délivré  de  la 
prison  du  corps;  que  la  mort  est  préférable  à  la  vie,  et 
autres  vérités  dont  l'extrême  simplicité  ne  doit  pas  faire 
méconnaître  la  valeur.  Tout  cela,  neuf  encore  et  bien 
dit,  pouvait  agir  sur  les  hommes;  caries  pensées  morales 
ont  dans  leur  nouveauté  un  net  relief  qui  les  imprime 
plus  profondément  dans  les  âmes'.  »  Les  Romains,  à 
leur  tour,  empruntèrent  aux  Grecs  ces  traités,  et  ne 
firent  souvent  que  les  traduire.  Cicéron  lui-même,  après 
la  mort  de  sa  fille,  composa  pour  son  propre  usage  un 
Traité  de  Consolation,  où  il  avait,  disait-il,  entassé 
pour  un  seul  deuil  les  arguments  de  toutes  les  écoles 
philosophiques  de  la  Grèce'*.  Il  n'est  donc  pas  étonnant 
que  Sénèque,  après  lui,  ait  été  tenté  de  s'essayer  dans  un 


1.  Tuscîilanes,  111,34. 
■2.  Académiques,  II,  44. 

3.  C.  Martha,  Études  morales  sur   l'antiquité,   cliap.   m.  Tout 
serait  à  citer  dans  ce  chapitre  excellent. 

4.  Ad  Atlicum,  Xll,  14;  Tusculanes,  111,  31. 


SÉNÈQUE   LE   PHILOSOPHE.  81 

genre  qui  convenait  si  bien  à  la  nature  de  son  génie. 
Orateur  et  philosophe,  élevé  par  des  maîtres  dont  on 
ne  saurait  dire  s'ils  étaient  plus  philosophes  qu'orateurs, 
ou  plus  orateurs  que  philosophes,  il  était  merveilleuse- 
ment préparé  à  traiter  ces  œuvres  d'un  caractère  mixte, 
où  il  pouvait  développer  à  son  aise  les  grandes  vérités 
de  la  philosophie,  en  les  revêtant  de  toutes  les  grâces  et 
de  tous  les  ornements  de  son  éloquence.  Il  ne  fallait 
plus  qu'une  occasion. 

La  Consolation  à  Marcia  a  été  composée  au  commen- 
cement du  règne  de  Caligula,  à  l'époque  où  ce  prince 
était  encore  «  les  délices  de  Rome  »,  et,  par  esprit  de 
réaction  plutôt  que  par  amour  de  la  liberté,  rendait 
des  arrêts  contraires  aux  décisions  de  son  prédécesseur. 
Une  des  mesures  de  Tibère  qui  avait  le  plus  ému  l'opi- 
nion publique,  était  la  sentence  rendue  contre  les  livres 
d'histoire  de  Cremutius  Cordus,  condamnés  à  être  brûlés 
sur  le  forum,  parce  que  l'auteur  avait  fait  l'éloge  de 
Brutus,  et  appelé  Cassius  le  dernier  des  Romains.  Les 
circonstances  du  procès  avaient  encore  passionné  les 
esprits.  Cremutius,  au  lieu  de  céder  à  l'orage,  s'était 
rendu  au  sénat,  y  avait  tenu  tête  aux  délateurs,  S.Secun- 
dus  et  P.  Natta,  qui  l'accusaient,  et  avait  revendiqué 
courageusement  les  droits  de  la  pensée  et  de  l'histoire, 
dans  un  discours  que  Tacite  aurait  dû  conserver  intégra- 
lement au  lieu  de  le  refaire'.  Rentré  chez  lui,  sans 
attendre  la  décision  du  sénat,  il  voulait  se  donner  la 
mort.  Mais  sa  fille  Marcia  veillait  sur  lui.  Il  trompa  sa 
vigilance,  en  feignant  de  manger  et  en  faisant  disparaî- 
tre tous  les  aliments.  «  Au  bout  de  quatre  jours,  sentant 
ses  forces  le  trahir,  il  embrassa  sa  fille  en  lui  disant  : 

1.  Annales,  IV,  35   36. 

H,  —6 


82  CHAPITRE  XV. 

«  Ma  fille  chérie,  apprends  la  seule  chose  que  je  t'aie 
jamais  cachée  :  je  suis  entré  dans  le  chemin  de  la  mort, 
et  je  l'ai  déjà  à  moitié  franchi  :  ne  me  retiens  pas,  tu 
ne  le  dois  ni  tu  ne  le  peux.  «Puis  il  ordonna  qu'on  empor- 
tât toute  lumière  et  s'ensevelit  dans  les  ténèbres.  Sa 
résolution  connue,  ce  fut  une  joie  publique,  publica 
voluptas^  de  levoirparunemortvolontaire,  échapper  àla 
gueule  de  ces  loups  avides.  Cependant  les  délateurs,  à 
l'instigation  de  Séjan,  assiègent  le  tribunal  des  consuls; 
on  se  hâte,  mais,  pendant  qu'on  délibère,  Cremutius 
s'était  absous  lui-même  et  leur  avait  échappé'  ». 

Ces  épisodes  dramatiques  n'étaientpas  encore  oubliés, 
lorsque  la  décision  de  Caligula  permit  aux  livres  de 
Cremutius  Cordus  de  reparaître.  On  les  croyait  perdus, 
mais  Marcia,  comme  on  l'a  vu  au  chapitre  précédent, 
en  avait  courageusement  conservé  un  exemplaire  ;  et 
elle  exhuma  elle-même  l'œuvre  de  son  père,  aux  applau- 
dissements du  public.  Les  stoïciens  surtout,  qui  consi- 
déraient Cremutius  comme  leur  chef,  accueillirent  avec 
enthousiasme  la  résurrection  de  son  œuvre,  pendant 
que  tout  ce  qu'il  y  avait  à  Rome  d'esprits  généreux  oppri- 
més sous  le  long  règne  de  Tibère,  se  réjouissait  de  ce 
retour  aux  idées  libérales,  et,  dans  son  illusion,  voyait 
déjà  poindre  l'aurore  d'une  ère  de  félicité. 

C'est  àla  fille  de  Cremutius  Cordus,  à  Marcia,  qui  déplo- 
rait la  mort  d'un  fils,  que  Sénèque  adresse  un  discours  de 
consolation.  Il  voulait,  sans  doute,  mettre  le  sceau  à  sa 
réputation  d'orateur  et  de  philosophe,  en  envoyant  à  la 
femme  qui  jouissait  en  ce  moment  de  la  faveur  publique, 
une   éloquente  allocution,  où  il  pourrait  exprimer  en 

1.  Ad  Marciam,  22. 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  83 

phrases  élégantes  les  maximes  morales  chères  aux 
stoïciens,  et  faire  admirer  en  même  temps  des  gens 
étrangers  à  la  philosophie  les  grâces  fleuries  et  les 
savantes  antithèses  de  son  style.  Il  est  difficile,  en  effet, 
d'admettre  qu'il  n'y  ait  pas  eu,  de  la  part  de  Sénèque, 
dans  le  choix  de  son  sujet,  quelque  mobile  intéressé. 
Quoiqu'il  fût  d'usage,  dans  les  écrits  consolai oir es, 
d'attendre  que  les  premiers  transports  de  la  douleur  fus- 
sent un  peu  calmés,  afin  que  l'esprit,  moins  accablé, 
pût  mieux  accueillir  les  conseils  et  les  admonestations 
des  amis,  il  y  avait  déjà  trois  ans  que  le  fils  de  Marcia 
était  mort.  Sans  doute,  Metilius  était  jeune,  beau,  et  si 
tendrement  uni  à  sa  mère  que,  pour  ne  pas  la  quitter,  il 
n'avait  pas  voulu  porter  les  armes.  Sa  conduite  était  si 
exemplaire  que,  presque  enfant,  il  avait  été  revêtu  du 
sacerdoce.  Mais  il  n'était  pas  le  seul  enfant  de  Marcia.  Si 
les  deux  fils  de  celle-ci  étaient  morts,  il  lui  restait  encore 
deux  filles  vivantes  qui  avaient  elles-mêmes  des  enfants. 
Ce  Metilius,  l'objet  de  ses  préférences,  était  marié  aussi 
et  laissait  deux  filles  qui  comblaient  le  vide  de  sa  maison. 
Bien  que  le  cœur  maternel  ait  ses  mystères,  il  est  peu 
probable  qu'au  bout  de  trois  années,  entourée  de  tant 
d'enfants  et  de  petits-enfants,  Marcia  fût  livrée  à  une 
douleur  si  profonde  qu'elle  eût  besoin  de  l'éloquence  de 
Sénèque  pour  se  consoler. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Sénèque  l'entreprend.  Son  discours 
consolatoire  est  d'une  assez  grande  étendue.  Il  renferme 
toutes  les  idées  générales  usitées  en  pareille  circons- 
tance :  les  jeux  cruels  de  la  fortune,  la  brièveté  de  la  vie 
même  la  plus  longue,  la  nécessité  de  la  mort  pour  tous 
les  êtres  et  pour  le  monde  physique  lui-même,  etc.  Mais 
ces  vérités  banales  sont  présentées  avec  tant  de  variété 


84  CHAPTIRE  XV. 

et  d'éloquence  qu'elles  prennent  sous  sa  plume  une 
forme  nouvelle,  et  que,  si  elles  ne  produisent  pas  la  rési- 
gnation qu'il  voudrait  inspirer,  elles  provoquent  l'ad- 
miration pour  son  génie  souple  et  fécond. 

Sénèque  annonce  qu'il  suivra,  dans  sa  consolation,  un 
plan  nouveau.  On  commence,  d'ordinaire,  ces  sortes  d'é- 
crits par  les  préceptes,  et  l'on  termine  par  des  exemples. 
Pour  lui,  il  fera  le  contraire'.  Il  le  prétend,  du  moins,  car  il 
mêle  constamment  aux  exemples  qu'il  cite  les  réflexions 
quïls  lui  suggèrent.  Il  rappelle  d'abord  les  femmes 
illustres  qui  ont  perdu  leurs  fils.  Il  oppose  l'une  à 
l'autre  Octavie,  sœur  d'Auguste,  qui  ne  s'est  pas  consolée 
de  la  perte  de  Marcellus,  et  Livie,  qui  s'est  remise  de  la 
mort  de  son  fils  Drusus.  Mais  Livie  avait  auprès  d'elle 
le  philosophe  stoïcien  Areus.  Sénèque  aussitôt  refait 
les  discours  qu'Areus  a  dû  adresser  à  Livie,  et  exhorte 
Marcia  à  suivre,  comme  elle,  les  leçons  de  la  philosophie 
et  à  calmer  sa  douleur.  Il  énumère  ensuite,  avec  force 
détails,  les  deuils  qui  ont  frappé  Auguste,  Tibère, 
Cornélie,  mère  des  Gracques,  et  tant  d'autres. 

Si  certain  passage  est  étrange,  lorsqu'il  invite  Marcia  à 
prendre  exemple  sur  les  femelles  des  animaux  qui  se  con- 
solent bientôt  de  la  perte  de  leurs  petits,  d'autres  con- 
tiennent de  grandes  beautés,  et  rappellent,  plus  d'une 
fois,  les  enseignements  du  christianisme.  «  Née  mortelle, 
tu  as  enfanté  des  mortels.  Être  corruptible  et  périssable, 
soumis  à  tant  d'accidents  et  à  tant  de  maladies,  avais- 
tu  donc  espéré  qu'une  substance  si  frêle  avait  engendré 
un  être  fort  et  éternel?  Ton  fils  est  mort,  c'est-à-dire  il 
a  touché  le  terme  vers  lequel  se  hâte  tout  ce  que  tu 
regardes  comme  plus  heureux  que  le  fruit  de  tes 
entrailles.  C'est  là  que  toute  cette  multitude  qui  plaide 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  85 

au  forum,  s'assoit  au  théâtre,  prie  dans  les  temples, 
c'est  là  qu'elle  s'achemine  d'un  pas  inégal.  Et  ceux  que 
tu  adores  et  ceux  que  tu  méprises,  une  même  cendre  les 
fera  égaux.  N'est-ce  pas  cette  leçon  que  te  donne  l'oracle 
Pythien  ente  disant  :  Connais-toi'  ?  » 

La  seconde  partie,  où  Sénèque  prétend  donner  des 
préceptes  et  des  consolations  proprement  dites,  est 
remplie  de  pages  très  belles  et  vraiment  éloquentes.  Il 
laisse  de  côté  les  arguments  et  les  exemples  usités  dans 
CCS  sortes  d'ouvrages,  et  s'élève  à  des  considérations 
plus  hautes.  II  n'abandonne  pas  les  doctrines  stoïciennes, 
mais  il  les  renouvelle,  et  les  rajeunit  par  les  ressources 
inépuisables  et  l'éclat  de  son  style:  «  0  ignorants  de  leur 
malheur,  s'écrie-t-il,  ceux  qui  ne  vantent  pas  la  mort 
comme  la  plus  belle  invention  de  la  nature!  Soit  qu'elle 
achève  notre  bonheur,  soit  qu'elle  écarte  l'infortune, 
soit  qu'elle  mette  fm  à  la  satiété  ou  à  la  lassitude  d'un 
vieillard,  soit  qu'elle  moissonne  la  jeunesse  dans  la 
pleine  fleur  de  ses  espérances,  soit  qu'elle  rappelle 
l'enfance  avant  que  la  route  soit  plus  pénible,  la  mort 
est  un  terme  pour  tous,  un  remède  pour  beaucoup,  un 
voeu  pour  quelques-uns,  et  ne  mérite  mieux  de  personne 
que  de  ceux  qu'elle  vienttrouver  avant  qu'ils  l'invoquent. 
C'est  elle  qui  affranchit  l'esclave  malgré  le  maître,  c'est 
elle  qui  brise  les  chaînes  des  captifs....  C'est  elle  qui 
fait  que  ce  n'est  pas  un  supplice  de  naître,  que  je  ne 
succombe  pas  aux  menaces'  du  sort,  que  je  conserve 
une  âme  intacte  et  maîtresse  d'elle-même.  J'ai  un  port 
pour  aborder-.  » 

Sans  doute,  les  idées  que  Sénèque  vient  d'exprimer 

1.  Ad  Marciam,  11. 

2.  Ibid.,  20. 


86  CHAPITRE  XV. 

sont  familières  aux  stoïciens.  Mais  il  y  insiste,  et  à  force 
de  creuser  ces  pensées  sur  la  mort,  il  en  tire  des  con- 
clusions inattendues.  L'on  se  demande  même  parfois  si 
c'estunpaïen  quiparle,  etnon  quelque  disciple  de  Massil- 
lon.  «  Tu  n'as  perdu,  dit-il  à  Marcia,  que  l'image  de  ton 
fils,  et  une  image  peu  ressemblante.  Quant  à  lui,  désor- 
mais éternel,  en  possession  d'un  état  meilleur,  dépouillé 
de  fardeaux  étrangers,  il  est  tout  à  lui-même.  Ces  os 
que  tu  vois  entourés  de  muscles,  cette  peau  qui  les 
recouvre,  ce  visage,  ces  mains  ministres  du  corps,  cette 
enveloppe  extérieure,  ne  sont  pour  l'àme  qu'entraves  et 
ténèbres.  L'âme  en  est  accablée,  obscurcie,  souillée  ; 
voilà  ce  qui  l'entraîne  loin  du  vrai,  loin  d'elle-même, 
voilà  ce  qui  la  plonge  dans  l'erreur.  Toutes  ses  luttes 
sont  contre  cette  chair  qui  lui  pèse,  qui  voudrait  l'en- 
chaîner et  l'abattre.  Elle  cherche  à  s'élever  là  d'où  elle 
est  descendue;  c'est  laque  l'attend  le  repos  éternel,  c'est 
là  qu'après  être  sortie  des  régions  obscures  et  grossiè- 
res, elle  ira  contempler  les  espaces  purs  et  lumineux*.  » 
En  morale,  Sénèque  est  éclectique.  Il  s'adresse  d'abord 
à  Zenon,  mais  il  ne  néglige  ni  Épicure  ni  aucune  doc- 
trine philosophique.  Aussi,  après  qu'il  a  conduit  le  fils 
de  Marcia  dans  les  régions  célestes,  ne  s'étonne-t-on 
pas  de  le  voir  emprunter  des  développements,  soit  au 
Songe  de  Scipion  de  Cicéron,  soit  à  la  peinture  que 
Virgile  fait  des  Champs  Élysées.  A  l'exemple  de  Scipion 
l'Africain  faisant  les  honneurs  du  ciel  à  son  petit-fils, 
Scipion  Émilien,  Cremutius  Gordus  reçoit  à  son  arrivée 
son  petit-fils  Metilius  :  «  Là  ton  père,  Marcia,  quoique 
chacun  y  soit  le  parent  de  tous,  se  consacre  à  son  petit- 

1.  Ad  Marciam,  24. 


SÉNÉQUE  LE  PHILOSOPHE.  87 

fils  tout  ravi  de  ces  clartés  nouvelles,  il  lui  explique  la 
marche  des  astres  qui  l'entourent  ;  puis,  non  par  des 
conjectures  mais  par  la  connaissance  de  la  vérité,  il 
l'initie  de  lui-même  aux  mystères  de  la  nature.  De 
même  que  c'est  un  charme  pour  l'étranger  de  parcourir 
avec  son  hôte  les  détours  d'une  ville  inconnue,  c'en  est 
un  pour  ton  fils  d'interroger  sur  les  causes  célestes  un 
interprète  de  sa  famille.  Il  aime  à  plonger  sa  vue  sur 
les  profondeurs  de  la  terre  ;  il  se  plaît  à  regarder  d'en 
haut  les  choses  qu'il  a  quittées.  Ainsi  donc,  Marcia, 
conduis-toi  comme  placée  sous  les  yeux  de  ton  père  et  de 
ton  fils*.  » 

Enfin,  dans  une  péroraison  éloquente,  Sénèque 
fait  intervenir  Cremutius  Cordus  s'adressant  à  sa 
fille  du  haut  de  la  voûte  céleste,  et  lui  répétant  les 
mêmes  consolations.  Il  vante  à  Marcia  le  bonheur  dont 
jouissent  et  jouiront  les  élus  jusqu'à  la  fin  du  monde, 
c'est-à-dire  jusqu'au  jour  où,  suivant  la  croyance  antique, 
tout  périra  pour  renaître  et  recommencer  une  nouvelle 
vie.  Son  discours  se  termine  par  cette  phrase  et  cette 
idée  admirables  :  «  Et  nous  aussi,  âmes  bienheureuses, 
en  possession  de  l'éternité,  quand  il  plaira  à  Dieu 
d'accomplir  ces  nouvelles  révolutions,  au  milieu  de 
l'universel  ébranlement,  nous-mêmes,  débris  chétifs  de 
cette  grande  ruine,  nous  irons  nous  confondre  dans  les 
antiques  éléments.  Heureux  ton  fils,  ô  Marcia,  qui  déjà 
connaît  ces  mystères  ^  !  » 

Telles  sont  les  idées  principales  développées  dans 
cette  Consolation  qui  arrache  à  Diderot  des  cris  d'admi- 
ration dans  son  Essai  sur  Sénèque.  Si  l'on  n'est  pas  tou- 

1.  Ad  Marciam,  25. 

2.  Ibid.,  26. 


88  CHAPITRE  XV. 

jours  de  l'avis  de  l'encyclopédiste,  si  l'on  ne  peut  pas 
partager  surtout  l'enthousiasme  qu'il  éprouve  pour  une 
comparaison  faite  par  Sénèque  entre  un  voyage  entre- 
pris sur  une  terre  inconnue  et  le  voyage  de  la  vie,  com- 
paraison ingénieuse,  mais  prolongée  outre  mesure,  il 
est  incontestable,  qu'étant  donné  le  genre  de  ces  disser- 
tations oratoires,  Sénèque  en  a  tiré  le  parti  le  plus  élo- 
quent. Il  offre  ici  la  réunion  de  toutes  les  qualités  de  son 
style,  éclat,  fécondité,  ressources  infinies,  que  ses  con- 
temporains admiraient,  et  il  présente  moins  de  défauts 
que  partout  ailleurs.  Lagravité  du  sujet  le  retient,  et  il 
est  plus  sobre  de  ces  antithèses  ingénieuses,  où  trop  sou- 
vent, au  risque  d'altérer  sa  pensée,  il  se  plaît  à  faire  ad- 
mirer son  esprit.  La  Co/îso/aiton  à  Marda  est  la  première 
en  date  des  œuvres  de  ce  genre  que  Sénèque  a  composées, 
c'est  aussi  la  plus  belle.  Les  suivantes,  malgré  leurs 
beautés,  n'en  seront  que  la  reproduction  abrégée  et 
parfois  affaiblie. 

Il  y  avait  trois  ans,  l'an  M,  que  Sénèque  vivait  exilé 
en  Corse.  Il  avait  occupé  d'abord  ses  loisirs  forcés  à 
composer  des  vers  et  à  écrire  quelques-unes  de  ses  tra- 
gédies. Il  se  lassa  d'attendre.  Longtemps  il  avait  espéré 
que  la  haine  de  Messaline  contre  lui  s'apaiserait,  que  de 
puissantes  influences  interviendraieni  en  sa  faveur,  et 
qu'il  finirait  par  obtenir  de  rentrer  en  Italie.  Mais  la 
grâce  se  faisait  désirer  ;  l'exilé  était  oublié.  Sénèque 
voulut  ramener  sur  lui  l'attention  et  seconder,  par  un 
écrit  d'un  genre  nouveau,  les  démarches  que  ses  amis 
pouvaient  tenter.  Il  écrivit  une  Consolation  à  sa  mère 
Helvia  sur  son  exil. 

Ce   qui    était    nouveau  dans    cette    œuvre,    c'était 


SÉNÈQUE   LE  PHILOSOPHE.  89 

de  voir  l'exilé,  celui  que  l'on  pleurait  composer  une 
Consolation,  et  l'adresser  à  ceux  mêmes  qui  se  la- 
mentaient sur  son  malheur.  «  En  vain,  dit  Sénèque, 
je  relevais  les  œuvres  écrites  par  les  génies  les  plus 
éminents  pour  maitriser  et  corriger  la  tristesse,  je 
ne  trouvais  pas  d'exemple  d'un  homme  qui  eût  consolé 
les  siens,  lorsque  c'était  sur  lui-même  que  ceux-ci 
pleuraient  ' .  »  Mais  c'était  moins  le  désir  d'être  original 
qui  inspirait  Sénèque  que  l'espoir  d'attirer  la  commisé- 
ration sur  son  sort.  En  effet,  cette  Consolation  ne  sort 
pas  du  cadre  consacré.  Ce  sont  les  mêmes  vérités  géné- 
rales qu'on  a  rencontrées  dans  l'écrit  à  Marcia,  ce  sont 
les  mêmes  exemples,  quelquefois  les  mêmes  expressions 
reproduites  par  Sénèque  avec  moins  d'ampleur  et  de 
développement,  pour  n'avoir  pas  l'air  de  se  répéter. 

Helvia,  cependant,  s'était  trouvée  dans  une  situation 
particulièrement  douloureuse,  quand  Sénèque  avait  dû 
partir  pour  l'exil.  Elle  s'était  rendue  en  Espagne  pour 
administrer  le  riche  patrimoine  de  ses  enfants,  et  elle  y 
avait  vu  mourir  entre  ses  bras  le  plus  jeune  des  fils  de 
Sénèque.  Ce  deuil,  ajouté  à  la  perte  d'autres  membres 
de  sa  famille,  l'avait  décidée  à  revenir  en  Italie  pour  y 
chercher  des  consolations  au  milieu  des  siens.  Vingt 
jours  après  la  mort  de  son  petit-fds,  elle  se  mettait  en 
route,  et  trois  jours  après  son  arrivée  à  Rome,  elle  voyait 
sonfilsde  prédilection  arraché  de  sa  demeure,  condamné 
à  partir  sur-le-champ  pour  la  Corse,  cette  île  peu  connue, 
mal  renommée,  où  l'on  déportait  les  criminels  vulgaires. 

Un  écrivain  moderne,  ce  semble,  aurait  tiréparti  de  ces 

1.  Ad  Helviam,  1:  Sénèque  oublie  la  Consolation  que  Cicéron 
avait  composée  pour  se  consoler  lui-même  de  la  mort  de  Tullia, 
sa  fille. 


90  CHAPITRE  XV. 

circonstances  dramatiques  :  il  aurait  représenté  la  mère 
calme  et  souriante,  au  milieu  de  ses  trois  fils  et  de  ses 
petits-enfants  ;  puis  Tarrivée  subite  du  messager  impé- 
rial, et  Sénèque  se  détachant  avec  peine  des  étreintes  de 
son  fils  Marcus,  pour  lequel  il  éprouvait  une  vive  ten- 
dresse, et  laissant  abîmées  dans  leur  désespoir  etsamère 
Helvia,  et  sa  nièce  Novatilla  qu'il  aimait  chèrement,  et 
sa  tante  qui  lavait  élevé  et  qui  lui  avait  ouvert 
la  route  des  honneurs.  Après  avoir  renouvelé  les 
larmes  de  sa  mère  par  le  souvenir  de  cette  séparation 
déchirante,  il  les  aurait  séchées  en  étalant  un  courage 
et  une  résignation  qu'il  n'avait  peut-être  pas.  Mais  non, 
la  raideur  stoïcienne  s'interdit  ces  scènes  de  sensibilité 
féminine,  de  pathétique  vulgaire.  C'est  à  la  philosophie 
seule  qu'il  convient  d'emprunter  des  consolations  dignes 
d'un  philosophe.  Sans  doute,  c'est  l'écrit  même  de 
Sénèque  qui  nous  a  fourni  ces  détails  sur  les  membres 
de  sa  famille  qui  l'entouraient  au  moment  de  sa  disgrâce. 
Mais  ils  se  trouvent  çà  et  là  dans  la  Consolation,  ils  y 
sont  glissés,  et  en  quelque  sorte  perdus  au  milieu  des 
généralités.  Dans  ce  retour  de  Marcia  après  une  longue 
absence,  dans  sa  présence  à  cette  scène  de  séparation, 
Sénèque  ne  voit  qu'une  circonstance  presque  heureuse  : 
elle  était  habituée  depuis  longtemps  à  être  loin  de  son 
fils! 

kudéhui  delà,  Consolation,  Sénèque  commence  à  rap- 
peler à  sa  mère  toutes  les  épreuves  par  lesquelles  elle  a 
passé  ;  tous  les  deuils  qu'elle  a  eu  à  supporter  et  dont 
le  plus  terrible  est  l'exil  de  son  fils.  Mais  comme  elle  a 
fortifié  son  esprit  par  la  lecture  des  livres  des  philoso- 
phes, par  ses  entretiens  avec  son  fils  dont  elle  était  in- 
satiable, et  que  Sénèque  rappelle,  malgré  lui  sans  doute. 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  91 

en  quelques  mots  émus,  il  lui  adresse  des  consolations 
viriles.  Sénèque  a  eu,  il  est  vrai,  ricliesses,  honneurs, 
gloire  ',  mais  il  n'est  pas  malheureux,  il  ne  peut  pas 
l'être.  Le  sage  tire  son  bonheur  de  lui-même.  Qu'est-ce 
que  l'exil?  un  changementde  lieu.  Mais  tout  dans  l'uni- 
vers change  de  place,  choses  et  gens,  depuis  les  astres, 
depuis  les  hordes  des  barbares  jusqu'aux  simples  parti- 
culiers. En  Corse  même  il  y  aplus  d'étrangers  que  d'indi- 
gènes. Qu'est-ce  que  la  pauvreté  ?  le  sage  a  besoin  de  si  peu 
de  chose  pour  sa  nourriture  et  ses  vêtements.  Il  cite  alors 
l'exemple  de  pauvres  illustres,  Regulus,  Scipion,  Mene- 
nius  Agrippa  et  tant  d'autres.  Il  y  a,  dit-on,  l'ignomnie? 
Mais  l'ignominie  est  dans  le  mal,  et  non  dans  le  châti- 
ment. Il  n'y  a  pas  d'ignominie  là  où  il  n'y  a  pas  faute. 
Socrate,  Aristide  n'ont-ils  pas  été  condamnés  ?  Le  sage 
abattu  ressemble  à  un  sanctuaire  renversé  :  on  foule  du 
pied  les  débris,  mais  on  les  vénère  comme  augustes  et 
sacrés  '. 

Ces  idées  ne  manquent  pas  de  grandeur.  Sénèque  les 
reprend, les  explique,  les  commente  avec  plus  ou  moins 
de  force  et  d'éloquence.  11  termine  par  ces  mots  où  l'on 
peut  croire  qu'en  fils  dévoué  il  cherche  à  tromper  Hel- 
via  sur  ses  véritables  sentiments,  mais  qui  n'entraînent  pas 
la  conviction.  «  Voici  l'idée  que  tu  dois  te  faire  de  moi  : 
je  suiscontentet  joyeux  comme  dans  les  meilleurs  jours; 
or  les  meilleurs  jours  sont  ceux  où  l'àme,  libre  de  toute 
préoccupation,  se  livre  à  ses  travaux  habituels,  tantôt 
trouve  plaisir  à  des  études  plus  légères  (allusions  à  ses 
poésies),  tantôt  se  tourne  à  la  contemplation  de  sa  na- 

1.  Ad  Helviam,  13,  14. 

2.  Ibid.,  15,  5. 

3.  Ibid.,  12. 


92  CHAPITRE  XV. 

tiire  el  de  la  nature  de  l'univers,  et  se  redresse  avide  de 
la  vérité  '.  » 

Moins  brillante,  moins  éloquente  que  la  Consola- 
tion à  Marcia,  l'ouvrage  adressé  à  Helvia  est  encore 
une  œuvre  de  grand  mérite.  L'auteur  ne  voulait  pas 
répéter  ce  qu'il  avait  déjà  dit.  Quoiqu'il  semblât  avoir 
épuisé  le  thème  ordinaire  des  discours  consolatoires,  il 
a  réussi,  cependant,  à  force  de  souplesse,  à  reprendre 
quelques-uns  des  mêmes  arguments,  sans  avoir  lair  de 
se  copier  lui-même.  S'il  n'a  pas  évité  toutes  les  redites, 
il  a  composé  un  écrit  réellement  remarquable,  et  dont 
le  plus  grand  défaut  est  d'être  venu  le  second. 

On  n'en  peut  pas  dire  autant  de  la  Consolation  à  Po- 
l}/he,  écrite  probablement  une  année  après  la  Consolation 
à  Helvia,  et  dont  le  ton  contraste  si  étrangement  avec 
les  discours  précédents  et  les  autres  œuvres  de  Sénèque, 
que  l'on  a  plus  d'une  fois  contesté  son  authenticité.  Plus 
que  tous  les  autres,  Diderot  s'emporte  en  fureurs  co- 
miques contre  ceux  qui  attribuent  à  Sénèque  cette  dis- 
sertation plate  et  indigne  de  lui.  Forcé  d'admettre  qu'il 
l'a  écrite,  il  veut  y  voir  une  satire  de  Polybe  et  de  l'em- 
pereur Claude,  une  sorte  de  préface  à  VApokolokynlose. 
Mais  nonobstant  l'indignation  de  Diderot,  l'œuvre  est 
de  Sénèque  ;  ce  n'est  pas  une  satire,  c'est  une  humble 
requête  à  un  affranchi  tout-puissant  :  on  peut  en  re- 
gretter le  ton,  mais  elle  ne  mérite,  cependant,  ni  tant 
de  colères  ni  tant  d'injures.  Qu'on  n'oublie  pas  qu'elle 
a  été  écrite  en  Corse,  qu'on  se  rappelle  surtout  le  rôle 
des  affranchis  de   Claude,  et  le  pouvoir  absolu   dont 

1.  Ad  Heiviam,  17. 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  93 

ils  étaient  investis.  Si  Sénèque  manque  de  dignité  en 
invoquant  l'appui  de  Polybe,  on  peut  en  dire  autant 
du  comte  de  Bussy-Rabutin  et  de  tous  les  nobles  qui  vi- 
vaient, par  ordre,  loin  de  Versailles.  Ils  ne  se  faisaient 
pas  faute  d'implorer  le  crédit  de  gens  qui  n'étaient 
pas  nés,  mais  qui  pouvaient  mettre  fin  à  leur  disgrâce. 
Le  duc  de  Saint-Simon  aurait  cru  s'abaisser  en  s'adres- 
sant  à  un  ministre  de  Louis  XIV,  qui  n'eût  pas  été  gen- 
tilhomme, mais  il  n'a  jamais  souffert  les  tortures  de 
l'exil. 

En  effet,  l'exil  en  se  prolongeant,  devient  la  plus  ter- 
rible des  peines,  même  de  notre  temps,  où  les  lettres,  les 
journaux,  les  moyens  de  communication  de  toute  sorte, 
replacent  en  quelque  sorte  le  banni  au  milieu  des  siens, 
le  font  vivre  avec  eux,  et  lui  fontrespirer,  pour  ainsi  dire, 
l'air  de  la  patrie.  Dans  l'antiquité,  il  était  plus  terrible. 
Les  communications  étaient  difficiles,  les  lettres  arri- 
vaient à  de  longs  intervalles,  quand  elles  ne  se  perdaient 
pas  en  route  ;  à  peine  si  quelques  amis,  affrontant  les 
délateurs,  osaient  échanger  avec  l'exilé  des  correspon- 
dances dont  la  prudence  avait  banni  tout  véritable 
épanchement.  On  ne  savait  même  pas  si  l'on  devait  se  ré- 
jouir ou  s'effrayer  de  l'arrivée,  sur  le  rocher  inhospita- 
lier, d'un  vaisseau  venant  de  l'Italie.  Il  pouvait  apporter 
un  message  heureux,  mais  il  pouvait  aussi  amener 
un  centurion  et  des  soldats  chargés  d'exécuter  une  sen- 
tence plus  rigoureuse  et  de  mettre  à  mort  le  proscrit 
qui  se  croyait  à  moitié  pardonné  *.  Les  biens  de  l'exilé 
étaient  confisqués  ou  mis  sous  le  séquestre.  Inconnu  des 
peuples  au  milieu  desquels  il  séjournait,  il  souffrait  de 

1.  Ad  Polybium,  32. 


94  CHAPITRE  XV. 

la  misère  et  des  rigueurs  d'un  climat  contre  lequel  il  ne 
pouvait  se  défendre.  Qu'on  se  rappelle  les  Tristes  et 
les  Politiques  d'Ovide,  et  Ton  se  fera  une  idée  exacte 
des  sentiments  par  lesquels  Sénèque  passa  successi- 
vement, la  fermeté  d'abord,  puis  la  résignation,  enfin 
le  désespoir,  et  l'on  sentira  plus  d'indulgence  pour  sa 
conduite. 

La  Consolation  à  Helvia  n'avait  pas  produit  l'efifet  es- 
péré. Sénèque  s'aigrit:  il  oublia  ces  travaux  qu'il  vantait 
tout  à  l'heure  à  sa  mère,  il  descendit  de  ces  régions  se- 
reines oti  il  voulait  planer  avec  le  sage  de  Lucrèce,  il 
regarda  autour  de  lui  sur  la  terre,  il  se  vit  en  Corse  et  la 
maudit.  C'est  à  l'époque  de  cette  crise  qu'il  convient  de 
placer  ces  épigrammes  médiocres  contre  la  Corse  qu'on 
lit  dans  ses  œuvres.  Nul  doute  qu'elle  ne  fût  un  triste  sé- 
jour pour  l'exilé,  mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  sou- 
rire, en  l'entendant  reprocher  à  la  Corse  d'être  absolu- 
ment stérile  et  de  ne  rien  produire.  «  L'automne  n'y  a 
point  de  fruits;  l'été  point  de  moissons;  l'hiver  point 
d'olives  ;  le  printemps  point  de  feuilles,  et  aucune  herbe 
ne  pousse  sur  ce  sol  désolé  :  il  n'y  a  ni  pain  à  manger, 
ni  eau  à  boire,  il  n'y  a  que  deux  choses,  l'exil  et  un 
exilé.  »  On  se  demande  alors  comment  Sénèque  et  les 
habitants  de  la  Corse  pouvaient  y  vivre. 

A  ce  moment  psychologique,  Sénèque  apprend  que  Po- 
lybe,  l'afiFranchi  deClaude,  leplus  cher  à  l'empereur  après 
Narcisse,  a  perdu  son  frère.  Polybe  était  un  lettré.  Ilavait 
gagné  les  bonnes  grâces  de  son  maître  en  l'aidant  dans  ses 
travaux  littéraires.  Il  avait  lui-même  traduit  les  poèmes 
de  Virgile  en  prose  grecque.  Il  avait  également  traduit 
ou  développé  en  latin  les  apologues  d'Ésope,  ce  qui  était 
encore  une  \\o\xsQdM\é,Intentatum  Romanis  ingeniis  opus, 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  95 

dit  Sénèque  '.  Il  dominait  son  faible  maître,  et  ne  le  res- 
pectait pas  toujours  même  en  public.  Un  jour,  au  théâtre, 
un  acteur  ayant  prononcé  un  vers  qui  disait  :  «  Insup- 
portable est  le  marchand  d'étrivières  que  la  Fortune  a 
élevé  »,  le  public  sembla  lui  en  faire  l'application.  Polybe 
répliqua  à  haute  voix  :  «  Le  même  poète  a  dit  aussi:  «  On 
«a  vu  devenir  rois  des  gens  qui  auparavant  étaient  bou- 
«  viers  ^.  »  Claude  ne  châtia  pas  son  impudence.  Il  est 
vrai  que  Polybe  était  à  ce  moment  l'amant  de  Messaline 
et  soutenu  par  elle.  Il  était  tout-puissant  et  semblait 
devoir  l'être  toujours.  Sénèque  entreprendra  donc  de 
consoler  Polybe  de  la  mort  de  son  frère.  Il  y  a  déjà 
quelque  temps  que  ce  frère  est  mort,  car  les  nouvelles 
n'arrivent  que  tard  en  Corse.  Qu'importe  !  Polybe  aura 
peut-être  oublié  la  perte  qu'il  a  faite,  mais  il  aura 
pitié  de  l'exilé  et  s'entremettra  pour  obtenir  son 
rappel  ! 

La  première  partie  de  la  Consolation  à  Polype  a  péri. 
C'est  une  lacune  qui  n'est  pas  très  regrettable.  Ces  pages 
devaient  contenir  les  mêmes  généralités  que  les  Conso- 
lations précédentes,  puisque,  dans  la  partie  qui  nous 
reste  et  qui  concerne  plus  directement  Polybe,  on  trouve 
encore  des  souvenirs,  des  imitations  empruntées  aux 
discours  adressés  à  Marcia  et  à  Helvia.  Ce  sont  les 
mêmes  vérités  philosophiques,  où  l'on  rencontre  par- 
fois des  percées  élevées  sur  les  grandes  positions  qui 
sont  un  grand  esclavage  ^  ;  sur  le  bonheur  des  morts 

1.  Ad  Polijbium,  27.  Phèdre  n'est  nommé  ni  par  Sénèque  ni  par 
Quintilien  ;  il  semble  n'avoir  pas  été  connu  d'eux.  On  croit  que 
ses  œuvres  n'ont  été  publiées  qu'après  la  mort  de  Tibère  et  encore 
d'une  manière  incomplète. 

2.  Dion  Cassius,  XI,  29. 

3.  Ad  Polybium,  26. 


96  CHAPITRE   XV. 

dans  les  régions  des  bienheureux,  tableau  qu'il  avait 
déjà  tracé  avec  des  couleurs  plus  vives  et  plus  naturelles 
dans  la  Consolation  à  Marcia^.  Mais  on  a  hâte  de  quitter 
ces  exemples  de  morts,  de  disgrâces  supportées  coura- 
geusement pour  arriver  à  ce  qui  est  le  caractère  propre 
de  la  nouvelle  composition,  aux  adulations  prodiguées 
par  Sénèque  à  Polybe  et  à  l'empereur  Claude.  «  Je  ne 
cesserai  pas,  dit-il  à  Polybe,  de  te  mettre  César  devant 
les  yeux.  Tant  qu'il  gouverne  l'univers,  et  qu'il  montre 
que  l'empire  est  mieux  gardé  par  les  bienfaits  que  par 
les  armes,  tant  qu'il  présidera  aux  affaires  humaines,  il 
n'y  a  pas  de  danger  que  tu  t'aperçoives  de  ta  perte.  En 
lui  seul,  tu  trouves  un  soutien  suffisant,  une  consola- 
tion suffisante.  Relève-toi,  et  toutes  les  fois  que  les 
larmes  viendront  à  tes  yeux,  tourne  tes  regards  vers 
César,  et  tes  larmes  se  sécheront  au  radieux  aspect  de 
cette  auguste  divinité....  Que  les  dieux  et  les  déesses  le 
prêtent  longtemps  à  la  terre,  qu'il  égale  les  hauts  faits 
d'Auguste,  qu'il  dépasse  ses  années.  Tant  qu'il  sera 
parmi  les  mortels,  qu'il  n'éprouve  pas  qu'il  y  ait  rien  de 
mortel  dans  sa  famille,  qu'il  voie  son  fils  (Britannicus 
né  vingt  jours  après  l'avènement  de  Claude)  gouverner 
l'empire  romain,  qu'il  s'assure  de  lui  par  une  longue 
épreuve,  et  qu'il  l'associe  à  sa  puissance  longtemps 
avant  de  l'avoir  pour  successeur;  que  ce  jour-là  soit 
bien  tardif,  et  puisse-t-il  n'être  connu  gue  de  nos 
neveux  le  moment  où  les  siens,  gens  sua,  le  placeront 
dans  le  ciel  -.  » 

Ces  louanges  de  Claude  sont  déjà  exorbitantes  sous  la 
plume  qui  écrira  plus  tard  l'apothéose  de  ce  prince  changé 

\.  Ad  Pohjhium,  28. 
1.  Ibid.,  31 


SÉ.XÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  97 

en  citrouille,  mais  Sénèque  n'a  pas  fini  ;  il  continue  son 
développement  et  son  dithyrambe  en  l'honneur  de  l'em- 
pereur. «  0  Fortune  !  écarte  de  lui  tes  mains....  Permets 
qu'il  remédie  aux  maux  du  genre  humain  depuis  long- 
temps malade  et  accablé  ;  permets  qu'il  rétablisse  et 
remette  à  sa  place  tout  ce  que  la  fureur  du  prince,  son 
prédécesseur,  a  bouleversé.  Que  cet  astre,  qui  est  apparu 
à  l'univers  précipité  dans  l'abîme  et  plongé  dans  les  té- 
nèbres, brille  toujours.  Que  César  pacifie  la  Germanie, 
qu'il  nous  ouvre  la  Bretagne;  qu'outre  les  triomphes 
paternels,  il  en  obtienne  de  nouveaux.  J'en  serai  specta- 
teur, moi  aussi  :  sa  clémence,  la  première  de  ses  vertus, 
me  le  promet.  Il  ne  m'a  pas  renversé  au  point  de  ne  pas 
vouloir  me  relever.  Que  dis-je!  il  ne  m'a  pas  renversé  : 
mais  j'étais  heurté  par  la  fortune,  je  tombais,  il  m'a 
soutenu;  et  au  moment  où  je  roulais  dans  l'abîme,  ses 
mains  divines  m'ont  déposé  doucement  sur  le  bord.  Il 
a  supplié  pour  moi  le  sénat,  et  non  seulement  il  m'a 
donné  la  vie,  mais  il  l'a  demandée  pour  moi....  Heu- 
reuse ta  clémence,  ô  César  !  Grâce  à  elle,  les  exilés 
vivent  sous  ton  régime  plus  paisibles,  que  naguère  les 
grands  ne  vivaient  sous  Caligula.  Ils  ne  tremblent  pas, 
ils  n'attendent  pas  le  glaive  à  toutes  les  heures,  ils  ne 
pâlissent  pas  à  la  vue  des  navires  qui  arrivent.  Grâce  à 
toi,  la  fortune  est  limitée  dans  ses  rigueurs,  ils  ont  l'es- 
pérance d'un  meilleur  avenir,  ils  ont  le  repos  dans  le 
présent.  Sache-le  bien  :  ces  foudres-là,  seules,  sont 
justes,  quand  ceux  mêmes  qu'elles  ont  frappés  les 
adorent'.  » 
Après  cet  appel  désespéré  à  Claude,  Sénèque  s'adresse 

1.  Ad  Polybium,  32. 


9  s  CHAPITRE  XV. 

encore  à  Polybe,  et,  en  répétant  sans  cesse  les  mots  de 
clémence,  ill'engage  indirectement,  à  plusieurs  reprises, 
à  lui  servir  d'intermédiaire  auprès  de  l'empereur.  C'est  la 
pensée  qui  revient  dans  chacun  de  ses  développements, 
plus  ou  moins  nettement  accusée  :  c'est  une  invitation 
adroite  et  insinuante  à  des  mesures  réparatrices.  Enfin, 
quand  il  a  fait  valoir  de  son  mieux  toutes  les  raisons  qui 
doivent  consoler  Polybe  de  la  mort  de  son  frère,  il  ter- 
mine sa  consolation  par  un  post-scriptum,  cette  partie 
de  toute  lettre,  a  dit  un  psychologue,  qui  en  donne  le 
véritable  sens,  et  qui  en  contient  l'idée  principale. 
«  Voilà,  dit-il,  telles  que  j'ai  pu  les  retracer,  les  ré- 
flexions d'une  âme  affaiblie  et  émoussée  par  une  longue 
inertie.  Si  elles  te  semblent  trop  peu  répondre  à  ton 
génie,  ou  trop  peu  remédier  à  ta  douleur,  pense  qu'on 
n'est  guère  capable  de  consoler  les  autres,  quand  on 
est  absorbé  par  ses  propres  maux,  combien  il  est  dif- 
ficile de  trouver  des  expressions  latines,  quand  autour 
de  soi  résonne  le  jargon  grossier  des  Barbares,  jargon 
insupportable  même  pour  des  Barbares  un  peu  plus 
civilisés'.  » 

Tant  de  prières,  tant  de  supplications,  tantôt  eflfron- 
tées  et  hardies,  tantôt  délicates  et  ingénieuses,  restèrent 
sans  effet.  Sénèque  eut  la  douleur  de  s'être  abaissé  inu- 
tilement. Polybe  fut  peut-être  touché  de  la  requête  de 
l'exilé,  peut-être  attendait-il  une  occasion  favorable 
pour  la  faire  réussir.  La  fortune  ne  lui  en  donna  pas  le 
temps  à  lui-même.  A  la  suite  de  nous  ne  savons  quelle 

1.  Ad  Pobjbium,  37.  Sénèque  pense  évidemment  aux  passages 
d'Ovide  où  le  poète  exilé  exprime  les  mêmes  idées  :  «  Il  me  semble 
que  j'ai  déjà  désappris  à  m'exprimer  en  latin;  déjà  je  parle  comme 
un  Gète  ou  un  Sarmate  ».  [Tristes,  V,  12,  57  et  passim.) 


SÉNÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  99 

intrigue  de  palais,  ou  bien  d'un  simple  caprice  de  femme 
blasée,  Messaline  brisa  le  jouet  dont  elle  s'était  servie. 
Elle  obtint  de  Claude  la  mort  de  son  ancien  favori.  Il 
avait  cessé  de  plaire,  et  il  possédait  d'immenses  riches- 
ses qui  tentèrent  sa  cupidité.  N'était-ce  pas  le  moment 
où  Claude  se  plaignant  de  la  gêne  du  fisc  impérial,  on 
lui  répondait  spirituellement  :  «  Tu  serais  dans  l'abon- 
dance, si  tes  affranchis  consentaient  à  partager  avec 
toi'  »?  Dion  Cassius  se  borne  à  mentionner  la  mort  de 
Polybe  sans  autres  détails  -. 

Sénèque  se  crut  alors,  comme  Ovide  auquel  il  pensa 
plus  d'une  fois,  condamné  à  finir  ses  jours  dans  l'exil. 
Écrivit-il  réellement  à  ce  moment  un  éloge  de  Messaline, 
comme  ses  ennemis  le  lui  reprochèrent,  comme  l'affirme 
Dion  Cassius,  toujours  malveillant  pour  lui  ^  ?  On  ne  peut 
l'affirmer;  mais,  en  admettant  qu'il  l'ait  composé,  il  eut 
au  moins  la  pudeur  de  le  supprimer  de  ses  ouvrages, 
et  le  détruisit  lui-même.  Le  salut  lui  arriva,  lorsqu'il 
n'y  comptait  plus.  Victime  d'une  intrigue  de  palais,  il 
fut  sauvé  par  une  intrigue  du  même  genre.  Messaline,  à 
son  tour,  fut  punie  de  ses  cruautés  et  de  ses  débauches, 
et  le  premier  soin  d'Agrippine,  la  nouvelle  impératrice, 
fut  de  rappeler  Sénèque  de  l'exil,  de  le  nommer  préteur, 
et  de  lui  confier  l'éducation  du  jeune  Néron.  Sénèque 
était  resté  huit  ans  en  exil,  de  41  à  49.  Il  avait  cinquante 
ans.  Dès  lors,  il  joue  un  rôle  important  sur  la  scène  du 
monde  :  il  deent  un  homme  politique.  Dans  cette 
nouvelle  situation,  il  lui  faut,  plus  que  jamais,  écrire  des 
œuvres  oratoires  ;  mais  c'est  un  autre  qui  prononce  ses 

1.  Suétone,  Vie  de  Claude,  28. 

2.  Dion  Cassius  XL,  91. 

3.  Id.,  XLI  10. 


100  CHAPITRE  XV. 

discours,  comme  on  le  verra  plus  loin', et  c'est  à  un 
autre  que  le  public  adresse  ses  éloges  ou  ses  critiques. 

Nous  avons  jugé  avec  impartialité  l'éloquence  de 
Sénèque,  et  nous  avons  admiré,  sous  quelques  réserves, 
sa  fécondité  et  ses  ressources.  Nous  avons  recherché 
avec  plus  de  sévérité  les  motifs  personnels  qui  semblaient 
avoir  inspiré  chacune  de  ses  Consolations,  surtout  la 
Consolation  à  Polybe,  mais  sans  lui  reprocher  trop  du- 
rement de  l'avoir  écrite.  Quand  un  malheureux  roule 
dans  l'abîme,  peut-on  lui  tenir  grande  rigueur  d'implorer 
celui  qui  peut  l'en  tirer?  C'est  un  affranchi,  il  est  vrai, 
mais  un  affranchi  que  l'empereur  a  élevé  au  rang  de  mi- 
nistre et  dont  l'impératrice  a  fait  son  amant.  Une  autre 
raison  de  cette  indulgence,  c'est  qu'à  côté  de  l'humble 
écrit  de  l'exilé  se  place  un  autre  document  contempo- 
rain, de  l'année  49,  postérieur,  par  conséquent,  à 
l'œuvre  de  Sénèque,  qui  nous  montre  le  sénat  i^omain 
tout  entier,  des  personnages  consulaires,  les  descendants 
des  plus  illustres  familles,  se  précipitant  aux  pieds  de 
Pallas,  un  autre  affranchi  de  Claude,  pour  l'accabler 
d'hommages,  de  récompenses  publiques,  et  pour  consa- 
crer, par  une  inscription  fastueuse  sur  l'airain,  le  témoi- 
gnage éternel  de  leurs  basses  flatteries.  C'est  à  cette 
prostitution  du  sénat  que  Diderot,  s'il  l'avait  connue, 
aurait  dû  réserver  les  foudres  de  son  éloquence.  Un  Ro- 
main l'a  fait.  S'il  eût  voulu  venger  Sénèque,  il  n'aurait 
pas  pu  mieux  s'y  prendre  qu'en  nous  conservant  le  texte 
de  l'inscription  et  le  commentaire  indigné  qu'il  y  joint. 
Un  jour,  sous  le  règne  de  l'empereur  Trajan,  vers 

1.  Voyez  plus  loin  le  chapitre  sur  Néron. 


SÉNÈQUE   LE    PHILOSOPHE.  iOl 

Tannée  107,  Pline  le  Jeune  se  trouvait  sur  la  route 
de  Tibur,  à  moins  tVun  mille  de  la  porte  Esquiline, 
lorsque  son  attention  fut  attirée  par  un  monument 
magnifique  en  marbre.  C'était  le  tombeau  de  l'affranchi 
Pallas,  tout-puissant  sous  Claude  et  mort  sous  le  règne 
de  Néron.  Une  partie  de  l'épitaphe  mentionnait  une  dé- 
cision du  sénat  rendue  en  faveur  de  Pallas,  conçue  en 
termes  si  humbles  que  Pline  eut  la  curiosité  de  recher- 
cher le  sénatus-consulte  dans  les  archives  du  sénat. 
Il  le  trouva.  Le  décret  était  plus  honteux  encore  que 
l'épitaphe  ne  l'indiquait.  Pline  l'a  copié  à  peu  près 
en  entier,  et  il  l'envoie  à  l'un  de  ses  amis,  Montanus, 
avec  des  observations  pleines  de  colère'. 

Ce  n'était  pas  pour  avoir  marié  Agrippine  à  Claude 
que  Pallas  recevait  du  sénat  cette  distinction.  La  cause 
en  était  plus  modeste  et,  surtout,  plus  inattendue  d'un 
ancien  esclave.  Claude  avait  proposé  au  sénat  de  punir 
les  femmes  libres  qui  auraient  eu  commerce  avec  des 
esclaves.  On  devait  tenir  pour  esclaves  celles  qui  se 
seraient  dégradées  à  l'insu  du  maître,  et  pour  affran- 
chies celles  qui  auraient  eu  son  aveu.  Ces  unions,  du 
reste,  étaient  fréquentes  et  si  bien  consacrées  par 
l'usage,  au  moins  dans  les  classes  pauvres  que,  parfois 
même,  elles  étaient  imposées  par  le  père  de  la  jeune 
fdle  libre  ^.  Mais  elles  choquaient  l'orgueil  romain  : 
on  les  proscrivit.  Le  sénat  rendit  grâces  à  Claude  de 
la  sagesse  de  la  mesure   qu'il  lui  soumettait.  Claude 

1.  Pline  le  Jeune,  VII,  29;  VIII,  6.  Voir  le  texte  à  l'Appendice. 

2.  Paul.  Sentent.,  II,  tit.  xxi;  dix-huit  cas  décidés  font  connaître 
le  fond  et  les  principales  conséciuences  de  la  mesure  prise  par 
Claude.  Ces  unions  {contubemia)  étaient  fréquentes  ;  c|uelciuefois 
même  (n»  10)  ordonnées  par  le  père  de  la  jeune  tille.  Voyez 
encore  Gaius,  Institut,  I,  160. 


102  CHAPITRE  XV. 

ayant  décliné  les  éloges,  et  déclaré  que  l'idée  de  ce  rè- 
glement était  due  à  Pallas,  il  y  eut  alors  une  explosion 
de  remerciements  en  l'honneur  de  l'afFi^anchi.  Le  consul 
désigné,  Baréa  Soranus,  proposa  de  décerner  à  Pallas 
les  honneurs  de  la  préture,  et  15  millions  de  sesterces. 
Cornélius  Scipion  voulut  en  outre  qu'on  le  remerciât 
au  nom  de  l'État"  de  ce  que  étant  issu  des  rois  d'Arcadie, 
il  sacrifiait  une  très  ancienne  noblesse  à  l'utilité  pu- 
blique, et  se  laissait  compter  au  nombre  des  serviteurs 
du  prince  ».  Claude  assura  que  Pallas,  content  de  l'hon- 
neur, voulait  rester  dans  sa  pauvreté  (il  possédait 
300  millions  de  sesterces)  ;  et  le  sénatus-consulte  fut 
gravé  en  airain  et  affiché  sur  le  forum  auprès  de  la 
statue  du  divin  Jules'. 

Voici  comment  Pline  le  Jeune  rapporte  l'inscription 
qui  excite  sa  colère,  et  comment  il  la  commente^.  «  Ma 
dernière  lettre  t'a  appris  que  j'ai  remarqué,  ces  jours 
passés,  une  inscription  gravée  sur  le  tombeau  de  Pallas, 
et  ainsi  conçue  :  «  A  Pallas,  le  sénat,  pour  récompenser 
«  sa  fidélité  et  son  attachement  envers  ses  patrons,  a  dé- 
«  cerné  les  ornements  de  la  préture  et  15  millions  de 
«  sesterces  :  il  s'est  contenté  du  seul  honneur  !  »  —  Pas- 
sons sur  ce  que  Pallas,  un  esclave,  se  voit  ofifrir  les 
ornements  de  la  préture  :  ils  sont  ofTerts  par  des  esclaves. 
Passons  sur  cette  partie  du  sénatus-consulte  «  qu'il  faut 
«  non  seulement  l'exhorter,  mais  encore  le  contraindre  à 
«  porter  des  anneaux  d'or^  ».  La  majesté  du  sénat  aurait 

1.  Tacite,  Amiales  XII,  53. 

2.  Pline  le  Jeune  est  éloquent,  mais  prolixe,  aussi  nous  réduirons 
ses  protestations  aux  parties  essentielles. 

3.  Les  anneaux  d'or  étaient  réservés  aux  sénateurs,  aux  pre- 
miers magistrats  et  aux  chevaliers. 


SÉXÈQUE  LE  PHILOSOPHE.  103 

eu  à  soufTrir  si  un  homme,  ayant  le  rang  de  préteur, 
n'eût  porté  que  des  anneaux  de  fer.  Ce  sont  choses  lé- 
gères, et  l'on  peut  ne  pas  y  insister.  Mais  il  faut  rappeler 
que  «  Au  nom  de  Pallas,  le  sénat  (et  la  curie  n'a  pas 
«  été  ensuite  purifiée  !),  au  nom  de  Pallas,  le  sénat  rend 
«  grâces  à  César  de  ce  que  lui-même,  en  parlant  de 
«  Pallas,  dans  les  termes  les  plus  honorables,  avait 
«  donné  au  sénat  l'occasion  de  lui  témoigner  tout  son 
«  bon  vouloir  ».  —  Quoi  de  plus  beau,  en  effet,  pour  le 
sénat,  que  de  n'être  pas  soupçonné  d'ingratitude  envers 
Pallas? 

«  On  ajoute  :  «  Afin  que  Pallas,  à  qui  tous  se  recon- 
«  naissent  personnellement  obligés,  reçoive  pour  sa  fidé- 
«lité  singulière,  pour  ses  talents  éminents,larécompense 
«  dont  il  est  si  digne  ».  —  Ne  dirait-on  pas  qu'il  a  étendu 
les  frontières  de  l'empire,  ou  rendu  des  armées  à  la 
République?  Ce  n'est  pas  assez;  on  continue  :  «  Comme 
«  le  sénat  et  le  peuple  romain  ne  peuvent  déployer  plus  à 
«  propos  leur  libéralité  qu'envers  le  désintéressé,  le  fidèle 
«  gardien  du  Trésor  impérial,  s'ils  sont  assez  h  eureux  pour 
«  améliorer  sa  fortune  ».  —  Sans  doute,  c'était  le  vœu  du 
sénat,  c'était  la  principale  joie  du  peuple,  c'était  la 
libéralité  la  mieux  entendue  que  d'améliorer  la  fortune 
de  Pallas,  en  épuisant  les  caisses  publiques.  Écoutez  la 
suite  :  «  Le  sénat  voulait  décréter  que  du  Trésor  public, 
«  il  fût  donné  à  Pallas  15  millions  de  sesterces,  et  qu'en 
«  raison  de  son  insouciance  bien  connue  pour  ces  sortes 
«  d'avantages,  on  priât  instantanément  le  Père  commun 
«  d'exiger  de  Pallas  qu'il  obéît  au  sénat  ».  —  Il  ne  man- 
quait, en  effet,  que  de  voir  l'autorité  publique  traiter  avec 
Pallas!  Pallas  supplié  d'obéir  au  sénat!  Et  contre  ce 
farouche  désintéressement,  César  lui-même  pris  pour 


104  "       CHAPITRE  XV. 

avocat,  afin  qu'il  daignât  recevoir  13  millions  de  ses- 
terces !  Il  ne  le  daigna  pas  :  c'était  le  seul  moyen  qu'il 
eût,  devant  l'offre  d'une  pareille  somme,  d'être  plus  ar- 
rogant que  s'il  l'eût  acceptée. 

«  De  cela  même,  pourtant,  le  sénat,  sur  le  ton  de  la 
doléance,  fit  l'éloge  en  ces  termes  :  «  Mais  puisque  le 
«  meilleur  des  princes,  le  Père  commun,  prié  parPallas, 
«  a  désiré  que  cette  partie  du  décret  qui  lui  attribuait 
«  lo  millions  de  sesterces  à  prendre  sur  le  Trésor  public, 
«  ne  fût  pas  maintenue  :  le  sénat  atteste  qu'il  se  disposait 
«  à  voter  cette  somme  avec  les  autres  honneurs  pourré- 
«  compenser  l'honnêteté  et  le  zèle  de  Pallas  :  mais  que, 
«  redoutant  comme  un  sacrilège  de  résister  en  quoi  que 
«  ce  soit  à  la  volonté  de  son  prince,  en  cela  aussi,  il  vou- 
«  lait  obéir.  »  —  Te  figures-tu  Pallas  s'opposant  à  un 
sénatus-consulte,  et  César  cédant  aux  prières  ou  plutôt  à 
l'ordre  de  son  affranchi.  C'est  fini,  penses-tu?  Prends 
patience,  voici  qui  surpasse  tout  :  «  Comme  il  est  utile 
«  que  la  générosité  du  prince,  toujours  prête  à  louer  et 
«  à  récompenser  le  mérite,  soit  publiée  partout,  et  prin- 
«  cipalement  aux  lieux  où  les  préposés  aux  affaires  du 
«  prince  puissent  trouver  un  motif  d'émulation,  où  le 
«  dévouement  éprouvé  et  l'intégrité  de  Pallas  puissent 
«  provoquer  de  nobles  rivalités,  le  sénat  décrète  que  le 
«  mémoire  lu  devant  l'ordre  amplissime  par  le  meilleur 
«  des  princes  dans  la  séance  du  4  avant  les  calendes  de 
«  février  dernières  passées  (28  janvier  49),  et  les  sénatus- 
«  consultes  faits  sur  ce  sujet,  seront  gravés  sur  l'airain, 
«  et  le  tableau  exposé  près  de  la  statue  cuirassée  du  divin 
«  Jules  » .  —  C'était  trop  peu  pour  de  telles  infamies  que  le 
sénat  en  eût  été  témoin.  On  choisit  un  lieu  plus  fré- 
quenté pour  les  offrir  aux  yeux  des  contemporains,  aux 


SÉNÈQUE  LE    PHILOSOPHE.  10n 

yeux  de  la  postérité  !...  Que  j'ai  de  joie,  ajoute  Pline  en 
conclusion,  de  n'avoir  pas  vécu  dans  ces  temps  qui  me 
font  rougir  de  honte,  comme  si  j'y  avais  vécu .  » 

Pline,  par  pudeur  pour  les  familles  patriciennes,  ne 
nomme  ni  le  consul  BareaSoranus,  ni  Cornélius  Scipion, 
qui  ont  pris  l'initiative  de  ce  sénatus-consulte  honteux, 
et  qui  l'ont  signé  sur  les  registres  du  sénat.  C'est  Tacite 
qui  nous  fait  connaître  leurs  noms.  Combien  la  Conso- 
lation à  Polybe  de  Sénèque  a  droit  à  l'indulgence  à  côté 
de  cette  basse  et  plate  servilité  ! 


CHAPITRE     XVI 

L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  LE  RÈGNE  DE  CLAUDE. 

Le  délateur  Publias  Suilius.  —  Réveil  de  la  loi  Cincia.  — 
Deux  avocats  honnêtes  :  Crispus  Passienus,  Julius  Africanus. 

Lesénatus-consulte  voté  par  le  sénat  romain  en  l'hon- 
neur de  l'affranchi  Pallas,  gravé  sur  l'airain,  et  sus- 
pendu «  auprès  de  la  statue  du  divin  Jules  revêtu  de  sa 
cuirasse  »,  en  apprend  plus  sur  la  situation  morale  de 
cette  assemblée  que  les  considérations  des  historiens  et  m 

que  les  phrases  amères  échappées  çà  et  là  à  Tacite.  C'est 
en  apparence  le  même  sénat  que  celui  dont  nous  avons 
tracé  plus  haut  le  portrait,  sous  le  règne  de  Tibère, 
mais  avec  cette  différence  que  chacun  des  traits,  pour 
rester  ressemblant,  doit  être  grossi,  ou,  comme  disent  les 
gens  du  métier,  poussé  au  noir.  Le  sénat  de  Claude  et 
de  Néron  ne  peut  pas  aller  plus  loin  que  celui  de  Tibère 
en  servilité  et  en  lâcheté  ;  il  trouve  cependant  le  moyen 
de  tomber  plus  bas  :  il  perd  jusqu'au  sentiment  de  son 
avilissement  et  de  sa  honte.  Il  n'éprouve  plus  pour  les 
actes  odieux  de  la  tyrannie  cette  hésitation  instinctive, 
cette  répulsion  secrète  que  Tibère  sentait  et  devinait  à 
travers  les  protestations  empressées  de  ses  flatteurs.  Il 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  107 

n'a  plus  ni  conscience  ni  sens  moral,  et  il  trouve  natu- 
rels tous  les  attentats  du  pouvoir  absolu.  Aussi,  c'est 
aux  sénateurs  de  Claude  surtout  qu'il  convient  d'appli- 
quer le  tableau  méprisant  que  Narcisse  trace  des 
Romains  dans  Britannicus  : 

D'un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 
Faites  périr  le  frère,  abandonnez  la  sœur; 
Rome,  sur  les  autels,  prodiguant  les  victimes, 
Fussent-ils  innocents,  leur  trouvera  des  crimes  : 
Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 
Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés. 

Le  même  sénat  fera  plus  encore.  Il  rendra  un  séna- 
tus-consulte  pour  mettre  au  nombre  des  jours  néfas- 
tes celui  qui  avait  vu  naître  Agrippine,  la  mère  de 
l'empereur  ! 

Les  orateurs  qui  brillent  dans  ce  sénat  sont  dignes  de 
lui.  Ils  sont  inférieurs  à  leurs  devanciers;  et  le  plus 
éloquent  des  «  parleurs  »  de  cette  époque  est  un  scélé- 
rat du  nom  de  P.  Scilius.  Quintilien,  si  exact  à  mention- 
ner ceux  de  ses  contemporains  qui  se  sont  distingués 
dans  l'art  de  la  parole,  ne  fait  pas  à  Publius  Suilius 
l'honneur  de  le  citer.  Ni  Suétone  ni  Pline  ne  prononcent 
son  nom.  Suilius  ne  nous  est  connu  que  par  Tacite  qui 
en  a  fait  justice,  et  par  Dion  Cassius  qui  nous  a  conservé 
un  échantillon  de  son  éloquence  éhontée.  Ainsi,  avec  la 
nouvelle  génération,  la  décadence  de  l'art  des  Asinius 
Pollion  et  des  Messala  Corvinus  se  précipite  de  plus  en 
plus,  et  il  y  a  loin  du  talent  même  de  Domitius  Afer  aux 
invectives  d'un  Publius  Suilius.  L'un  est  un  homme  ins- 
truit, éloquent,  de  mœurs  douces,  et  d'un  esprit  plus 
doux  que  ses  mœurs,  irrité  contre  la  gloire  qui  se  fait 
attendre,  et  la  brusquant  par  une  mauvaise  action  ;  mais 


108'  CHAPITRE   XVI. 

rentrant  aussitôt  dans  la  voie  qu'il  n'aurait  jamais  dû 
quitter.  L'autre  est  un  orateur  à  vendre,  non  seulement 
lors  de  ses  débuts,  mais  encore  pendant  toute  sa  car- 
rière, véritable  instrument  de  tyrannie,  diffamateur 
de  verve,  et  pour  tout  dire,  en  un  mot,  reconnu  dès  son 
premier  pas,  par  Tibère  lui-même,  et  flétri  par  lui. 

«  Tibère,  dit  Tacite,  fut  inflexible  contre  Publius  Sui- 
lius,  ancien  questeur  de  Germanicus,  convaincu  d'avoir 
reçu  de  l'argent  dans  une  affaire  qu'il  jugeait.  Suilius 
était  banni  de  l'Italie.  Tibère  demanda  qu'il  fût  relégué 
dans  une  île,  et  s'éleva  contre  lui  avec  la  plus  grande 
force,  jusqu'à  affirmer  par  serment  que  ce  châtiment 
importait  au  bien  public.  Cette  sévérité,  mal  accueillie 
dans  le  moment,  tourna  à  la  gloire  du  prince,  après  le 
retour  de  Suilius.  En  effet,  l'époque  suivante  vit  celui-ci, 
tout-puissant  et  vénal,  jouir  longtemps  de  la  faveur  de 
Claude,  et  toujours  en  user  pour  le  mal*.  »  Tibère,  il 
est  vrai,  en  poursuivant  Suilius  avec  cette  rigueur,  agis- 
sait par  un  motif  de  haine  personnelle.  S'il  confisqua 
les  biens  de  Suilius,  s'il  le  relégua  dans  une  île,  c'était 
moins  le  juge  prévaricateur  qu'il  voulait  punir  que 
l'ancien  officier  de  Germanicus,  et  le  partisan  d'une 
famille  odieuse.  En  revanche,  l'un  des  premiers  actes 
du  fils  de  Germanicus,  de  Caligula,  fut  de  rappeler  de 
l'exil  Publius  Suilius  et  de  lui  rendre  ses  biens  et  ses 
dignités. 

La  perte  des  quatre  livres  des  Annales  de  Tacite,  du 
livre  YI  au  livre  XI,  nous  laisse  ignorer  ce  que  fut  Sui- 
lius sous  le  règne  de  Caligula.  Il  est  permis  de  supposer 
que,  rentré  à  Rome,  altéré  de  vengeance,  il  profita  de  la 

1.  Annales,  IV,  -31. 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  109 

faveur  du  prince  pour  assouvir  ses  ressentiments  et 
pratiquer  le  métier  de  délateur.  En  tout  cas,  dès  le 
début  du  livre  XI,  on  le  voit  se  mettre  au  service  des 
passions  de  la  femme  de  Claude,  de  Messaline  II  joue 
le  rôle  principal  dans  raccusation  intentée  à  Publius 
Yalerius  Asiaticus,  personnage  considérable,  de  noble 
naissance,  riche  et  éloquent,  celui  dont  le  nom  se  trouve 
rappelé  avec  colère  dans  le  discours  de  Claude  reproduit 
par  la  Table  de  Lyon.  Le  procès  fait  à  Asiaticus  sem- 
ble, au  premier  abord,  n'être  qu'un  de  ces  actes  de  l'ar- 
bitraire impérial  dont  on  a  déjà  vu  tant  d'exemples.  Il 
présente  cependant  une  circonstance  particulière.  Jus- 
qu'à cette  époque,  quand  les  empereurs  voulaient  se 
débarrasser  d'un  ennemi,  ils  l'attaquaient  eux-mêmes 
ou  le  faisaient  attaquer  devant  le  sénat,  ou  bien  le  tra- 
duisaient devant  les  tribunaux.  Sûrs  d'avance  du  résul- 
tat, ils  ne  s'écartaient  pas  des  voies  légales,  même  dans 
leurs  plus  odieux  caprices.  Au  contraire,  le  procès 
d'Asiaticus  fut  jugé  loin  des  tribunaux  et  de  tout  ce  qui 
pouvait  rappeler  le  souvenir  des  lois,  dans  la  chambre 
de  Claude,  en  présence  même  de  Messaline,  la  véritable 
ennemie  de  l'accusé. 

Suilius  présenta  l'accusation.  Le  lieu  n'était  pas  favo- 
rable à  l'éloquence,  elles  juges  ne  demandaient  pas  de 
longs  développements.  Tacite  se  borne  à  résumer  les 
griefs  qu'il  fit  valoir  contre  Asiaticus.  Ses  imputations 
sont  de  la  plus  grande  banalité,  et  ressemblent  à  toutes 
celles  que  les  délateurs  dirigeaient  contre  les  victimes 
désignées  à  leurs  attaques.  Il  accusa  Asiaticus  d'avoir 
corrompu  les  soldats  en  leur  prodiguant  de  l'argent,  et  en 
facilitant  leurs  débauches,  puis  d'avoir  eu  avec  Poppée, 
femme  de  Scipion,  une  liaison  adultère,  enfin  d'avoir 


110  CHAPITRE  XVI. 

dégradé  son  sexe.  C'est  le  thème  ordinaire  des  accusa- 
tions à  Rome.  Déjà  dans  les  discours  judiciaires  de 
Cicéron,  on  trouve  cet  usage  d'aller  fouiller  dans  la  vie 
privée  de  l'accusé,  pour  y  ramasser  des  souvenirs  hon- 
teux, vrais  ou  faux  qui,  s'ils  amènent  la  condamnation, 
ne  sont  trop  souvent  que  le  prétexte  et  non  la  cause 
véritable  de  l'accusation.  Le  motif  réel  des  poursuites 
contre  Asiaticus  était  la  haine  que  lui  portait  Messaline, 
et  surtout  son  désir  ardent  de  s'emparer  des  jardins  de 
Lucullusque  Valerius  avait  embellis  avec  la  plus  grande 
somptuosité.  Les  imputations  de  Suilius  eussent-elles 
été  vraies,  il  n'en  serait  pas  moins  étrange  de  voir  Asia- 
ticus obligé  de  justifier  sa  conduite  privée,  non  devant 
un  tribunal  représentant  la  morale  publique,  mais 
devant  Claude  et  devant  Messaline,  c'est-à-dire  la  sottise 
et  la  lubricité  réunies  ! 

Assuré  d'obtenir  gain  de  cause,  quoi  qu'il  dit,  Publius 
Suilius  n'eut  donc  pas  besoin  de  faire  de  grands  frais 
d'éloquence  pour  perdre  son  adversaire.  Valerius  Asia- 
ticus n'en  essaya  pas  moins  de  se  défendre  ;  et  il  est 
fâcheux  que  Tacite  ne  nous  ait  pas  conservé  son  dis- 
cours qui  émut  profondément  Claude,  et  qui  arracha 
des  larmes  à  Messaline  elle-même.  Elle  sortit  de  la 
chambre  pour  les  essuyer.  Mais  elle  n'abandonnait  pas 
sa  proie.  Par  son  ordre,  Lucius  Vitellius,  père  du  futur 
empereur,  se  joignit  à  l'accusateur,  et  détruisit  l'efTet 
que  les  paroles  d'Asiaticus  avaient  produit  sur  l'esprit 
mobile  de  Claude .  La  seule  grâce  que  l'empereur  accorda 
à  l'accusé  fut  de  lui  laisser  le  choix  de  sa  mort.  Asia- 
ticus mourut  avec  courage,  non  en  stoïcien  farouche, 
mais  en  épicurien  aimable,  et  le  sourire  sur  les  lèvres. 
Il  se  baigna,  soupa  gaiement,  en  disant  qu'il  eût  été  plus 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  11 1 

honorable  pour  lui  de  périr  victime  des  ruses  de  Tibère 
ou  des  fureurs  de  Caligula,  que  des  artifices  d'une  femme 
et  de  la  bouche  impure  d"un  Vitellius.  II  visita  ensuite 
son  bûcher,  et  ordonna  de  le  changer  de  place,  de  peur 
que  la  flamme  n'endommageât  l'épais  feuillage  de  ses 
arbres.  Puis  il  se  fit  ouvrir  les  veines*. 

Telle  fut  la  première  victime  de  Publius  Suilius. 
Encouragé  par  les  récompenses  de  Messaline,  il  conti- 
nua son  métier  de  délateur.  Après  Âsiaticus,  il  fait  con- 
damner à  mort  deux  chevaliers  romains  du  premier 
rang,  nommés  Pétra,  coupables  d'avoir  eu  un  songe, 
de  l'avoir  raconté,  et  peut-être  de  l'avoir  interprété  sans 
penser  à  mal.  «  La  véritable  cause  de  leur  mort,  dit 
Tacite,  fut  d'avoir  prêté  leur  maison  aux  entrevues  de 
Poppée  et  d'Asiaticus.  Le  prétexte  fut  un  songe  où  l'un 
d'eux  avait  vu  Claude  couronné  d'épis  renversés,  image 
qu'il  avait  interprétée  comme  le  pronostic  d'une  famine. 
Selon  d'autres,  la  couronne  était  faite  de  pampres  flétris, 
et  l'accusé  en  avait  conclu  que  le  prince  mourrait  au 
déclin  de  l'automne  ^  «  Depuis  ce  temps,  continue 
Tacite,  «  Suilius  continua  d'accuser  sans  relâche  ni 
pitié,  et  son  audace  trouva  de  nombreux  imitateurs  ». 

Cependant,  ce  n'est  pas  impunément  qu'on  viole  toutes 
les  lois  divines  et  humaines  et  qu'on  prétend  asseoir 
une  fortune  solide  sur  le  crime  et  sur  la  terreur.  Les 
haines  soulevées  contre  Suilius  éclatèrent  un  jour.  Elles 
restèrentsansrésultat,mais  le  motifou  plutôt  le  prétexte, 
mis  en  avant  pour  le  perdre,  est  assez  étranger  à  nos 
mœurs,  et  assez  inattendu  pour  qu'on  y  insiste.  Ce  détail 
importe  d'ailleurs  à  l'histoire  de  l'éloquence  romaine. 

1.  Annales,  XI,  2,  3. 

2.  Ibic/.,Xl,  4,  5. 


HZ  CHAPITRE  XVI. 

Pendant  qu'il  s'enrichissait  au  sénat  des  dépouilles 
de  ses  victimes,  Suilius  n'avait  pas  abandonné  le 
barreau.  Avocat  renommé,  bien  vu  du  prince,  redouté 
de  tous,  il  devait  attirer  les  clients.  Il  en  avait  beaucoup 
et  leur  faisait  grassement  payer  son  ministère.  Cela  ne 
lui  suffît  pas.  Il  trouva  plus  lucratif  et  plus  expéditif  de 
vendre  ses  bons  offices  aux  deux  parties  à  la  fois,  à  son 
adversaire,  comme  à  son  client,  sauf  à  trahir,  au  mo- 
ment décisif,  le  moins  riche  ou  le  moins  généreux. 
C'était  un  trafic  qu'il  n'avait  pas  même  l'honneur  d'avoir 
inventé  et  dont  on  avait  déjà  vu  quelques  exemples. 
«  Nulle  marchandise  publiquement  étalée,  dit  Tacite', 
n'était  plus  à  vendre  que  la  perfidie  des  avocats.  » 

Suilius  se  faisait  remarquer,  entre  tous,  par  son 
impudence,  lorsqu'un  événement  imprévu  causa  dans 
Rome  un  de  ces  scandales  que  rien  ne  saurait  étouffer. 
Un  chevalier  romain  distingué,  nommé  Samius,  après 
avoir  donné  400000  sesterces  (80000  fr.)  à  Suilius, 
reconnut  trop  tard  que  celui-ci  s'était  laissé  corrom- 
pre par  son  adversaire.  Ruiné  par  la  perte  de  son  pro- 
cès, il  vint  dans  la  maison  de  son  infidèle  défenseur 
et,  après  lui  avoir  adressé  de  cruels  reproches,  se 
perça  de  son  épée  sous  ses  yeux^  L'affaire  fit  du  bruit. 
Les  ennemis  de  Suilius  profitèrent  de  l'indignation 
soulevée  par  cet  acte  de  collusion,  pour  attaquer  le  déla- 
teur. Le  consul  désigné,  C.  Silius,  prononça  contre  Suilius 
un  discours  énergique  ;  les  sénateurs  indignés  se  levè- 
rent de  leurs  places  et  réclamèrent  l'application  de  la  loi 
Cincia  «  qui  défendait  de  recevoir  pour  plaider  une 
cause  de  l'argent  ou  des  présents  ». 

1.  Annales,  XI,  5. 
5.  Ibid. 


I/ÉLOQUENCE   A   ROME  SOUS  CLAUDE.  H 3 

La  loi  Cincia^  De  donis  et  munolbus^  invoquée  par  le 
sénat,  remontait  à  Tan  205  avant  notre  ère,  c'est-à-dire, 
vers  la  fin  de  la  deuxième  guerre  Punique.  C'était  une 
loi  tout  aristocratique,  dont  le  but  avait  été  de  maintenir 
l'existence  del'ancien  patronat  et  de  l'ancienne  clientèle. 
Quand  Rome,  encore  voisine  de  son  origine,  ne  se  com- 
posait que  de  patrons  et  de  clients,  la  loi  imposait  au 
patron  le  devoir  de  paraître  en  justice,  et  de  plaider 
pour  ses  clients  pauvres,  sans  crédit  auprès  des  magis- 
trats, et  d'ailleurs  étrangers  aux  formules  de  droit  dont 
les  patriciens  s'étaient  réservé  la  connaissance.  Le  patron 
qui  eût  osé  accepter  un  salaire  de  son  client,  aurait  sou- 
levé une  réprobation  unanime.  Celui-ci,  du  reste,  payait 
sous  d'assez  nombreuses  formes  la  protection  du  patri- 
cien, pour  n'avoir  pas  besoin  de  rémunérer  encore  son 
éloquence.  Son  suffrage  n'était-il  pas  assuré  à  son 
patron  briguant  les  magistratures,  sans  parler  des  dons 
en  nature  ou  en  argent,  que  dans  difTérentes  circons- 
tances, le  client  était  contraint  de  lui  offrir?  Traduit  en 
justice,  le  patron  se  présentait  au  tribunal,  escorté  de  la 
foule  de  ses  clients  dont  le  nombre  et  l'attitude  lui  ser- 
vaient déjà  d'appui.  Tombait-il  aux  mains  de  l'ennemi? 
Les  clients  réunissaient  aussitôt  leurs  ressources  pour 
former  sa  rançon.  Mariait-il  sa  fille?  Ils  devaient  con- 
tribuer à  la  dot  de  la  jeune  épousée.  Ainsi  donc,  lors- 
que les  clients  paraissaient  en  justice,  ils  avaient  déjà 
payé  plusieurs  fois  la  protection  que  celui-ci  leur  don- 
nait. Enfin,  ce  service  rendu  en  des  circonstances  criti- 
ques les  rattachait  davantage  à  lui,  et  les  maintenait 
dans  une  dépendance  plus  étroite. 

Mais  avec  le  temps,  et  par  la  force  naturelle  des 
choses,  les.liens  unissant  le  patron  et  ses  clients  se  dé- 

ir.  —  8 


114  CHAPITRE  XVI. 

tendirent  peu  à  peu.  A  la  lin  de  la  deuxième  guerre 
Punique,  le  sénat  voulut  les  resserrer.  Il  profita  de  la 
faveur  que  la  conduite  des  chefs  de  la  noblesse  avait 
value  à  l'ordre  tout  entier.  N"étaient-ce  pas  la  politique 
adroite  du  sénat  et  l'habileté  des  généraux  patriciens, 
qui  avaient  assuré  l'abaissement  de  Carthage  et  le 
triomphe  de  Rome  ?  Il  porta  donc  la  loi  Cincia,  qui 
faisait  une  obligation  légale  de  ce  qui  était  seulement 
un  usage.  Il  enjoignit,  par  des  prescriptions  formelles, 
aux  patrons  de  défendre  en  justice  leurs  clients,  et  de 
n'accepter  ni  salaire  ni  présent  pour  leur  intervention. 
Il  comprenait  bien  que  lautorité  exercée  par  le  patri- 
cien s'atîaiblirait  nécessairement,  et  finirait  par  dispa- 
raître, le  jour  où  l'éloquence  sortirait  de  l'enceinte 
étroite  du  patriciat,  et  où  les  plaideurs  pourraient 
choisir,  à  un  prix  débattu,  l'avocat  qui  leur  semblerait 
le  plus  capable.  Tel  est  le  but,  telle  est  la  portée  poli- 
tique de  cette  loi,  tel  est  le  sens  de  ces  prescriptions 
qui  étonnent  les  modernes  au  premier  abord.  Mais  le 
sénat  avait  compté  sans  le  développement  que  prit  l'art 
de  la  parole  au  contact  de  la  civilisation  grecque. 
Jusque-là  l'éloquence  était  seulement  une  facilité  natu- 
relle d'élocution  qui  empruntait  son  relief  et  son  prix 
à  la  dignité  môme  du  patron.  Lorsqu'elle  s'enseigna 
publiquement  dans  les  écoles,  quand  elle  devint  un  mé- 
tier, l'ancien  patronat  fut  ébranlé.  Il  ne  devait  jamais 
se  remettre  du  coup  qui  lui  était  porté. 

Dès  lors  le  plébéien  aspira  aussi  à  l'éloquence,  il  y 
parvint  et  se  lit  avocat.  Il  mit  aussitôt  son  talent  et  la 
puissance  de  sa  parole  au  service  de  tous  ceux  qui, 
riches  ou  pauvres,  recouraient  à  lui.  Pauvre  lui-même, 
il  lit  payer  aux  plaideurs  l'appui  qu'il  leur  donnait,  et 


L'ÉLOQUENCE  A   ROME  SOUS  CLAUDE.  IVô 

nul  ne  songea  à  contester  la  légitimité  de  sa  demande. 
C'est  ainsi  que  les  injonctions  de  la  loi  Cincia,  dont 
on  ne  connaît  pas,  du  reste,  les  clauses  d'une  manière 
précise,  se  trouvèrent  éludées  par  tous  d'un  commun 
accord.  En  vain  Cicéron  raille  son  adversaire  Hortensius 
d'avoir  reçu  de  Verres,  pour  honoraires,  un  sphinx  d'un 
grand  prix,  il  est  bientôt  accusé  à  son  tour  d'avoir  vendu 
son  éloquence  àPublius  Sylla,  l'ancien  complice  de  Cati- 
lina,  au  prix  d'un  million  de  sesterces,  et  s'en  défend 
mal  par  des  bons  mots'.  Déjà  avant  lui,  l'orateur  M.  Li- 
cinius  Crassus  acquérait  par  son  éloquence  une  fortune 
énorme  de  76  millions  de  francs,  et  l'on  reprochait  à 
P.  Clodius  et  à  C.  Curion  de  s'enrichir  en  ruinant  leurs 
clients-.  L'on  ne  violait  pas  toujours  ouvertement  la 
loi.  L'avocat  ne  recevait  pas  toujours  d'honoraires  au 
moment  où  il  venait  de  plaider;  il  se  contentait  d'être 
inscrit  sur  le  testament  de  son  obligé.  Cicéron  se 
glorifiait  d'avoir  recueilli  par  legs  plus  de  "20  millions 
de  sesterces,  dont  la  plupart  provenaient  de  clients 
reconnaissants  ^ 

Cependant,  c'est  sous  l'empire  surtout  que  l'usage 
s'établit  d'exiger  du  plaideur  des  honoraires  déterminés 
d'avance.  A  cette  époque,  l'éloquence  est  devenue  un 
art  tout  à  fait  plébéien.  Le  patricien  y  renonce  le  plus 
souvent,  parce  que  l'éloquence  ne  conduit  plus  ni  aux 
dignités  ni  à  la  gloire,  et  qu'elle  compromet  celui  qui  la 
possède.  Les  plébéiens  remplissent  les  tribunaux,  ils  y 
tiennent  la  place  des  riches  et  des  nobles,  devenus  igno- 
rants par  prudence.  «  C'est  dans  les  derniers  rangs  de  la 

1.  Aulu-Gelle,  XII,  2;  Cicéron,  Lettres  à  Allicus,  I,  IG;  VI.  4,  b 

2.  Cicéron,  Paradoxes,  VI,  2;  Tacite,  Anna/es,  XI,  7. 

3.  Cicéron,  l'hilippiques,  II,  IG. 


116  CHAPITRE  XVI. 

plèbe,  dit  Juvénal,  que  l'on  trouve  l'éloquence  :  c'est  le 
plébéien  qui  défend  maintenant  les  causes  du  noble 
ignorante  »  Dès  lors,  la  loi  Cincia,  sans  avoir  été  abro- 
gée, tomba  en  désuétude.  Auguste  essaya  vainement 
d'en  faire  revivre  les  prescriptions  l'an  20  avant  notre 
ère.  Il  fit  décréter  par  un  sénatus-consulte  que  l'avocat, 
convaincu  de  vénalité,"  serait  condamné  à  rendre  le 
quadruple  de  ce  qu'il  avait  reçu  ^.  Mais  le  sénatus-consulte 
resta  à  l'état  de  lettre  morte.  La  loi  ne  fut  pas  mieux 
exécutée  qu'auparavant. 

Sous  le  règne  de  Claude,  on  avait  même  si  complè- 
tement oublié  l'ordonnance  remise  en  vigueur  par 
Auguste,  qu'aucun  des  adversaires  de  Suilius  ne  l'in- 
voqua contre  lui.  Il  en  est  toujours  ainsi,  quand  une 
loi,  faite  en  vue  d'un  but  politique,  cesse  d'être  en 
rapport  avec  les  mœurs  d'une  société  nouvelle,  et  sur- 
tout quand  elle  n'est  pas  conforme  à  l'équité.  Si  les 
honoraires  des /3flfro«s  étaient  injustes,  ceux  des  avocats 
[causidici]  étaient  légitimes.  On  pouvait  blâmer  et  répri- 
mer les  prétentions  excessives  des  défenseurs,  mais 
ceux-ci  étaient  en  droit  de  faire  payer  la  science  et  le 
talent,  qu'ils  avaient  acquis  eux-mêmes  au  prix  de 
grands  sacrifices. 

On  fut  donc  étonné  de  voir  le  sénat  exhumer  contre 
P.  Suilius  une  loi  dont  l'esprit  et  les  prescriptions 
étaient  si  complètement  tombés  en  désuétude.  Mais 
si  le  scandale  causé  par  l'avocat  prévaricateur  était 
grand,  il  était  dangereux  de  le  poursuivre  pour  ses  crimes 
réels.  Aussi,  le  débat  porta  uniquement  sur  la  violation 
de  la  loi  Cincia,  comme  si  les  adversaires  de  P.  Suilius 

1.  Juvénal,  Soiires,  viii,  47. 

2.  Dion  Cassius,  LIV,  18. 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  117 

y  av;iient  toujours  eux-mêmes  attaché  une  grande  im- 
portance. Le  consul  désigné,  C.  Silius,  ennemi  personnel 
de  Suilius,  commença  par  rappeler  l'exemple  des  grands 
orateurs  qui  regardaient  la  gloire  comme  le  plus  digne 
salaire  de  l'éloquence.  «Autrement,  dit-il,  le  plus  noble 
des  arts  est  profané  par  un  vil  trafic.  Il  n'y  a  plus  d'as- 
surance contre  la  fraude,  lorsque  l'on  songe  à  la  gran- 
deur du  profit  espéré  :  si  l'éloquence  est  désintéressée, 
les  procès  seront  moins  nombreux.  Aujourd'hui  les  ini- 
mitiés, les  accusations,  les  haines  sont  entretenues 
par  les  avocats;  à  l'exemple  des  médecins  qui  s'enri- 
chissent par  les  maladies,  ceux-ci  trouvent  leur  avan- 
tage dans  cette  plaie  du  barreau.  Qu'on  se  souvienne 
d'Asinius  Pollion,  de  Messala  et  plus  récemment 
d'Arruntius  et  d'JEserninus,  que  leur  vie  et  leur  élo- 
quence désintéressées  ont  conduits  aux  plus  hautes 
dignités.  » 

Les  arguments  du  consul  Silius,  tels  que  les  résume 
Tacite,  ne  sont  pas  d'une  grande  valeur.  Si  la  gloire  est 
la  récompense  des  maîtres  du  barreau,  il  n'en  est  pas  de 
même  des  orateurs  plus  modestes,  qui  rendent  d'utiles 
services  aux  plaideurs,  et  qui  attendent  une  juste  rému- 
nération de  leurs  efforts  et  de  leurs  peines.  Que  le  nom- 
bre des  procès  diminue,  ils  n'en  seront  pas  supprimés 
pour  cela.  «  Tant  que  les  hommes,  dit  La  Bruyère,  pour- 
ront mourir  et  qu'ils  aimeront  à  vivre,  le  médecin  sera 
raillé  et  payé.  »  De  même,  tant  qu'il  y  aura  des  contes- 
tations entre  les  hommes,  il  faudra  recourir  aux  avocats 
et  les  enrichir  à  ses  dépens.  Cette  réponse  aux  attaques 
du  consul  était  si  naturelle  que  Suilius  songea  à  l'em- 
ployer. Mais  il  craignait  que  l'empereur,  dont  on  connais- 
sait les  goûts  d'antiquaire,  ne  fût  favorable  en  secret  à  la 


iJ8  CHAPITRE  XVI. 

requête  du  consul.  Il  commença  par  recourir  aux  sup- 
plications. 

Avec  Cossutianus  et  quelques  autres  délateurs  com- 
promis comme  lui,  il  se  jeta  aux  pieds  de  Claude  et 
implora  l'oubli  du  passé.  Rassuré  par  l'accueil  bien- 
veillant du  prince,  il  répliqua  alors  avec  hardiesse  : 
«  Quel  est  l'homme,  dit-il,  assez  présomptueux  pour 
compter  sur  une  gloire  éternelle?  L'éloquence  a  un  objet 
utile  et  pratique.  Les  avocats  prêtent  à  chacun  un  appui 
qui  l'empêche  d'être  à  la  merci  des  puissants.  Mais  ce 
talent  ne  s'acquiert  pas  gratuitement.  Il  faut  négliger  ses 
affaires  pendant  qu'on  se  dévoue  à  celles  des  autres. 
Beaucoup  vivent  du  service  militaire,  quelques-uns  de 
la  culture  de  leurs  champs.  Personne  n'embrasse  un 
état  sans  en  avoir  d'avance  calculé  les  profits.  Il  était 
facile  à  Asinius  et  à  Messala,  enrichis  par  les  guerres 
d'Antoine  et  d'Auguste,  à  yEserninus  et  à  Arruntius, 
héritiers  de  familles  opulentes,  d'afficher  du  désinté- 
ressement. Mais  on  peut  leur  opposer  des  exemples  écla- 
tants, et  les  prix  que  P.  Clodius  et  C.  Curion  mettaient 
à  leur  éloquence.  Pour  eux,  modestes  sénateurs,  ils  ne 
demandaient  à  la  République  qu'à  jouir  des  arts  de  la 
paix.  L'empereur  devait  songer  aux  plébéiens  qui  aspi- 
raient à  s'illustrer  au  barreau.  C'en  est  fait  des  talents,  si 
l'on  supprime  les  récompenses  !»  —  u  Ces  réflexions, 
continue  Tacite,  étaient  peu  nobles,  mais  le  prince  ne  les 
trouva  pas  sans  fondement  ^  »  Malgré  l'avis  de  Tacite, 
Claude  eut  raison  ce  jour-là;  et  Silius,  pour  avoir  attaqué 
son  adversaire  sur  un  mauvais  terrain,  perdit  sa  cause. 

Suilius  triomphant  put  donc  continuer  à  vivre  de  son 

1.  Annales^  XI,  7, 


L'ÉLOQUENCE  A   ROME   SOUS  CLAUDE.  119 

éloquence.  Toutefois,  Claude  fixa  à  10000  sesterces 
('2000  francs)  la  somme  des  honoraires  qu'un  avocat 
pourrait  recevoir.  Il  ne  devait  point  dépasser  ce  chiffre 
sous  peine  de  concussion.  Mais  la  loi  de  Claude,  abrogée, 
selon  Tacite, parNéron,  confirméeparlui,  selon  Suétone', 
ce  qui  est  plus  vraisemblable,  resta  sans  effet.  Les  plai- 
deurs étaient  trop  intéressés  à  l'éluder.  En  effet,  c'était 
moins  l'éloquence  de  Suilius  ou  de  tel  autre  avocat  que 
son  crédit  auprès  du  prince,  et  son  influence  sur  les 
juges,  que  le  client  cherchait  à  s'assurer.  La  peur,  en 
pareille  circonstance,  ne  calcule  pas.  Aussi  s'ingéniait- 
elle  à  corrompre  les  avocats  tout-puissants,  qui  ne  de- 
mandaient pas  mieux.  S'il  s'agissait  d'avocats  ordi- 
naires, on  n'avait  garde  de  dépasser  les  limites  de  la  loi. 
On  restait  même  fort  au-dessous,  s'il  faut  en  croire  le 
tableau  probablement  exagéré  de  Juvénal.  «  Voyons, 
dit  le  satirique,  ce  que  rapportent  aux  avocats  la  défense 
des  citoyens,  et  les  liasses  de  papier  qui  les  accompa- 
gnent. Ils  crient  bien  fort,  surtout  en  présence  d'un 
créancier,  ou  si,  plus  âpre  encore,  quelque  autre  créan- 
cier, tenant  un  grand  registre,  les  excite  à  soutenir  un 
titre  douteux.  Alors  leurs  poumons  vomissent  de  mons- 
trueux mensonges,  et  couvrent  leur  robe  de  salive. 
Veut-on  connaître  les  profits  du  métier  !  que  l'on 
mette  d'un  côté  les  fortunes  de  cent  avocats,  et  de  l'autre 
celle  du  cocher  Lacerna.  Les  juges  ont  pris  place  :  pâle 
d'anxiété,  nouvel  Ajax,  tu  te  lèves  pour  défendre,  au 
tribunal  de  Bubulcus,  la  liberté  douteuse  de  ton  client. 
Allons,  malheureux,  brise  ta  poitrine,  pour  trouver  à 
ton  retour  des  palmes  verdoyantes  ornant,  en  signe  de 

1.  Annale  s,  XlU,b;  Suétone,  Vie  de  Néron,  17. 


120  CHAPITRE  XVI. 

triomphe,  l'échelle  qui  conduit  à  ton  taudis.  Quel  est  le 
prix  de  ton  éloquence?  un  jambon  desséché,  un  plat  de 
poissons  bourbeux,  des  oignons  d'Afrique  moisis  et  cinq 
bouteilles  d'un  vin  arrivé  par  le  Tibre,  récompense  de 
quatre  plaidoyers.  Obtiens-tu  par  hasard  une  pièce 
d'or,  tu  en  dois  une  partie  aux  praticiens  qui  t'ont 
aidé  '.   » 

Ce  passage  de  Juvénal  qui  révèle,  à  côté  de  l'avocat, 
l'existence  du  praticien  ou  de  l'avoué,  exagère  sans 
doute  la  misère  des  avocats.  Il  montre  cependant,  par 
contre-coup,  qu'en  payant  à  Suilius  400  000  sesterces, 
Samius  achetait  moins  son  éloquence  que  son  crédit. 
Quel  juge,  à  cette  époque,  aurait  osé  refuser  sa  voix 
au  favori  tout-puissant  de  Claude  ? 

Le  crédit  de  Suilius  fut  donc  à  peine  ébranlé  par 
l'effort  impuissant  de  ses  adversaires.  Tant  que  vécut 
Claude,  il  ne  cessa  de  poursuivre  de  ses  attaques  les  vic- 
times désignées  à  ses  délations.  Après  la  mort  de  son 
protecteur,  il  interrompit  son  sinistre  métier.  Mais, 
violent  et  incapable  de  fléchir,  il  tint  tète  jusqu'au  l;)0ul 
à  ceux  qu'il  effrayait  jadis,  et  que  l'avènement  de  Néron 
au  trône  impérial  avait  élevés  au  pouvoir.  Instrument  de 
Claude  et  de  Messaline,  dévoué  aux  intérêts  de  Britan- 
nicus,  il  ne  put  se  résigner  à  la  mort  du  jeune  prince. 
Sans  attaquer  l'empereur,  sans  même  prononcer  le  nom 
de  Britannicus,  ce  qui  l'eût  trop  tôt  désigné  aux  ven- 
geances de  Néron,  il  poursuivit  Sénèque  de  ses  invec- 
tives, le  plaçant  sans  doute  au  nombre  des  meurtriers, 
puisqu'il  n'avait  pas  quitté  la  cour  après  l'empoison- 
nement de  Britannicus.  A  défaut  d'une  accusation  di- 

1.  Juvénal,  Satires. 


L'ÉLOQUENCE  A   ROME  SOUS  CLAUDE.  121 

recte  que  la  prudence  lui  interdisait,  il  n'était  aucun 
reproche  qu'il  lui  épargnât. 

«  Cet  homme,  disait-il,  se  venge  sur  les  amis  de 
Claude,  du  juste  exil  auquel  il  a  été  condamné.  Habitué 
à  do  frivoles  études,  ne  s'adressant  qu'à  des  jeunes 
gens  inexpérimentés,  il  est  jaloux  de  ceux  qui  mettent 
au.  service  de  leurs  concitoyens  une  vive  et  saine 
éloquence.  Il  a  été,  lui,  le  questeur  de  Germanicus,  et  il 
a  porté  l'adultère  dans  la  maison  de  ce  prince.  Est-ce 
un  crime  plus  grand  de  recevoir  d'un  plaideur  recon- 
naissant le  prix  d'un  travail  honorable  (allusion  à  la 
loi  Cincia  qu'il  était,  de  nouveau,  question  de  reprendre 
contre  Suilius),  que  de  séduire  les  premières  femmes 
de  l'empire?  Par  quels  préceptes  de  sagesse,  par  quelle 
philosophie,  Sénèque  a-t-il,  en  quatre  ans  de  faveur, 
amassé  trois  cents  millions  de  sestorces?  A  Rome,  il 
capte  les  testaments,  il  attire  dans  ses  filets  les  vieil- 
lards sans  enfants,  tandis  qu'il  épuise  par  ses  usures 
l'Italie  et  les  provinces.  Quant  à  lui,  Suilius,  il  a  acquis 
par  son  travail  une  modeste  aisance.  Mais  il  est  prêt 
à  tout  affronter,  accusations  et  dangers,  plutôt  que 
d'abaisser  devant  cette  fortune  subite  sa  longue  et 
ancienne  considération'.  » 

Telle  est  la  forme  que  Tacite  donne  aux  invectives  de 
Suilius.  Malgré  leur  violence,  elles  ne  manquent  pas 
de  dignité  ;  l'afïéctation  même  avec  laquelle  Suilius, 
l'avocat  perfide  du  chevalier  Samius,  parle  de  «  son 
travail  honorable  et  de  sa  modeste  aisance  «  prête  à  ses 
paroles  une  certaine  vraisemblance.  Cependant,  à  en 
croire  Dion  Cassius,  Suilius  allait  encore  plus  loin,  et 

I.  Annales,  XllI,  43. 


122  CHAPITRE   XVI. 

la  véhémence  de  sa  haine  ne  reculait  devant  aucune 
accusation,  si  injurieuse  et  si  infamante  qu'elle  fût.  Elle 
ne  ménageait  ni  l'empereur  ni  sa  mère,  Agrippine. 
Tout  en  ayant  l'air  de  parler  en  son  propre  nom,  l'his- 
torien grec  semble  reproduire  le  langage  même  du  ter- 
rible délateur.  Le  passage  de  Dion  Cassius  mérite  d'être 
rapproché  du  langage  de  Tacite.  «  Sénèque  fut  dénoncé. 
On  lui  reprochait,  entre  autres  méfaits,  d'avoir  com- 
merce avec  Agrippine.  Il  ne  se  contentait  pas  d'avoir  été 
l'amant  de  Julie  (la  fdle  de  Germanicus)  ;  l'exil  ne  l'avait 
pas  corrigé  ;  il  fallait  encore  qu'il  se  liât  avec  Agrippine, 
une  telle  femme,  la  mère  d'un  tel  fils!  Au  reste,  ce  n'est 
pas  en  ce  point  seulement,  c'est  en  tout  que  la  vie  de 
ce  philosophe  contredit  ses  préceptes.  Il  condamne  la 
tyrannie,  et  il  a  été  le  précepteur  d'un  tyran  ;  il  s'acharne 
contre  ceux  qui  s'attachent  aux  hommes  puissants,  et  il 
ne  quitte  pas  les  palais;  il  gourmande  les  flatteurs,  et 
il  a  poussé  l'adulation  envers  Messaline  et  les  affranchis 
de  Claude  jusqu'à  leur  envoyer  de  son  île  un  livre  rempli 
de  leurs  louanges,  que  depuis,  il  est  vrai,  la  honte  lui 
a  fait  supprimer  ;  il  fait  le  procès  aux  richesses,  et  il  a 
amassé  75  millions  de  deniers;  il  accuse  le  luxe  d'au- 
trui,  et  il  a  chez  lui  trois  cents  tables  de  citre,  à  pieds 
d'ivoire,  sur  lesquelles  il  mange.  En  voilà  assez  pour 
faire  comprendre  le  reste,  et  l'impudence  d'un  homme 
qui,  époux  d'une  femme  très  noble,  recherche  d'in- 
fâmes amours  et  en  a  inspiré  le  goût  à  Néron.  Pour- 
tant il  avait  d'abord  poussé  la  rigueur  jusqu'à  obtenir 
de  Néron  qu'il  ne  l'embrasserait  pas,  ni  ne  mangerait 
avec  lui.  Pour  ceci,  on  peut  deviner  son  prétexte;  il 
veut  philosopher  à  loisir,  sans  être  distrait  par  les  fes- 
tins du  prince;  quant  au  baiser  de  Néron,  je  ne  puis 


L'ÉLOQUENCE  A   ROME  SOUS  CLAUDE.  123 

concevoir  pourquoi  il  s'en  défendait.  Une  seule  raison 
se  présente  à  l'esprit  ;  il  ne  veut  pas  du  baiser  d'une 
telle  bouche  ;  mais  ce  serait  une  excuse  inadmissible 
avec  l'homme  dont  j'ai  fait  connaître  les  goûts ^ .  » 

Malgré  la  malveillance  notoire  avec  laquelle  Dion 
Cassius  s'exprime  en  toute  circonstance  sur  le  compte 
de  Sénèque,  il  est  dii'licile  de  ne  pas  voir  dans  cet  amas 
d'imputations  grossières,  un  souvenir  des  attaques  per- 
sonnelles de  Suilius.  Seul,  un  ancien  familier  du  palais 
impérial,  et  qui  y  a  conservé  des  accointances,  a  pu  con- 
naître ces  détails  d'intérieur  et  les  dénaturer  avec  autant 
de  perfidie.  C'est  Suilius  qui  charge  ici  Sénèque  de 
toutes  les  souillures  que  la  haine  et  une  ambition  déçue 
peuvent  imaginer.  Sénèque  fut  averti  des  attaques  de 
son  ennemi,  et  comme  il  était  tout-puissant,  il  trouva 
aussitôt  des  défenseurs  prêts  à  soutenir  sa  cause.  Sui- 
lius avait  enseigné  le  moyen  de  perdre  un  adversaire  ; 
on  le  retourna  contre  lui.  Il  fut  accusé  soudainement 
d'avoir  pillé  les  alliés  et  volé  le  Trésor  public  pendant 
qu'il  gouvernait  l'Asie  ;  le  sénat  accorda  un  an  aux  dé- 
nonciateurs pour  recueillir  leurs  preuves.  Ils  jugèrent 
plus  court  d'accuser  Suilius  des  crimes  commis  à  Rome. 
La  liste  des  victimes  de  P.  Suilius  était  longue.  C'étaient 
Q.  Pomponius  jeté  dans  la  guerre  civile  par  la  violence 
de  ses  accusations,  Julie,  fille  de  Drusus  et  Poppea  ré- 
duites à  se  donner  la  mort,  Valerius  Asiaticus,  Lusius 
Saturninus,  Cornélius  Lupus,  une  foule  de  chevaliers 
romains  perdus  par  ses  intrigues.  On  lui  reprochait,  en 
un  mot,  toutes  les  cruautés  du  règne  de  Claude. 

En  vain   Suilius  invoqua  les  ordres  de  ce   prince. 

I,  Dion  Cassius,  LXI,  10. 


124  CHAPITRE  XVI. 

«  Je  n'ai  rien  fait,  dit-il,  de  mon  propre  monvement  : 
j'ai  obéi  à  l'empereur  ».  A  ces  mots,  Néron  lui  ferma  la 
bouche,  en  déclarant  qu'il  avait  trouvé  dans  les  tablettes 
de  son  père  la  preuve  que  jamais  celui-ci  n'avait  or- 
donné une  accusation.  «  J'ai  obéi  à  Messaline  »,  essaya 
de  balbutier  Suilius.  «  Pourquoi  donc,  reprirent  les 
accusateurs,  avait-il  été  choisi  de  préférence  à  tout  au- 
tre pour  prêter  sa  voix  aux  vengeances  d'une  femme 
impudique?  Ne  méritent-ils  pas  un  châtiment  ces  ins- 
truments de  cruautés,  qui  api'ès  avoir  reçu  le  salaire  du 
crime,  rejettent  sur  d'autres  la  responsabilité  du  crime?» 
Suilius,  sans  se  laisser  déconcerter,  sans  rien  perdre  de 
son  orgueil,  riposta  à  toutes  les  attaques,  rendit  coup 
pour  coup.  Il  n'en  fut  pas  moins  condamné  à  perdre  la 
moitié  de  ses  biens  et  fut  relégué  dans  les  îles  Baléares. 
Ses  adversaires  voulaient  entraîner  dans  sa  perte  son 
fils  Nerulinus  et  déjà  l'accusaient  de  concussion.  Néron 
les  arrêta,  en  disant  qu'on  avait  assez  fait  pour  la  ven- 
geance. Suilius  partit  donc  pour  l'exil,  mais  sa  fortune 
encore  considérable  lui  permit  de  consoler  par  une  vie 
voluptueuse  l'isolement  où  il  termina  ses  jours'. 

A  mesure  que  l'on  avance  dans  cette  recherche  et 
cette  étude  des  derniers  débris  de  l'éloquence  romaine, 
les  fragments  des  orateurs  deviennent  plus  rares,  leurs 
portraits  plus  indécis,  et  leur  souvenir  plus  effacé.  Il 
manque  à  cette  époque  un  ouvrage  analogue  au  Bridus 
de  Cicéron  ou  aux  Controverses  deSenèque,  qui  nous  fit 
connaître  les  noms  de  ceux  qui  cultivent  encore  l'art 
oratoire,  et  nous  donnât  des  détails  sur  leurs  discours. 

1.  Annales,  XU],  43,  44. 


L'ÉLOQUENCE  A   ROME  SOUS  CLAUDE.  12"j 

Cepoiulaul  les  écoles  ne  cessaient  pas  de  réunir  autour 
des  rhéteurs  une  foule  nombreuse,  et  le  forum  conti- 
nuait d'être  assidûment  fréquenté.  Mais  les  historiens 
ne  mentionnent  (|ue  les  orateurs  politiques,  ou  les  déla- 
teurs qui  se  font  les  instruments  des  vengeances  impé- 
riales, et  les  victimes  qui  succombent  sous  leurs  coups. 
A  peine  quelques  noms  d'orateurs  judiciaires  se  rencon- 
trent-ils dans  les  livres  des  grammairiens  ou  des  au- 
teurs de  traités  de  rhétorique.  C'en  est  assez,  toutefois, 
l)0ur  qu'un  auteur  contemporain  ne  pût  pas  voir  se  réa- 
liser le  vœu  qu'il  exprime  en  ces  termes  :  «  Sans  comé- 
diens et  même  sans  avocats,  les  villes  ont  été  heureuses 
autrefois  et  pourraient  l'être  encore  ^  ».  Les  comédiens 
ne  manquent  pas  à  Rome  ;  il  s'en  trouve  même  sur  le 
trône.  Quant  aux  avocats,  malgré  le  silence  des  histo- 
riens, on  en  connaît  encore  un  nombre  suffisant  pour 
ne  pas  perdre  les  traces  de  l'éloquence,  et  pour  continuer, 
du  moins,  à  marquer  sa  route. 

Au  premier  rang  se  place  Crispus  Passienus,  le  fils  de 
C.  Vibius  Crispus  Passienus, que  Sénèquele  Père  cite  sou' 
vent  dans  ses  Controverses  et  qu'il  appelle  «  l'homme  le 
plus  éloquent  et  le  premier  orateur  de  son  époque^  ». 
On  a  souvent  confondu  le  fils  avec  le  père  par  suite  de 
la  négligence  avec  laquelle  les  anciens  reproduisent  les 
noms  propres,  sans  les  faire  précéder  du  prénom  qui  dis- 
tingue les  membres  de  la  même  famille.  Le  Passienus, 
que  Sénèque  le  Père  a  connu,  eût  été  un  vieillard  à  la 
mort  de  Caligula,  tandis  que  celui  qui  devint  le  second 
mari  d'Agrippine  était  un  homme  jeune  et  dans  la  force 
de  l'âge.  Crispus  Passienus  marcha  sur  les  traces  pater- 

1.  Columelle,  I,  1. 

2.  Controverses,  II,  13,  17. 


126  CHAPITRE  XVI. 

nelles.  Il  hérita  de  l'éloquence  comme  des  richesses 
de  C.  Vibius,  et  se  distingua  assez  par  l'habileté  de 
sa  parole  pour  qu'un  de  ses  discours  figurât  au  nombre 
de  ceux  qui,  dans  la  jeunesse  de  Quintilien,  étaient  pro- 
posés comme  modèles  aux  jeunes  gens'.  Une  pièce  de 
vers  de  l'Anthologie,  qui  lui  est  adressée,  constate  à  la 
fois  son  éloquence  et  son  crédit. 

«  A  un  ami.  — Crispus,  s"écrie  le  poète,  toi  qui  es  ma 
force,  et  l'ancre  de  ma  fortune  en  péril;  Crispus,  digne 
d"être  admiré  même    dans  l'antique  forum  ;  Crispus, 
qui  ne  connais  ta  puissance  que  quand  il  faut  rendre 
service;  Crispus,  la  rive  et  le  sol  où  s'est  sauvé  mon 
seul  honneur,  ma  fortune  inexpugrable,  et  aujourd'hui 
la  seule  consolation  de  mon  cœur  affligé  ;  Crispus,  le 
doux  espoir  et   l'arme  vaillante   du  citoyen  paisible, 
dont  les   lèvres  distillent  le   miel   de   l'Hymette,  qui 
ajoutes  à  la  gloire  d'un  aïeul  et  d'un  père  éloquents  ^  ;  toi, 
dont  il  suffit  qu'on  s'éloigne  pour  se  sentir  exilé;  est- 
elle  avec  moi  que  la  mer  a  jeté  à  demi  mort  sur  un  lit 
de  rochers,  est-elle  avec  moi  ton  âme  qu'aucun  obsta- 
cle ne  saurait  arrêter  ^?  »  Quel  est  le  poète  qui  s'adresse 
à  Passienus?  Les  vers  où  il  est  question  du  Ut  de  rochers 
et  de  naufrage  pourraient,  à  la  rigueur,  s'appliquer  à 
Sénèque  le  Philosophe  ;  aussi  les  lui  a-t-on  quelquefois 
attribués.  C'est  une  supposition  peu  vraisemblable.  Sénè- 
que cite  deux  fois  le  nom  de  Passienus  dans  ses  œuvres, 
mais  sans  lui  donner  aucun  témoignage  d'affection  ^ 
L'omission  serait  étrange  après  les  démonstrations  exa- 

1.  Quintilien,  X,  1,  24. 

2.  Ces  mots,  à  défaut  d'autres  preuves,  suffiraient  à  distinguer 
Passienus  de  Torateur  qui  a  été  connu  de  Sénèque  le  Père. 

3.  Anthologie,  t.  I,  livre  III,  épigr.  157,  p.  598,  édit.  Burmann. 

4.  Des  bienfaits,  I,  15  ;  Questions  naturelles,  IV,  préface. 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS   CLAUDE.  127 

gérées  de  tendresse  que  contient  la  pièce  de  V Antho- 
logie. 

Cet  orateur  au(iuel  les  exilés  envoient  des  supplica- 
tions si  ardentes  semble,  par  sa  douceur  et  la  modéra- 
tion de  son  caractère,  occuper  une  place  à  part  dans 
cette  époque  d'éloquence  armée  et  de  paroles  sanglan- 
tes. Il  avait  épousé  en  premières  noces  Domitia,  la  tante 
maternelle  de  Néron,  dont  l'avarice  était  proverbiale  à 
Rome.  Elle  intenta  un  procès  en  réclamation  d'argent 
à  son  frère  Domitius  Ahenobarbus,  et  Passienus  dut 
soutenir  sa  cause.  Il  trouvait  indigne  de  sa  femme  et  de 
son  beau-frère,  également  riches,  une  contestation  de  ce 
genre,  et  laissa  échapper  un  mot  qui  indiquait  son  regret. 
Dans  sa  péroraison,  il  s'étendit  longuement  sur  les  liens 
de  parenté  qui  unissaient  les  deux  plaideurs,  sur  la  for- 
tune dont  ils  étaient,  tous  les  deux,  abondamment  pour- 
vus, et  ajouta,  non  sans  une  tristesse  mélancolique  : 
«  Rien  ne  vous  manque  moins  que  ce  qui  cause  vos 
débats*  ».  Vain  reproche,  peu  fait  pour  arrêter  Domi- 
tia, s'il  faut  en  croire  le  mot  cruel  de  l'avocat  Junius 
Bassus.  Comme  Domitia  se  plaignait  que  celui-ci,  en 
l'accusant  d'avarice,  avait  allégué  qu'elle  avait  cou- 
tume de  vendre  ses  vieux  souliers.  «  Vendre  !  non,  ré- 
pondit Bassus,  je  n'ai  jamais  dit  cela  :  J'ai  dit  que  tu 
avais  coutume  d'en  acheter  de  vieux  -  !  »  C'était  subs- 
tituer à  son  premier  trait  une  satire  plus  mordante 
encore. 

Sénèque  le  Philosophe  va  même  jusqu'à  faire  de 
Crispus  Passienus  un  moraliste.  «  Crispus  Passienus, 
dit-il,  de  tous  les  hommes  que  j'ai  connus,  le  plus  ingé- 

1.  Quintilien,  VI,  I,  50. 

2.  Ici.,  VI,  3,  74. 


128  CHAPITRE  XVI. 

nieux  en  toutes  choses,  et  surtout  à  enseigner  les  carac- 
tères et  les  remèdes  des  vices,  répétait  souvent  ([uc  de- 
vant l'adulation  notre  porte  n'est  jamais  barricadée, 
mais  seulement  fermée,  comme  on  la  ferme  devant  une 
maîtresse.  Si  cette  maîtresse  vient  à  l'ouvrir,  elle  est  ai- 
mable, et,  si  elle  la  brise,  adorable'  ».  L'idée  est  ingé- 
nieuse et  finement  exprimée.  «  Il  y  a,  disait  encore  Pas- 
sienus,  des  hommes  dont  j'aime  mieux  le  discernement 
que  les  bienfaits.  Il  y  en  a  d'autres  dont  j'aime  mieux 
les  bienfaits  que  le  discernement.  Par  exemple,  j'aime 
mieux  le  discernement  du  divin  Auguste,  j'aime  mieux 
les  bienfaits  de  Claude  ^.  »  Sénèque  commence  par  dé- 
sapprouver la  distinction  faite  par  Passienus.  «  Pour 
moi,  dit-il,  je  ne  pense  pas  qu'on  doive  désirer  le  bien- 
fait d'un  homme  dont  on  méprise  le  discernement.  » 
Mais  l'auteur  de  l'apothéose  satirique  de  Claude  se 
rappelle  à  temps  qu'il  a,  lui  aussi,  accepté  les  bienfaits 
du  ridicule  empereur.  Il  se  hâte  donc  d'ajouter  :  «  Fal- 
lait-il donc  refuser  ce  que  donnait  Claude?  Non,  mais  il 
fallait  le  recevoir  comme  on  reçoit  de  la  Fortune,  que 
l'on  sait  pouvoir,  au  moment  même,  se  tourner  contre 
nous.  »  Nul  doute  que  Passienus  n'ait  accepté  les  bien- 
faits de  Claude  dans  les  sentiments  que  demande  Sénè- 
que. 

Ce  moraliste  judicieux  et  indulgent  était  parfois  pro- 
fond et  avait  de  ces  mots  qui  emportent  la  pièce,  témoin 
celui  qu'il  prononça  contre  Caligula,  et  c|ue  Tacite, 
n'eût  point  désavoué.  L'auteur  des  Annales  trace  le 
portrait  de  Caligula  sous  le  règne  de  Tibère;  il  oppose 
à  la  cruauté  que  montra  plus  tard  le  jeune  prince  l'hy- 

1.  Questions  naturelles,  IV,  préface. 

2.  Sénèque,  Des  bienfaits,  I,  15. 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  129 

pocrisie  avec  laquelle  il  s'appliqua  à  flatter  Tibère,  le 
persécuteur  de  sa  famille  :  «  De  là,  ajoute-t-il,  le  mot  si 
heureux  et  si  célèbre  de  l'orateur  Passienus  :  qu'il  n'y 
eut  jamais  un  meilleur  esclave  ni  un  plus  méchant 
maître  •.  »  Le  mot  est  vrai,  et  indique  une  juste  connais- 
sance de  la  nature  humaine.  Montesquieu  ne  dédaigne 
pas  de  s'en  emparer  et  de  le  commenter.  «  Ces  deux  cho- 
ses sont  assez  liées,  dit-il,  car  la  même  disposition  ([ui 
fait  qu'on  a  été  vivement  frappé  de  la  puissance  illimitée 
de  celui  qui  commande,  fait  qu'on  ne  l'est  pas  moins, 
lorsque  l'on  vient  à  commander  soi-même  ^  » 

Cependant,  on  n'appartient  pas  impunément  à  une 
époque  où  le  délire  semble  s'emparer  de  toutes  les 
âmes,  et  où  la  folie  s'assoit  sur  le  trône.  Passienus,  le 
sage,  partageait  la  maladie  commune  ;  il  avait,  du 
moins,  une  manie  qu'il  poussait  jusqu'à  l'extravagance. 
Il  aimait  passionnément,  non  les  arbres,  mais  un  arbre 
qui  se  trouvait  près  de  Tusculum,  sur  une  colline  nommée 
Corne,  dans  un  bois  de  hêtres  magnifiques  consacré  à 
Diane.  Était-ce  une  imitation  de  l'orateur  Hortensius 
auquel  Cicéron  reproche  la  même  manie?  Était-ce  un 
jeu,  ou  un  véritable  travers?  Il  n'en  était  pas  moins 
étrange  de  voir  ce  respectable  personnage,  cet  orateur 
célèbre,  deux  fois  consul,  baiser  ce  hêtre  au  feuil- 
lage touffu,  l'embrasser,  se  coucher  à  son  ombrage  et 
l'arroser  avec  du  vin^  Mais  la  folie  la  plus  grave  que 
commit  Passienus  fut  d'épouser  Agrippine,  la  mère  de 
Néron,  et,  après  l'avoir  épousée,  de  l'instituer  son  hé- 
ritière. Agrippine  l'empoisonna  pour  s'assurer  son  hé- 

1.  Annales^  YI,  20;  voir  plus  haut  le  chapitre  sur  Caligida, 
1.  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  chap»  xv. 
3.  Pline,  Hist.  nat.,  XVI,  91. 

n.  —9 


130  CHAPITRE  XVI 

ritage.  Suétone  ne  reproche  pas  à  la  mère  de  Néron 
d'avoir  commis  ce  crime,  mais  saint  Jérôme  l'en  accuse 
d'une  manière  formelle'.  On  ne  prête,  il  est  vrai,  qu'aux 
riche,  dit  le  proverbe,  et  Agrippine  est  riche  en  crimes 
de  ce  genre. 

JuLius  Afbicanus  est  aussi  un  orateur  dont  on  ne  con- 
naît guère  que  le  nom.  Quoique  aucun  de  ses  discours 
n'ait  survécu,  il  mérite  au  moins  d'être  mentionné  à 
cause  de  l'estime  particulière  où  les  anciens  tenaient  son 
éloquence.  Quintilien  n'hésitait  pas  à  le  placer  à  côté  de 
Domitius  Afer,  et  au-dessus  de  tous  les  orateurs  qu'il 
avait  connus.  Il  faisait  toutefois  quelques  réserves.  Il 
lui  trouvait  plus  de  mouvement  qu'à  Domitius  Afer, 
mais  aussi  trop  de  recherche  dans  le  choix  des  mots,  des 
longueurs,  et  il  blâmait  en  lui  l'emploi  exagéré  des  mé- 
taphores ^  Ces  défauts  avaient  frappé  d'autres  esprits 
judicieux. 

Le  soin  excessif  que  Julius  Africanus  donnait  à  son 
style,  son  amour  pour  les  métaphores  impatientaient 
même  ceux  qui  admiraient  le  plus  son  talent.  Un  mot 
ingénieux  de  l'orateur  Crispus  Passienus  rend  parfaite- 
ment cette  impression.  Un  jour  qu'il  venait  d'entendre 
Africanus,  il  s'écria  :  «  Bien,  par  Hercule!  bien!  mais 
pourquoi  si  bien'''?  »  On  ne  pouvait  mieux  critiquer  la 
recherche  minutieuse  de  l'élégance  des  mots  et  des  pen- 
sées, que  cet  orateur  semble  avoir  affectionnée.  Les  déli- 
cats seuls,  il  est  vrai,  avaient  ces  scrupules  lorsqu'ils 
l'entendaient.  Quant  à  la  foule,  elle  l'admirait  de  con- 

1.  Suétone,  Néron,  6;  saint  Jérôme,  Chronique  d'Eusebe. 

2.  Quintilien,  X,  \,  118;  XII,  10,  11. 

3.  Pline  le  Jeune,  VII,  0. 


L'ÉLOQUENCE  A  ROME  SOUS  CLAUDE.  13i 

fiance  et  prononçait,  à  propos  de  lui,  les  noms  de  Cicé- 
ron  et  d'Asinius.  Aussi,  dans  le  Dialogue  sur  les  orateurs, 
le  partisan  des  modernes,  Aper,  oppose-t-il  les  discours 
d'Africanus  à  l'interlocuteur  qui  ne  veut  pas  admettre 
avec  lui  les  progrès  et  l'éclat  de  la  nouvelle  éloquence  '. 
Ce  jugement,  si  excessif  qu'il  puisse  paraître,  fait  re- 
gretter néanmoins  que  rien  n'ait  été  conservé  de  cette 
parole  tant  vantée. 

Le  père  de  Julius  Africanus,  né  en  Gaule,  dans  la  Sain- 
tonge,  avait  compté  parmi  les  amis  de  Séjan.  Il  fut  enve- 
loppé dans  la  ruine  de  l'ancien  favori  de  Tibère  -.  L'ora- 
teur, son  fils,  était  Gaulois  comme  lui.  Il  habitait  son  pays 
natal,  ou  du  moins,  il  était  chargé  d'en  défendre  les  in- 
térêts à  Rome,  et  d'en  appuyer  les  députations  auprès 
de  l'empereur.  C'est  à  ce  titre  qu'il  eut  à  remplir  une 
mission  délicate  à  la  cour.  Après  la  mort  d'Agrippine, 
Néron,  comme  on  sait,  aussitôt  son  forfait  commis, 
avait  envoyé  au  sénat  une  lettre  écrite  par  Sénèque,  où 
il  accusait  sa  mère  d'avoir  cherché  à  le  faire  périr.  Il  y 
disait  entre  autres  choses  :  «  Je  suis  sauvé,  mais  je  ne 
le  puis  croire  encore,  ni  m'en  réjouira  »  Des  députa- 
tions empressées,  accoururent  immédiatement  des  pro- 
vinces pour  le  rassurer  sur  ses  remords  et  sur  ses  scru- 
pules. Julius  Africanus  était  à  la  tête  de  la  députation 
des  Gaules.  Il  prononça,  à  cette  occasion,  un  discours 
qui,  heureusement  pour  sa  mémoire,  n'a  point  survécu. 
Un  trait  seul  en  a  été  conservé  par  Quintilien.  Africa- 
nus y  faisait  allusion  au  mot  de  la  lettre  de  Néron  que 
nous  avons  cité  plus  haut  :  «  Vos  provinces  des  Gaules 

1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  15. 

2.  Annales,  VI,  7. 

3.  Quintilien,  VIII,  5,  18. 


132  CHAPITRE  XVI. 

dit-il,  vous  supplient,  César,  de  supporter  votre  bonheur 
avec  résignation^.  »  Était-ce  une  épigramme  à  peine  dis- 
simulée? Il  vaudrait  mieux  le  croire  pour  l'honneur 
d'Africanus.  Malheureusement,  il  est  à  penser  qu'il  y  a 
à  un  de  ces  traits  inattendus,  que  l'orateur  atfection- 
nait.  Africanus  a  parlé  sérieusement,  et  c'est  sérieuse- 
ment que  Quintilien  cite  son  mot  parmi  les  exemples  de 
pensées  nouvelles. 

1.  Quintilien,  YIII,  5,  15. 


CHAPITRE  XVII 

L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE  RÈGNE  DE  NÉRON. 

Néron  orateur.  —  L'inscription  d'Acraephiae  en  Béotie.  —  Dis- 
cours aux  jeux  Isthmiques.  —  Néron  poète.  —  Les  délateurs  : 
Cossutianus  Capito,  Gaius  Eprius  Marcellus. 

^  le  nom  de  Néron  peut  figurer  dans  une  histoire  de 
l'éloquence  romaine,  ce  n'est  pas  qu'il  ait  montré  de 
grandes  aptitudes  pour  l'art  de  la  parole.  Il  a  été  mé- 
diocre orateur,  de  même  qu'il  a  été  mauvais  poète  et 
mauvais  musicien.  Mais  comme  ses  prédécesseurs,  il  a 
eu  le  goût  des  arts  et  des  lettres,  et,  en  qualité  d'empe- 
reur, il  a  eu  à  prononcer  des  discours  officiels  dont  il  a 
été  quelquefois  l'auteur,  et  dont  il  a  eu  la  responsa- 
bilité. Fils  de  Domitius  Ahenobarbus  et  d'Agrippine, 
la  fille  de  Germanicus,  il  perdit  son  père  de  bonne 
heure.  Plus  tard,  Caligula  exila  Agrippine  et  confisqua 
les  biens  de  la  famille.  Le  jeune  Néron,  réduit  presque 
à  l'indigence,  fut  alors  recueilli  par  sa  tante  maternelle 
Lepida.  Mais  il  ne  paraît  pas  que  sa  première  éducation 
ait  été  fort  soignée.  Il  n'avait  d'autres  maîtres  qu'un 
danseur  et  un  barbier'.  Après  la  mort  de  Caligula,  il 

1,  Suétone,  Néron,  6. 


134  CHAPITRE  XVII. 

recouvra  ses  biens  paternels,  et  lorsque  Agrippine,  re- 
venue de  l'exil,  épousa  Crispus  Passienus,  il  put  rece- 
voir les  conseils  de  son  beau-père,  le  meilleur  avocat 
de  son  temps.  Il  eut  ensuite  pour  maître  Sénèque  le  Phi- 
losophe, qu'Âgrippine,  comme  on  l'a  vu,  s'empressa 
de  rappeler  de  la  Corse  et  d'attacher  à  sa  personne. 

Un  enseignement,  si  excellent  qu'il  soit,  ne  peut  sup- 
pléer à  l'œuvre  de  la  nature.  Là  où  le  foîids  manque, 
l'éducation  perd  ses  droits.  Malgré  le  mot  fameux  qu'il 
prononça  au  moment  de  se  donner  la  mort,  qualis  artifex 
pereo!  Néron  n'était  pas  un  artiste.  Il  n'avait  que  des  as- 
pirations vagues,  mobiles,  capricieuses,  pour  les  arts  et 
pour  les  lettres.  Il  aimait  à  graver,  à  peindre,  à  faire 
des  vers,  à  chanter'.  Il  y  réussissait  un  peu,  mais  ne 
dépassait  pas  les  bornes  d'une  honnête  médiocrité,  Il 
n'avait  qu'un  talent  d'amateur.  On  ne  peut  pas  même 
dire  de  lui  avec  Racine  : 

Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière. 

En  efTet,  sa  passion  pour  les  chevaux  n'était  pas  tou- 
jours heureuse.  Aux  jeux  Olympiques  il  voulut  conduire 
un  char  de  dix  chevaux,  il  ne  put  y  parvenir,  et  fut  plu- 
sieurs fois  renversé  de  son  char.  11  n'en  obtint  pas  moins 
le  prix  de  la  course  ^.  Il  apporta  dans  l'étude  de  l'élo- 
quence la  même  médiocrité  d'aptitudes.  Cependant  on 
le  fit  débuter  de  bonne  heure.  Il  venait  d'avoir  seize  ans 
et  d'épouser  Octavie,  quand,  pour  le  faire  connaître  des 
Romains,  et  l'illustrer  par  des  succès  oratoires,  on  le 
chargea  de  soutenir  dans  le  sénat  certaines  causes  d'ap- 

1.  Annales,  XIII,  3. 

2.  Suétone,  24. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE  RÈGNE   DE   NÉRON.  13b 

parât,  où  il  ne  devait  rencontrer  ni  difficultés  dans  l'ex- 
position ni  contradicteurs.  C'est  ainsi  qu'il  appuya  la 
requête  des  habitants  d'Ilion,  demandant  à  être  exemp- 
tés de  toute  espèce  d'impôts,  comme  bienfaiteurs  et 
ancêtres  du  peuple  romain.  Il  fît  valoir  «  dans  un  bril- 
lant discours  »  l'origine  troyenne  des  Romains,  rappela 
Énée,  pèce  des  Jules  et,  par  conséquent,  de  la  dynastie 
impériale,  et  énuméra  toutes  les  traditions  mythologi- 
ques que  Virgile  a  si  bien  mises  en  œuvre  dans  son 
Enéide.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  obtenir  gain  de  cause. 
Il  prit  également  en  mains  la  défense  de  la  colonie  de  Bo- 
logne, ruinée  par  un  incendie;  elle  i^eçut,  grâce  à  son 
intervention,  un  secours  de  10  millions  de  sesterces.  11 
porta  la  parole  encore  en  deux  circonstances  semblables 
pour  des  villes  alliées.  Sur  sa  demande,  on  rendit  la  li- 
berté aux  Rhodiens,  qui  l'avaient  déjà  plus  d'une  fois 
recouvrée  par  leurs  services  et  perdue  par  leurs  sédi- 
tions. Enfin  la  ville  d'Apamée,  renversée  par  un  trem- 
blement de  terre,  fut  dispensée,  sur  sa  demande,  de 
payer  le  tribut  annuel  pendant  cinq  ans*. 

La  simplicité  de  ces  causes  permet  de  supposer,  sans 
qu'il  y  ait  là  un  grand  titre  d'honneur,  que  Néron  n'em- 
prunta pas  l'éloquence  de  Sénèque  pour  les  soutenir. 
Son  maître  dut,  tout  au  plus,  revoir  ces  harangues.  Il 
n'en  est  pas  de  même  des  discours  que  Néron  prononça 
à  son  avènement  à  l'empire.  Lejour  où  Agrippine  laissa 
percer  la  nouvelle  de  la  mort  de  Claude,  où  Néron  en- 
touré de  soldats  choisis  fut  présenté  aux  prétoriens,  il 
n'adressa  à  l'armée  que  quelques  paroles  où  il  lui  pro- 
mettait des  largesses,  mais  ces  paroles  avaient  été  pré- 

1.  Annales^  XII,  58. 


136  CHAPITRE   XVII. 

parées  et  pesées  par  Agrippine  et  par  Sénèque  ^  L'éloge 
funèbre  de  Claude,  débité  par  lui  aux  obsèques  du  mal- 
heureux prince,  était  aussi  l'œuvre  de  Sénèque  qui  l'avait 
paré  de  tous  les  ornements  de  son  éloquence.  On  écouta 
avec  faveur  la  moitié  de  la  harangue,  où  l'orateur  rap- 
pelait l'illustration  de  la  gens  Claudia  et  louait  les  con- 
naissances littéraires  du  pauvre  Claude.  Mais  on  ne  put 
s'empêcher  de  rire,  quand  on  entendit  Néron  vanter  la 
sagesse  et  la  prévoyance  d'un  prince,  qui  avait  déshé- 
rité son  fils  pour  lui  substituer  le  descendant  des 
Domitius.  Le  public  remarqua  aussi  avec  malice 
que,  le  premier  des  Césars,  Néron  avait  recouru  à  une 
main  étrangère  pour  composer  une  oraison  funèbre,  et 
l'on  ne  manqua  pas  de  lui  opposer  l'exemple  de  ses 
prédécesseurs ^ 

C'est  à  Sénèque  encore  qu'il  faut  attribuer  l'honneur 
du  discours  solennel  que  Néron  prononça  au  sénat  pour 
lui  notifier  son  avènement,  et  pour  tracer  le  tableau  flat- 
teur et  peu  fidèle  de  sa  future  administration.  Cependant 
Tacite,  qui  résume  la  harangue,  ne  prononce  pas  le  nom 
du  philosophe.  «  Néron  parla  d'abord  de  l'autorité  des 
sénateurs  et  de  l'assentiment  des  soldats;  il  rappela  les 
conseils  et  les  exemples  qui  l'aideraient  à  exercer  digne- 
ment le  pouvoir:  «  Ma  jeunesse,  disait-il,  n'a  été  com- 
«  promise  ni  par  les  guerres  civiles,  ni  par  des  discordes 
«  domestiques;  je  n'apporte  ni  haine,  ni  ressentiment,  ni 
«  désir  de  vengeance  ».  11  traça  ensuite  le  plan  de  son 
gouvernement,  en  protestant   surtout  contre   certains 
actes  de  Claude,  dont  le  souvenir  était  encore  récent  : 
«  Je  ne  me  ferai  point,  ajouta-t-il,  le  juge  de  tous  les 

1.  Aji?ïales,  \ll,  69. 

2.  Ibid,  XIII.  3. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE   RÈGNE  DE   NÉRON.  137 

«  débats,  je  n'enfermerai  point  dans  mon  palais  les  ac- 
«  cusateurs  et  les  accusés,  de  manière  à  laisser  grandir 
«  lïnfluence  de  quelques  hommes  (allusion  au  procès 
«  d'Asiaticus  et  à  la  conduite  de  Suilius).  Ma  demeure 
«  sera  inaccessible  à  la  vénalité  et  à  l'ambition  :  elle 
«  sera  distincte  de  l'État.  Le  sénat  gardera  ses  anciennes 
«  fonctions.  L'Italie  et  les  provinces  du  peuple  relè- 
«  veront  du  tribunal  des  consuls,  et  ceux-ci  leur  per- 
«  mettront  de  se  présenter  devant  le  sénat.  Quant  à 
«  moi,  je  veillerai  sur  les  armées  qui  me  sont  con- 
«  fiées  ^  » 

Malgré  le  silence  de  Tacite,  c'est  Sénèque  qui  doit 
être  le  principal  auteur  de  ce  programme  séduisant. 
C'est  encore  à  lui  qu'on  doit  attribuer,  en  grande  partie, 
les  harangues  offlcielles,  où  Néron  fait  étalage  de  ces  ver- 
tus «  qui  rappellent  Auguste  vieillissant  ».  Le  public  ne 
s'y  trompe  pas.  Sa  malice  y  voit  clair.  En  vain  les  dis- 
cours sont  accueillis  par  les  applaudissements  du  sénat 
et  gravés  en  lettres  d'or  :  «  Voilà  encore  Sénèque,  dit-on, 
qui  veut  montrer  la  sagesse  de  ses  leçons,  ou  faire  éta- 
lage de  son  talent^  ».  Tout  autre,  en  efTet,  était  le  style 
de  Néron.  On  le  vit  bien  dans  Védit  par  lequel  il  s'excusa 
devant  le  peuple  d'avoir  fait  achever  à  la  hâte  les  obsè- 
ques de  Britannicus.  «  C'est,  portait  l'édit,  la  coutume 
de  nos  ancêtres  de  soustraire  aux  regards  les  funérailles 
de  ceux  qui  meurent  d'une  manière  prématurée,  pour 
ne  pas  en  prolonger  l'amertume  par  une  pompe  et  des 
éloges  funèbres.  Quant  à  moi,  privé  de  l'appui  d'un  frère, 
je  place  toutes  mes  espérances  dans  la  République.  Le 
sénat  et  le  peuple  doivent  donc  entourer  d'autant  plus 

1 .  Annales,  XIII,  4. 

2.  Ibid.,  XIII,  11. 


138  CHAPITRE   XVII. 

de  leur  bienveillance,  un  prince  qui  reste  seul  d'une 
famille  née  pour  le  rang  suprême  '.  » 

Il  est  fâcheux  pour  la  mémoire  de  Sénèque  qu'on  ne 
puisse  pas  même  laisser  à  Néron  le  triste  honneur  d'avoir 
composé  la  lettre  où  il  annonçait  au  sénat  la  mort  de  sa 
mère,  et  où  il  accusait  Agrippine  d'avoir  voulu  l'assas- 
siner. Mais  le  témoignage  de  l'antiquité  est  formel.  Soit 
remords,  soit  incapacité,  Néron  eut  recours  à  la  main 
de  son  ministre,  et  celui-ci  laissa  échapper  l'occasion 
d'un  refus  indigné  et  d'une  mort  honorable.  C'est  dans 
d'autres  circonstances  que  Néron  s'exerçait  à  l'éloquence 
et  composait  des  discours.  Ainsi,  après  avoir  fait  périr 
Poppée  par  ses  violences,  il  ne  craignit  pas  de  pronon- 
cer son  éloge  funèbre  du  haut  de  la  tribune.  Le  pané- 
gyrique, il  est  vrai,  fut  digne  de  l'auteur  et  de  celle  qui 
en  était  l'objet.  «  Néron  loua  la  beauté  de  ses  traits,  la 
divinité  de  l'enfant  dont  elle  avait  été  mère,  et  les  autres 
dons  de  la  fortune,  ses  uniques  vertus,  »  ajoute  Tacite  2. 

Est-ce  le  succès  que  le  discours  de  Néron  obtint  auprès 
des  flatteurs  qui  l'encouragea?  Est-ce  le  désir  de  con- 
quérir toutes  les  gloires?  Néron  ayant,  par  l'habitude 
des  crimes,  perdu  sa  timidité  première,  prit  plus  sou- 
vent la  parole  en  public.  Il  déclama  fréquemment  devant 
de  nombreux  auditoires  ^  Use  fit  proclamer  vainqueur 
aux  concours  d'éloquence  des  jeux  Quinquennaux 
établis  par  lui  en  l'an  59  '*.  11  acquit  ainsi,  par  ces  exer- 
cices, une  certaine  facilité  qu'il  retrouva  encore  au 
moment  suprême,  lorsque,  caché  près  de  Rome,  il  se 

1.  Annales,  XIII,  17. 
2.1fjid.,  XIV,  IG. 

3.  Suétone,  10. 

4.  Annales,  Xl\,  21. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGNE   DE   NÉRON.  139 

demandait  s'il  allait  fuir  en  Egypte,  ou  s'il  allait  se  pré- 
senter à  la  tril)une  et  adresser  au  peuple  d'instantes 
supplications.  Il  se  hâta  de  jeter  sur  ses  tablettes,  où  on 
le  retrouva  après  sa  mort,  le  discours  qu'il  comptait 
prononcer.  Il  ne  donna  pas  suite  à  ce  dessein,  per- 
suadé, non  sans  raison,  qu'avant  de  parvenir  jusqu'au 
forum,  il  serait  mis  en  pièces  par  la  multitude  irritée  '. 
Il  est  fâcheux  qu'un  Aulu-Gelle  quelconque,  à  défaut 
de  Suétone,  ne  nous  ait  pas  conservé  cette  harangue,  le 
seul  discours  en  latin  que  peut-être  Néron  ait  composé 
sans  avoir  recours  à  une  aide  étrangère. 

Il  ne  resterait  donc  aucun  monument  authentique  de 
Néron  sans  un  hasard  heureux  qui  a  fait  retrouver  ré- 
cemment en  Grèce,  à  un  archéologue  français,  le  texte 
officiel  et  complet  du  discours  que  Néron  prononça  en 
grec  aux  jeux  Isthmiques,  quand  ilrendit  lalibertéàtoute 
la  Grèce  ^  C'est  en  Béotie,à  Karditza,  l'ancienne  Acrae- 
phiae,  que  M.  Holleaux  a  découvert  en  1888  la  harangue 
de  Néron,  gravée  sur  une  stèle  de  marbre  qui  est  encastré 
lui-même  dans  la  muraille  de  la  vieille  église  de  Saint- 
Georges.  On  sait  l'étrange  voyage  que  Néron  fît  à  travers 
la  Grèce,  deux  ans  avant  sa  chute,  avec  une  armée  de 
soldats  et  une  armée  non  moins  nombreuse  d'histrions. 
On  eût  dit  la  marche  triomphale  de  Dionysos,  revenant 
des  Indes  avec  ses  troupes  de  Bacchantes  et  de  Satyres 
avinés.  Accueilli  par  les  flatteries  intéressées  des  habi- 
tants, il  parcourut  la  Grèce,  remportant  la  victoire  dans 
tous  les  concours  de  musique,  et  recevant  dix-huit  cents 
couronnes,  tandis  que,  par  son  ordre,  on  célébrait  au- 
tant de  sacrifices  dans  tout  l'empire .  Aussi  déclarait-il  que 

1.  Suétone,  47. 

2.  Id.,  24. 


140  CHAPITRE  XYII. 

«  seuls  les  Grecs  savaient  écouter  et  que  seuls  ils  étaient 
dignes  de  l'apprécier  '  ». 

Comme  il  aimait  tout  ce  qui  avait  l'air  grandiose, 
on  lui  conseilla  de  s'illustrer  en  perçant  l'isthme   de 
Corinthe  ;    il    fit  commencer    aussitôt    les  travaux    et 
donna  lui-même  le  premier  coup  de  pioche.  Bien  qu'il 
ne   fût   pas   entré  à  Lacédémone  à  cause  des    lois  de 
Lycurgue   qu'il   prétendit  respecter,  ni  à  Athènes,    à 
cause  des  mystères  d'Eleusis  et  des  Erynnies   que  le 
souvenir  de  sa  mère  assassinée  lui  faisait  redouter,  il 
voulut  témoigner  sa  reconnaissance  à  la  population 
grecque,  en  l'affranchissant  du  tribut,  et  en  lui  rendant 
sa  liberté.  Cette  solennité  et  le  souvenir  de  Flamininus 
flattaient  sa  vanité.  Flamininus  avait  emprunté  la  voix 
d'un  héraut  pour  annoncer  sa  proclamation.  Néron,  qui 
avait  toujours  aimé  à  déclamer  en  grec,  qui  avait  plaidé 
en  grec  devant  l'empereur  Claude  pour  les  Troyens  et 
pour  les  Rhodiens-,  ne  pouvait  souhaiter  une  occasion 
plus  éclatante  pour  faire  entendre  de  tous  sa  belle  voix, 
et  il  prononça  lui-même  son  discours. 

C'est  ce  discours  et  la  convocation  qui  le  précède 
que  nous  a  rendus  l'inscription  découverte  par  M.  Hol- 
leaux  à  Karditza^ 

«  L'empereur  César  dit  :  «  Voulant  remercier  la  très 
noble  Hellade  de  son  affection  et  de  sa  piété  envers 
moi,  j'invite  les  habitants  de  cette  province  à  venir,  en 
aussi  grand  nombre  que  possible,  à  Corinthe  le  qua- 
trième jour  avant  les  kalendes  de  décembre*.  » 

1.  Suétone,  22. 

2.  Id.,  7. 

3.  Voyez  à  l'Appendice  le  texte  de  l'inscription. 

4.  Le  28  novembre  de  l'année  66  ou  plutôt  G7.  L'indécision  sur  la 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGNE  DE   NÉRON.  Ul 

«  La  multitude  s'étant  réunie,  l'empereur  prononça 
dans  rassemblée  les  paroles  suivantes  : 

«  Vous  ne  pouviez  vous  attendre,  Hellènes,  encore 
que  de  ma  bonté  magnanime  il  n'est  rien  qu'on  ne  doive 
espérer,  à  la  faveur  que  je  vous  fais,  faveur  si  grande 
que  vous  n'auriez  pas  osé  la  demander.  Vous  tous,  Hel- 
lènes, qui  habitez  l'Achaïe  et  la  contrée  appelée  jusqu'ici 
Péloponnèse,  recevez  la  liberté  exempte  de  tout  tribut, 
que  même  dans  les  temps  les  plus  heureux  vous  ne  pos- 
sédiez pas  tous,  car  vous  étiez  asservis  aux  étrangers 
ou  bien  les  uns  aux  autres. 

«  Que  n'ai-je  donc  pu,  aux  temps  où  l'Hellade  était 
florissante,  accorder  cette  faveur,  afin  qu'un  plus  grand 
nombre  jouît  de  mon  bienfait  ;  aussi  je  reproche  au  temps 
d'en  avoir,  d'avance,  amoindri  la  grandeur.  Et  mainte- 
nant, ce  n'est  pas  par  compassion  mais  par  affection  que 
je  vous  donne  ce  bienfait.  Je  remercie  aussi  vos  dieux 
dont,  sur  terre  et  sur  mer,  j'ai  éprouvé  la  protection 
constante,  je  les  remercie  de  m'avoir  fourni  les  moyens 
de  vous  accorder  un  si  grand  bienfait.  En  effet,  d'au- 
tres chefs,  eux  aussi,  ont  rendu  la  liberté  à  des  villes, 
Néron  seul  l'a  rendue  à  la  province  tout  entière.  » 

A  la  suite  du  discours  est  gravé  un  long  décret  par 
lequel,  sur  la  proposition  d'Épaminondas,  fils  d'Épami- 
nondas,  grand  prêtre  perpétuel  des  Augustes  et  de  Néron 
Claudius  César  Auguste,  la  ville  d'Acraephiae  recon- 
naissante, décide  d'élever  un  autel  à  Néron,  et  de  l'asso- 
cier aux  dieux  de  la  cité  avec  cette  dédicace  :  «  A  Néron 
Zeus,  libérateur,  à  toute  éternité  ».  Il  est  probable  qu'on 

date  de  l'année  provient  de  l'insuffisance  des  monuments  liisto- 
riques  à  cette  époque,  et  du  caprice  de  Néron,  qui  avait  déplacé  à 
sa  convenance  la  célébration  des  jeux  Olympiques. 


142  CHAPITRE  XVII. 

rendit  à  Néron  les  mêmes  honneurs  dans  toutes  les  villes 
de  la  Grèce. 

Malgré  sa  brièveté,  le  discours  de  Néron  est  caracté- 
ristique. On  y  voit  s"étalcr,  à  tous  les  mots,  cette  vanité 
enfantine  et  impudente  qui  signale  chacun  de  ses  actes. 
Il  convient  de  relever  quelques  expressions  outrecui- 
dantes comme  celle-ci  :  «  encore  que  de  ma  bonté  ma- 
gnanime il  n'est  rien  qu'on  ne  doive  espérer  ».  Quelle  pa- 
role inattendue  dans  la  bouche  de  l'auteur  de  tant  de 
crimes  !  Plus  loin,  il  veut  plaire  aux  Grecs,  et  il  les  blesse 
en  répétant  le  mot  «  mon  bienfait  »  et,  en  rappelant 
qu'ils  ont  toujours  été  esclaves,  £oou)a65aT£,  tantôt  des 
étrangers,  tantôt  les  uns  des  autres.  Est-il  rien  de  plus 
bizarre  que  le  regret  qu'il  éprouve  de  n'avoir  pas  pu 
rendre  ce  décret,  lorsque  la  Grèce  était  plus  peuplée 
et  dans  toute  sa  fleur;  que  ce  dépit  contre  le  temps  ja- 
loux de  sa  gloire,  sans  s'apercevoir  qu'à  l'époque  de  sa 
grandeur  et  de  sa  prospérité,  la  Grèce  n'aurait  pas  été 
asservie  à  l'empire  romain,  et  n'aurait  pas  eu  besoin  de 
ses  faveurs  ?  Quelle  satisfaction  d'amour-propre  puéril 
brille  dans  le  certificat  qu'à  la  fois  il  se  décerne  à  lui- 
même  en  se  comparant  aux  autres  «  chefs  (?),  YjYsao'vsi;  », 
qui  ont  rendu  la  liberté  à  des  villes  isolées,  tandis  que 
Néron  l'a  rendue  à  la  province  tout  entière  !  Les  mots 
grecs,  eux-mêmes,  bien  que  les  phrases  soient  claires, 
sont  maniérés  et  manquent  de  justesse  et  de  précision. 
Sans  vouloir  rien  exagérer,  ni  tirer  d'un  discours  aussi 
bref  des  conclusions  excessives,  on  peut  dire  que  Néron 
se  peint  dans  sa  proclamation,  et  que  si  le  style  c'est 
l'homme,  on  est  en  droit  de  le  déclarer  aussi  pauvre 
orateur  que  triste  prince  ! 

Néron  peut  prétendre  avec  plus  de  raison  au  titre  de 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGNE   DE  NÉRON.  143 

poète.  Cependant  sa  faible  muse,  presque  aussi  impuis- 
sante que  son  éloquence,  a  souvent  recours  à  l'aide  des 
poètes  qu'il  tenait  à  ses  gages.  Tacite  Icmontre  s'entou- 
rant  de  jeunes  gens  qui  avaient  quelque  talent  pour  les 
vers.  Leur  tâche  était  de  relier  ensemble  et  de  termi- 
ner les  morceaux  qu'il  avait  commencés  ou  qu'il  im- 
provisait, de  remplir  les  mesures  imparfaites,  en  con- 
servant, par-dessus  tout,  les  inspirations  bonnes  ou 
mauvaises  du  poète  impérial.  «  De  là,  dit-il,  le  style  de 
ces  poésies  sans  verve  et  sans  couleur,  qui  ne  semblent 
pas  provenir  d'une  même  source  '  ». 

Le  procédé  de  Néron  est  celui  du  cardinal  de  Riche- 
lieu auquel  on  n'a  pas  contesté  le  nom  de  mauvais 
poète.  Néron  peut  prétendre  au  même  honneur.  Si 
faibles  qu'aient  été  ses  poésies,  si  restreintes  qu'ait  été, 
plus  d'une  fois,  la  part  qu'il  y  a  prise,  il  a  fait  et  écrit 
des  vers.  Suétone  prétend  même  qu'il  les  composait 
avec  plaisir  et  facilité,  et  que  les  œuvres,  publiées 
sous  son  nom,  sont  réellement  les  siennes.  Le  chroni- 
queur attitré  de  la  cour  impériale  a  tenu  dans  ses  mains 
des  tablettes,  des  feuilles  contenant  quelques-uns  de 
ses  vers  les  plus  connus,  où  les  ratures,  les  surcharges 
et  les  interlignes  témoignaient  du  travail  solitaire  et 
personnel  de  l'auteur^.  Les  jeunes  collaborateurs  du 
prince  parmi  lesquels  se  trouvaient,  entre  autres, 
Lucain  et  Nerva,  le  futur  empereur,  mettaient  la  der- 
nière main  à  ces  ébauches.  C'est  peut-être  à  leur  par- 
ticipation que  sont  dues  les  deux  tragédies,  VOreste  et 
VAntigone,  dont  Néron  jouait  les  rôles  de  préférence, 

1.  Annales,  XIV,  16. 

2.  Suétone,  52. 


144  CHAPITRE  XVII. 

et  qu'on  lui  attribue   quelquefois  d'après  un  texte  de 
Philostrate  *. 

De  toutes  ces  pièces  de  vers  lues  chez  lui,  ou  en  public 
sur  la  scène,  accueillies  avec  les  applaudissements  que 
Ton  sait,  reproduites  en  lettres  d'or  et  conservées  dans 
le  temple  de  Jupiter  Capitolin,  la  plus  célèbre  est  le 
poème  intitulé  tx  Tpcoïy.k,  Poèmes  Troyens.  C'est  un  épi- 
sode de  ce  poème,  la  Piise  d'Ilion  "AXwct;  'I/.-'oj,  que 
«  rendu  joyeux,  suivant  son  expression,  par  la  beauté 
de  la  flamme  »,  il  récitait  du  haut  de  la  tour  de  Mécène 
pendant  que  l'incendie  dévorait  Rome  ^.  C'est  encore  en 
s'accompagnant  de  sa  lyre  qu'il  répétait  le  poème  d'Atys 
et  les  Bacchantes,  dont  on  lui  attribue  la  composition  ^. 
LcL  tradition  commune  veut  voir,  avec  plus  de  complai- 
sance peut-être  que  de  justesse,  quatre  vers  de  ce  poème 
dans  la  satire  où  Perse  critique  les  poètes  de  son  temps. 
«  Voulez-vous  voir,  ditle  satirique,  de  cesvers  moelleux 
qu'on  savoure  en  dandinant  latête?  Écoutez  :  «La  corne 
«  des  Bacchantes  retentit  de  rauques  hurlements.  Et  la 
«  Bassaride  qui  veut  trancher  la  tète  au  jeune  et  orgueil* 
«  leux  taureau,  et  la  Ménade  qui  va  guider  ses  lynx  avec 
«  des  guirlandes,  appellentmillefoisÉvios  1  l'échorépète 
«  après  elles  Évios  !  »  Entendrait-on,  continue  le  poète, 
pareille  chose,  s'il  survivait  en  nous  uneveine,  une  fibre 
de  nos  père?  Ces  mots  sans  vigueur  flottent  au  bord  des 
lèvres  ;  Atys  et  la  Ménade  sont  noyés  dans  la  salive  : 
rien  qui  sente  le  pupitre  creusé  ou  les  ongles  rongés  *.  » 

1.  Philostrate,  Vie  cT Apollonius  de  Ti/ane,  IV,  39. 

2.  Suétone,  10;  38;  Dion  Cassius,  LXII,  29;  Anna'es,  XV,  39. 

3.  Dion  Cassius,  LXI,  20  ;  £xi6af;wcr;o£  te  "Amv  Ttvà  r^  Bâ/.y.a;. 

4.  Perse,  Satires,  i,  99.  Voici  les  quatre  vers  attribués  à  Néron  '• 

Torva  Mimalloneis  implerunl  cornua  bombis  ; 
Et  raptum  vilulo  caput  ablalura  superbo 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE  RÈGNE  DE  NÉRON.  14o 

Non  seulement  la  conformité  de  ce  sujet  avec  celui 
que  Dion  Cassius  attribue  à  Néron,  mais  encore  les  cri- 
tiques du  satirique  sur  la  mollesse  et  sur  la  fadeur  des 
quatre  vers  cités,  paraissent  justifier  l'allégation  du 
Scoliaste  et  des  commentateurs.  La  poésie  de  Néron 
semble,  au  jugement  des  anciens,  avoir  présenté  les  ca- 
ractères que  Perse  flétrit  ici  avec  tant  d'énergie.  Ses  vers 
étaient  faibles,  d'une  harmonie  et  d'une  élégance  efTé- 
minées.  Ils  n'indiquaient  ni  travail  ni  énergie.  Ils 
n'avaient  rien  dans  le  fond  ni  danslaforme.  Cette  fadeur 
est  si  sensible  qu'elle  se  trahit  même  dans  le  seul  vers 
authentique  de  Néron  qui  ait  été  conservé,  et  qui  se 
trouve  dans  Sénéque.  Le  philosophe  parle  de  l'éclat  que 
présentent  les  plumes  des  oiseaux,  quand  ils  s'agitent, 
et  cite  à  l'appui  de  sa  théorie  le  vers  «  si  élégant  »  de 
Vempereur  Néron  : 

Colla  Cytheviacae  splendent  ar/itnta  columbae. 

«  Chaque  mouvement  de  la  colombe  de  Cythère  fait  on- 
duler les  nuances  de  son  cou  *.  »  N'en  déplaise  au  phi- 
losophe, le  vers  a  beau  être  facile  et  élégant,  rien  ne  se- 
rait plus  fastidieux  qu'une  pièce  offrant,  dans  tout  son 
développement,  les  mêmes  caractères.  Quant  à  l'objec- 
tion que  Perse  n'aurait  pas  osé  critiquer  les  vers  de  l'em- 
pereur, il  suffira  de  dire  que,  de  l'aveu  de  Suétone,  Néron 

Bassaris,  etbjncem  Maenas  flexuva  corymbis 
Evion  ingeminat.  Repavabilis  assoirai  Echo. 

Rappelons,  pour  aider  à  comprendre  les  vers  de  Néron,  qu'éga- 
rées par  Dionysos,  ^gyale  et  les  Ménades  poursuivaient  Penthée 
ou  Atys,  et  que  la  mère  coupa  la  tète  à  son  111s,  le  prenant  pour 
un  jeune  taureau. 
1.  Questions  naturelles,  l,  5. 

a    —  10 


146  CHAPITRE  XVII. 

soufTrit  patiemment  les  critiques  les  plus  insolentes,  et, 
que,  par  prudence,  Perse  après  avoir  écrit  :  «  Le  roi  Midas 
a  des  oreilles  d'àne  »,  changea  deux  mots,  sur  le  conseil 
de  Cornutus,  et  se  borna  à  demander  :  «  Qui  n'a  pas  des 
oreilles  d'àne^  ?  » 

Parmi  les  poèmes  composés  par  Néron,  on  cite  encore 
un  petit  poème  satirique,  le  Borgne^  dirigé  contre  Clodius 
Pollion,  ancien  préteur-,  et  une  pièce  de  vers  fort  cruelle 
contre  le  sénateur  Âfranius  Quinctianus-*.  Dans  cette 
dernière  satire,  ?yéron,  dont  les  mœurs  étaient  si  épou- 
vantables, attaquait  avec  verve  les  mœurs  infâmes 
d'Âfranius.  C'était  sans  doute  la  pleine  connaissance  de 
son  sujet  qui  avait  inspiré  sa  muse,  plus  énergique  ce 
jour-là  que  d'habitude,  si  Ton  s'en  rapporte  aux  expres- 
sions de  Tacite  et  à  l'assertion  du  Scoliaste.  D'après  ce 
dernier,  c'est  à  Néron  que  Juvénal  pensailen  écrivant  ce 
vers  :  «  Plus  mordant  qu'un  débauché  qui  écrit  une  sa- 
tire ^».  Afranius  Quinctianus,  pour  se  venger,  entra  dans 
la  conspiration  ourdie  contre  Néron,  au  moment  où  ce 
prince,  jaloux  du  succès  de  YOrphée  composé  par  Lu- 
cain,  interdisait  au  poète  de  faire  désormais  des  vers, 
et  le  décidait  ainsi  à  s'associer  à  la  conjuration  dePison. 

Si  Ton  peut  croire  Néron  Tauteur  d'un  poème,  le 
Succin,  en  l'honneur  de  Poppée  ^  ;  s'il  fît  un  chant  sur 
la  chute  inofTensive  du  théâtre  de  Naples  qui  s'écroula, 
après  la  sortie  des  spectateurs,  sans  blesser  personne  ^, 

1.  Perse,  I,  122;  Aurirulas  asuii  quis  non  habet?  Au  lieu  de 
Mida  rex  habet. 

2.  Suétone,  Domitien,  1. 

3.  Annales,  XV,  49. 

4.  IbicL,  XV,  49  ;  Juvénal,  IV,  lOG. 

5.  Pline,  Hist.  nat.,  XXXVIII,  3, 

6.  Annales,  XV,  34. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE   RÈGNE  DE   NÉRON.  147 

il  n'y  a  pas  lieu  de  lui  attribuer  la  composition  de  ri/j/wwe 
cV AmpJillrile  et  de  Neptune,  ni  les  couplets  en  Thonneur 
de  Mélicerte  et  de  Leucothoé,  qu'il  chantait,  en  com- 
mençant avec  un  hoyau  d'or  les  travaux  du  percement 
de  l'isthme  de  Corinthe  '.  Les  expressions  de  Lucien 
n'indiquent  pas  qu'il  en  soit  l'auteur.  Il  paraît  mieux 
prouvé  qu'il  conçut,  s'il  ne  commença  pas  à  l'exécuter, 
un  projet  poétique  vraiment  singulier.  11  voulut  mettre 
en  vers  l'histoire  romaine,  non  pas  en  madrigaux^ 
comme  le  Mascarille  des  Précieuses  ridicules^  mais  en 
vers  héroïques.  Avant  d'en  avoir  écrit  un  seul,  il  s'occu- 
pait de  décider  en  combien  de  livres  il  composerait  son 
œuvre  ;  il  consultait  tout  le  monde,  même  en  dehors  de 
sa  société  ordinaire.  Il  prit,  entre  autres  avis,  celui  de 
Cornutus,  l'un  des  hommes  les  plus  savants  de  l'époque. 
Celui-ci  répondit  avec  beaucoup  de  sincérité  à  la  ques- 
tion de  >'éron  :  il  faillit  lui  en  coûter  la  vie.  Un  poème 
embrassant  tant  de  siècles  et  tant  d'événements  devait 
avoir  quatre  cents  livres,  c'était,  du  moins,  l'opinion  de 
l'empereur.  «  C'est  beaucoup,  dit  Cornutus,  personne 
ne  lira  autant  de  livres.  —  Mais  ton  Chrysippe,  reprit 
alors  un  flatteur,  celui  que  tu  prônes  et  que  tu  imites, 
en  a  écrit  bien  davantage.  —  Il  est  vrai,  répliqua  Cor- 
nutus avec  impatience,  mais  ses  écrits  étaient  utiles 
au  genre  humain  ».  La  réponse  n'était  pas  d'un  courti- 
san. Néron,  blessé  dans  son  amour-propre,  voulut  faire 
périr  Cornutus  ;  après  réflexion,  il  se  contenta  de  le 
reléguer  dans  une  île-. 

Ainsi,  à  mesure  que  Néron  avance  en  âge,  sa  manie 
poétique  tourne  à  la  frénésie.  Enivré  par  les  applaudis- 

1.  Lucien,  Néron  ou  le  percement  de  l'Isthme,  2. 
?.  Dion  Cassius,  LXII,  39, 


148  CHAPITRE  XVII. 

sements  qu'on  ne  lui  ménage  point,  il  se  croit  le  plus 
grand  poète  de  Tunivers,  et  tout  lui  devient  un  sujet  à 
exercer  sa  muse,  la  chevelure  dePoppée,  l'écroulement 
d'un  amphithéâtre,  les  débauches  d'un  sénateur,  l'his- 
toire romaine,  tout  lui  paraît  une 

Admirable  matière  à  mettre  en  vers  latins. 

Les  derniers  mois  de  sa  vie  en  sont  la  preuve.  Au  mi- 
lieu des  préoccupations  les  plus  terribles,  quand  il  sent 
son  pouvoir  chanceler,  quand  les  rênes  de  l'empire  échap- 
pent à  ses  faibles  mains,  il  cherche  partout  des  sujets 
pour  sa  muse,  il  fait  des  vers  sur  les  événements  qui  le 
menacent,  et  il  lance  des  satires  contre  ses  adversaires. 

Parmi  les  nouvelles  contradictoires  qui  circulent  sur 
les  révoltes  des  provinces,  quelques  bruits  favorables 
à  sa  cause  se  répandent  dans  Rome.  Aussitôt  il  oublie 
le  soulèvement  de  Galba  et  des  Espagnols,  il  donne  un 
festin  somptueux,  et  il  récite,  en  les  accompagnant  de 
gestes  bouffons,  des  vers  satiriques  contre  les  chefs  de 
l'insurrection,  et  il  les  publie  *.  Ce  n'est  pas  assez.  Le 
succès  inattendu  qu'il  apprend  peut  l'avoir  aveuglé.  Il 
fait  plus.  Il  conçoit  le  projet  d'aller  se  présenter  en  sup- 
pliant aux  armées  révoltées:  il  est  sûr  de  les  toucher  par 
ses  accents.  Déjà  il  parle  de  revenir  à  leur  tête  en  en- 
tonnant un  chant  de  triomphe  Fpinicia,  et  il  demande 
ses  tablettes  pour  le  composer  d'avance  '.  Un  pareil 
trait  d'aberration  mentale  se  passe  de  tout  commentaire. 

Néron  tombe  enfin.  Sa  mémoire,  son  souvenir  sont 
proscrits.  Justice  est  faite  du  frère  empoisonneur,  du 
parricide,  du  meurtrier  de  tant  de  victimes  nobles  et 

1.  Suétone,  Néron,  45.  •      - 

2.  Ifnd. ,  43 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE  RÈGNE  DE  NÉRON.  149 

innocentes.  Mais  il  aurait  manqué  quelque  chose  à  la 
vindicte  publique,  si  l'on  avait  épargné  le  poète.  Un 
poète  contemporain  s'en  chargea.  Un  des  interlocuteurs 
du  Dialogue  sur  les  orateurs,  Maternus,  rappelle  que  sa 
gloire  commença  «  le  jour  où  dans  son  Néron  (poème 
ou  tragédie  ?)  il  fit  justice  d'une  puissance  abhorrée  et 
qui  avait  osé  profaner  le  culte  sacré  des  Muses  '  !  » 

Nous  avons  franchi  peut-être  les  bornes  de  ces  études 
consacrées  à  l'histoire  de  l'éloquence  sous  l'empire,  en 
relevant  les  souvenirs  qui  ont  survécu  des  essais  poé- 
tiques de  Néron.  Nous  ne  dirons  donc  rien  de  son  talent 
le  plus  cher,  de  sa  passion  pour  le  chant,  de  son  goût 
pour  les  représentations  théâtrales.  Cette  frénésie  de  pa- 
raître sur  le  théâtre  pour  y  jouer  les  rôles  de  femme, 
avec  un  masque  figurant  le  visage  de  Poppée,  ou  des 
rôles  d'homme,  tels  qviOreste  meurtrier  de  sa  mère /cho- 
quait au  plus  haut  point  les  usages  romains.  Aussi  les 
historiens,  même  Tacite,  abondent-ils  en  détails  carac- 
téristiques sur  ces  représentations,  où  Sénèque  et  Burrhus 
étaient  obligés  de  donner  le  signal  des  applaudissements, 
et  surtout  sur  ces  concours  de  chant  et  de  musique  où 
Néron  s'astreignait  à  tous  les  usages,  s'imposait  toutes 
les  fatigues,  cabalait  contre  ses  rivaux,  pour  qu'on  ne 
lui  enlevât  pas  une  couronne  qu'il  obtenait  toujours  ^ 
On  peut  se  reporter  à  leurs  écrits.  11  suffira  de  dire, 
si  l'on  est  curieux  de  tels  détails,  que  ce  triomphateur 
de  tous  les  concours  de  musique  et  de  chant  qui  eurent 
lieu  sous  son  règne,  n'avait  encore  qu'un  talent  médiocre. 
«  Sa  voix  grêle  manquait  de  clarté  et  d'étendue,  en  sorte 

1.  Tacite,  Dialogue  sur  les  orateurs,  11. 

2.  Suétone,  13,  21,  23;  Dion  Cassius,  LXIII,  9  ;  LXI,  20;  Annales, 
XTV,  15. 


1">0  CHAPITRE  XVII. 

qu'il  faisait  rire  et  pleurer  à  la  fois  *  ».  Rire,  quand  on 
l'entendait;  pleurer,  quand  on  se  rappelait  qu'on  avait  là, 
sous  ses  yeux,  le  maître  de  l'univers,  l'arbitre  absolu  de 
la  vie  et  de  la  mort  de  tant  de  millions  d'hommes! 

Si  de  la  Maison  d'or  où  Néron  écrit  des  discours, 
compose  des  poèmes  et  accorde  sa  lyre,  on  redescend 
dans  Rome,  si  l'on  cherche  où  est  l'éloquence,  on  ne 
trouve  plus  que  cette  habileté  de  parole  «  avide,  san- 
glante, née  de  la  corruption  et  qui  sert  d'arme  meur- 
trière »,  comme  la  qualifie  Tacite^,  c'est-à-dire  l'élo- 
quence des  délateurs.  Le  plus  célèbre  de  ceux  qui  se 
sont  si  tristement  illustrés  pendant  le  règne  de  Claude, 
Publius  Suilius,  est  puni  de  ses  crimes  sous  le  principal 
de  Néron  ;  mais  le  despotisme  impérial  aboutissait  fa- 
talement à  la  délation,  et  le  châtiment  de  Suilius  ne 
rend  pas  ses  pareils  moins  audacieux,  ni  moins  impu- 
dents. Le  délateur  est  devenu  un  instrument  de  règne. 
L'empereur  ne  peut  s'en  passer.  Grâce  à  lui,  il  répand 
au  loin  la  terreur.  Par  lui,  il  atteint  les  délits  qui  ne 
tombent  sous  le  coup  d'aucune  loi  déterminée  ;  par  lui, 
il  évite  le  scandale  des  poursuites  officielles  ;  par  lui,  il 
frappe  froidement  et  sûrement  ceux  qui,  sans  profé- 
rer aucune  parole,  sans  faire  aucun  geste,  l'ofTensent 
par  la  tristesse  de  leurs  regards  et  la  sévérité  de  leur 
attitude.  Aussi  les  récompenses  impériales  seraient-elles 
venues  d'elles-mêmes  provoquer  le  zèle  des  délateurs 
si,  à  la  honte  de  cette  époque,  une  meute,  toujours 
nombreuse,  toujours  infatigable,  n'avait  entouré  sans 
cesse  le  prince,  attentive  à  ses  moindres  gestes,  épiant 

1.  Dion  Cassius  (Xiphilin),  LXI,  20. 
%.  Dialogue  sur  les  orateurs,  12. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE   RÉGNE   DE   NÉRON.  Ibl 

ses  regards,  et  s'élançant  au  premier  signe  sur  la  proie 
désignée.  Aussi  le  sort  des  délateurs  de  Tibère  punis 
sous  Caligula  n'effraya-t-il  pas  Suilius  ;  et,  à  son 
tour,  le  sort  de  Suilius  ne  l'empêcha  pas  d'avoir  des 
successeurs. 

Le  premier  qui  se  présente  est  Cossutianus  Capito.  — 
C'était  un  avocat,  peu  connu  de  nous  avant  le  règne 
de  Néron.  Il  plaidait  des  causes  au  barreau  et  s'y  enri- 
chissait par  les  mêmes  moyens  que  Suilius,  en  vendant 
son  éloquence  tour  à  tour  aux  deux  parties.  Cet  orateur 
«  qui  glissait  dans  l'infamie  par  une  pente  naturelle  », 
suivant  l'énergique  expression  de  Tacite'  eût  été  con- 
damné comme  concussionnaire  avec  Suilius  et  quelques 
autres,  si  le  faible  Claude  eût  laissé  remettre  en  vigueur 
la  loi  Cincia.  Il  échappa  pour  le  moment  à  la  peine 
qu'avaient  méritée  ses  crimes.  11  fut  envoyé  plus  tard 
en  Cilicie  en  qualité  de  gouverneur.  Il  y  renouvela  les 
rapines  et  les  violences  de  Verres.  Mais  les  temps  étaient 
changés. 

Sous  l'empire,  les  provinces  étaient  plus  sagement 
gouvernées  que  sous  la  République.  Le  despostisme,  qui 
frappait  sans  pitié  à  Rome  les  puissants,  avait  intérêt 
à  ménager  les  provinces  et  les  populations  dont  les 
richesses  alimentaient  le  faste  impérial.  Les  gouverneurs, 
mieux  surveillés,  étaient  plus  souvent  punis  quand  leur 
tyrannie  dépassait  la  mesure.  Les  Ciliciens  poursuivirent 
leur  gouverneur  devant  le  sénat.  Leur  député  parla  en 
grec  contre  son  adversaire,  et,  arrivé  à  la  péroraison,  lui 
lança  un  trait  dont  Quintilien,  dans  sa  jeunesse,  admi- 
rait l'à-propos.  Il  le  traduit  ainsi  en  latin  erubescisCaesa- 

1.  Annales,  XVI,  21, 


ioi  CHAPITRE  XVII. 

rem  timere,  «  tu  rougis  de  craindre  l'empereur  *  ».  Cossu- 
tianus,  lassé  par  la  persévérance  de  ses  accusateurs, 
renonça  enfin  à  se  défendre,  et  fut  condamné  d'après  la 
loi  sur  la  concussio^i.  Il  fut  puni,  suivant  le  jeu  de  mots 
de  Juvénal,  «  pour  avoir  piraté  dans  le  pays  des 
pirates  ^  ». 

Ce  procès  est  de  l'année  57.  Condamné  à  l'exil,  Capito 
y  resta  quatre  années.  Il  en  revint  lorsque  Tigellin,  dont 
il  était  le  gendre,  eût  été  nommé  préfet  du  prétoire 
après  la  mort  de  Burrhus.  Il  reprit  sa  place  au  sénat,  et 
chercha  aussitôt  à  justifier  la  grâce  qu'il  avait  obtenue, 
par  son  zèle  à  dénoncer  les  ennemis  du  prince.  Il  accusa 
le  préteur  Ântistius  du  crime  de  lèse-majesté.  Celui-ci 
aurait  lu,  suivant  lui,  des  vers  injurieux  contre  Néron 
devant  de  nombreux  convives  chez  Ostorius  Scapula. 
C'était  la  première  fois  qu'on  remettait  en  vigueur  la  loi 
de  majesté.  On  crut  même,  dans  le  sénat,  que  le  but  du 
procès  était  moins  de  perdre  Antistius  que  de  fournir 
à  l'empereur  l'occasion  d'un  beau  trait  de  générosité. 
Il  n'en  fut  rien.  Capito  poursuivit  Antistius  et  produisit 
de  nombreux  témoins  qui  déclaraient  avoir  entendu  les 
vers.  Le  maître  de  la  maison,  Ostorius,  interrogé, 
s'honora  en  répondant  courageusement  qu'il  n'avait 
rien  entendu. 

On  crut  de  préférence  les  témoins  qui  accusaient.  Le 
consul  désigné,  Junius  Marcellus,  opina  pour  la  mort  ; 
Thrasea  pour  l'exil,  et  il  amena  le  sénat  à  partager  son 
avis.  Avant  de  rédiger  le  décret,  les  consuls  demandèrent 
l'avis  de  l'empereur,  et  celui-ci  écrivit,  à  ce  propos,  une 

1.  Quintilien,  VI,  1,  U. 

2.  Satires,  viii,  92;  depuis  la  guerre  des  pirates,  terminée  par 
Pompée,  les  mots  Cilicien  et  pirate  étaient  devenus  synonymes. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGiNE   DE   NÉRON.  133 

lettre  au  sénat  où  perçait  son  dépit.  «  Ântistius,  y  disait-il, 
sans  avoir  été  provoqué  par  aucune  offense,  l'avait  gra- 
vement injurié.  Le  prince  avait  demandé  que  le  sénat  lui 
rendit  justice  et  proportionnât  la  peine  au  délit.  Mais, 
après  tout,  résolu  à  arrêter  l'effet  de  la  rigueur,  il  ne 
s'opposait  point  à  l'indulgence.  Que  les  sénateurs  pro- 
nonçassent à  leur  gré  :  ils  étaient  même  libres  d'absou- 
dre. »  Malgré  le  ton  de  cette  lettre,  Thrasea  n'en  persista 
pas  moins  dans  son  avis.  Le  sénat  eut,  ce  jour-là,  le 
courage  de  son  opinion,  et  Anstitius  ne  fut  condamné 
qu'à  l'exil*. 

Pendant  quelques  années,  à  la  suite  de  ce  procès,  le 
nom  de  Cossutianus  Capito  n'est  plus  prononcé  par  les 
historiens.  On  le  voit  reparaître  l'an  6G,  mêlé  comme 
auteur  ou  complice  principal  à  un  forfait  nouveau.  Le 
frère  de  Sénèque,  père  de  Lucain,  Annaeus  Mella,  avait, 
comme  intendant  des  revenus  de  Néron,  acquis  des 
richesses  considérables.  Elles  firent  envie  à  l'empereur. 
Aussitôt  Mella  fut  accusé  d'avoir  connu  par  son  fils  la 
conspiration  tramée  contre  Néron  ;  l'on  produisit  une 
fausse  lettre  de  Lucain  qui  l'instruisait  du  complot,  et 
Néron  la  lui  fit  mettre  sous  les  yeux.  Mella  se  vit  perdu; 
il  se  hâta  de  s'ouvrir  les  veines,  après  avoir  légué  une 
partie  de  sa  fortune  à  Tigellin  et  à  son  gendre  Capito, 
pour  sauver  le  reste.  Mais  les  faussaires,  Capito  sans 
doute,  ne  s'arrêtèrent  pas  en  si  beau  chemin,  lis  accep- 
tèrentle  testament,  et  y  joignirent  deux  lignes,  où  Mella 
se  plaignait  de  mourir  sans  avoir  mérité  son  sort,  tandis 
que  deux  ennemis  du  prince,  Rufius  Crispinus  et  Anicius 
Cerialis  jouissaient  de  la  vie.  Cette  phrase  perfide  coûta 

1.  Annales,  XIY,  48,  49. 


134  CHAPITRE  XVII. 

la  vie  à  Anicius  Cerialis.  Quant  à  Crispinus,  il  avait  déjà 
péri  '. 

Enhardi  par  ces  honteux  succès,  Cossutianus  Capito 
s'attaqua  «  à  la  vertu  même  »,  àThrasea,  sa  dernière  et  sa 
plus  illustre  victime.  Thrasea  était  coupable  d'avoir 
gardé  intacte  l'honnêteté  de  son  âme,  et  d'être  demeuré 
libre  au  milieu  d'un  sénat  esclave  et  corrompu.  Néron 
avait  encore  contre  lui  un  grief  particulier  ;  il  lui  repro- 
chait d'avoir  montré  peu  de  zèle,  c'est-à-dire,  de  l'avoir 
peu  applaudi  aux  représentations  des  Juvenales,  offense 
d'autant  plus  sensible  que  Thrasea,  à  Padoue,  sa  patrie, 
avait  assisté  aux  jeux  du  Geste,  institués  par  le  Troyen 
Anténor,  et  n'avait  pas  dédaigné  de  chanter  sur  la  scène 
en  costume  tragique-*.  En  réalité,  le  rôle  d'indépendance 
que  Thrasea  jouait  au  sénat  consistait  à  sortir  de  la 
salle,  au  moment  où  les  sénateurs  allaient  voter  une 
mesure  inique,  ou  bien  à  s'abstenir  de  paraître  aux 
séances. 

On  regrette  que  ce  personnage,  si  cher  à  Tacite,  n'ait 
pas  agi  quelquefois  d'une  manière  plus  énergique, 
et  se  soit  borné  trop  souvent  à  des  attitudes  tristes 
et  mélancoliques.  Du  moment  qu'il  s'exposait  à  la  mort 
par  cette  conduite  préméditée,  il  eût  mieux  fait  de 
prendre  l'offensive,  et  de  combattre  avec  éloquence  les 
mesures  arbitraires  ordonnées  par  le  prince.  Il  eut  peut- 
être  réveillé  ainsi,  dans  le  sénat,  quelque  dernier  senti- 
ment d'honneur,  et  sinon  arrêté  Néron,  avancé  au  moins 
l'heure  de  sa  chute.  C'était  l'objection  que  faisaient  les 
propres  amis  de  Thrasea  à  dos  votes  émis  par  lui  dans 
des  circonstances  insignifiantes,  où  il  offensait  le  prince, 

1.  A?inales,  XVI,  17. 

2.  Ibid.,  XVI,  2-2. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGNE   DE   NÉRON.  loa 

sans  ranimer  le  sénat.  Tacite  le  disculpe  mal  sur  ce 
point  -. 

Dans  le  procès  d'Anstitius,  malgré  la  volonté  de 
>»éron  nettement  indiquée,  il  avait  montré  ce  que  peut 
une  parole  honnête,  même  au  milieu  de  gens  avilis.  Son 
intervention  active  avait  entraîné  les  sénateurs,  et  arra- 
ché Ântistius  à  la  mort.  Plus  agressif,  Thrasea  aurait 
peut-être  sauvé  d'autres  victimes,  et  sa  mort  n'en  aurait 
été  que  plus  glorieuse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Capito  qui  n'avait  pas  pardonné 
h  Thrasea  de  l'avoir  fait  condamner  dans  le  procès  des 
Ciliciens,  l'accusa  d'une  multitude  de  crimes,  dont 
Tacite,  en  refaisant  le  discours  du  délateur,  a  conservé  la 
longue  et  curieuse  énumération.  En  premier  lieu, 
Thrasea  était  sorti  du  sénat  pendant  la  délibération  qui 
avait  suivi  le  meurtre  d'Agrippine  :  il  avait  montré  peu 
de  zèle  aux  représentations  des  Juvenales;  il  avait  sous- 
trait Antistius  à  la  mort  en  ouvrant  un  avis  plus  doux  ; 
enfin  il  s'était  absenté  volontairement  le  jour  où  l'on 
avait  décerné  à  Poppée  les  honneurs  divins.  A  ces  griefs 
déjà  anciens,  Capito  en  ajoutait  de  nouveaux.  Au  com- 
mencement de  l'année,  Thrasea  évitait  de  prêter  le  ser- 
ment solennel  ;  quindécemvir,  il  n'assistait  pas  aux 
vœux  pour  l'empereur;  il  n'offrait  jamais  de  sacrifices 
pour  le  salut  du  prince  ni  pour  sa  voix  céleste;  depuis 
trois  ans,  il  n'avait  pas  paru  dans  le  sénat  ;  et  le  jour 
où  l'on  punissait  les  complots  de  Silanus  et  de  Vêtus,  il 
était  allé  de  préférence,  au  forum,  défendre  les  intérêts 
de  ses  clients.  Il  avait  déjà  des  sectateurs  et  des  satellites 
qui  copiaient  son  air  et  son  maintien  ;  les  armées,  les 

I.  Annales,  XIII,  49. 


156  CHAPITRE  XVII. 

provinces  lisaient  chaque  jour  avec  plus  d'empressement 
les  journaux  du  peuple  romain  [diurna)  pour  savoir  ce 
que  Thrasea  n  avait  pas  fait.  Tant  de  griefs  suffisaient  à 
perdre  un  accusé.  Néron,  cependant,  jugea  à  propos 
d'adjoindre  à  Capito  un  orateur  aussi  vil,  mais  plus  élo- 
quent et  plus  violent  que  lui  '. 

Caius  Eprius  Marcellus  était  né  à  Capoue  de  la 
tribu  Falerna.  Il  avait  une  éloquence  emportée,  à 
laquelle  venait  s'ajouter  un  air  farouche  et  menaçant, 
un  corps  mal  fait,  que  l'habitude  de  la  débauche  rendait 
encore  plus  repoussant^.  Lorsque  Claude  força  Silanus 
à  se  démettre  de  la  préture,  celui-ci  n'avait  plus  qu'un 
jour  à  exercer  sa  charge.  Eprius  accepta  de  le  rem- 
placer pour  cesser,  le  soir  même,  ses  fonctions.  En  ré- 
compense de  sa  servilité,  il  fut  nommé  gouverneur  de 
la  Lycie  et  pilla  sa  province.  Accusé  par  les  Lyciens  en 
même  temps  que  Capito  l'était  par  les  Ciliciens,  il  fut 
plus  heureux  que  son  émule.  Il  réussit  à  faire  exiler 
quelques-uns  de  ses  accusateurs,  pour  avoir  mis  un 
innocent  en  périP.Tel  est  l'homme  que  Néron  adjoignit 
à  Capito.  Ce  dernier  commença  l'attaque,  mais  les  coups 
décisifs  furent  portés  par  Eprius  Marcellus.  Cependant 
son  discours,  refait  par  Tacite  de  main  de  maître  et 
dans  un  style  énergique,  contient  plus  d'injures  que  de 
raisons.  Il  n'y  a  que  de  la  haine  et,  pour  ainsi  dire,  que 
des  rugissements  de  bête  fauve,  dans  les  paroles  de  l'ac- 
cusateur. On  y  sent  la  violence  de  la  passion,  mais 
aussi  la  faiblesse  des  griefs  : 

«  11  s'agit,  s'écria-t-il,  du  salut  de  la  République. 

1.  Annales.,  XVI,  22. 

2.  Ibid.,  XVI,  29;  Dialogue  sur  les  orateurs,  8. 

3.  Annales,  XIII,  33. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE  RÈGNE  DE  NÉRON.  lo7 

L'insolence  des  inférieurs  aigrit  la  clémence  du  maître. 
Les  sénateurs,  trop  indulgents  jusqu'ici,  laissent  un 
Thrasea  déserteur  de  la  chose  publique,  un  Helvidius 
Priscus,  son  gendre,  et  le  complice  de  ses  fureurs, 
un  Paconius  Agrippinus,  héritier  de  la  haine  de 
son  père  contre  les  Césars,  un  Curtius  Montanus,  auteur 
de  vers  infâmes,  braver  impunément  leur  autorité. 
Je  demande  que  Thrasea  reparaisse,  consulaire  au 
sénat,  prêtre  aux  vœux  publics,  citoyen  au  serment  an- 
nuel, à  moins  que,  par  un  mépris  impudent  des  lois  et 
des  cérémonies  anciennes,  il  ne  se  déclare  ouvertement 
traître  et  ennemi.  Lui  qui  a  l'habitude  de  faire  le  séna- 
teur zélé  et  de  défendre  ici  les  détracteurs  du  prince, 
qu'il  vienne  donc  au  sénat,  et  déclare  quelles  réformes 
et  quels  changements  il  exige  dans  l'Etat.  On  supportera 
plus  aisément  des  censures  qui  attaquent  tout  en  détail, 
qu'un  silence  qui  condamne  tout  à  la  fois.  Est-ce  la  paix 
de  l'univers  ou  les  succès  de  nos  armées  qui  le  cha- 
grinent? Non  !  Qu'on  cesse  de  favoriser  l'orgueil  d'un 
homme  qui  s'attriste  du  bien  public,  qui  déserte  les 
tribunaux,  les  théâtres,  les  temples.  S'il  nous  menace 
sans  cesse  de  son  exil,  ne  comblons  pas  son  vœu  abomi- 
nable. II  ne  reconnaît  ni  décrets  ni  magistrats.  Rome 
pour  lui  n'existe  plus.  Qu'il  brise  donc  en  mourant  ses 
derniers  liens  avec  cette  patrie,  depuis  longtemps  éloi- 
gnée de  son  cœur,  et  dont  aujourd'hui  il  détourne  ses 
yeux  !  » 

Tel  est,  à  peu  près,  le  discours  qu'au  milieu  du  sénat 
glacé  de  terreur  par  la  vue  des  soldats  armés  qui  entou- 
raient la  curie,  Eprius  débita  d'une  voix  animée  et  le 

I.  Annales,  XVI,  28,  29. 


138  CHAPITRE  XVII. 

visage  tout  en  feu.  Thrasea  était  absent.  Ses  amis  lui 
avaient  conseille  de  venir  se  défendre  contre  les  fureurs 
d'Eprius;  mais  il  pensa  qu'il  y  aurait  plus  de  vanité  que 
de  vraie  grandeur  à  se  présenter  au  sénat.  Il  aima 
mieux  mourir  sans  ostentation.  Il  avait  vécu  simple,  il 
mourut  simplement.  L'éloquence  d'Eprius,  récompensée 
par  iSéron,  comme  celle  de  Capito,  par  un  présent  de 
o  millions  de  sesterces  triompha-  dans  le  vide.  Eprius 
n'eut  pas  l'honneur  de  voir  Thrasea  répondre  à  ses 
attaques.  Mais  tout  absent  qu'il  fût,  sa  figure  vénérable, 
comme  dit  Tacite,  était  présente  à  la  pensée  de  tous  les 
sénateurs.  Néron  lui-même  rendit  involontairement  hom- 
mage à  sa  victime,  en  lui  laissant  le  choix  de  sa  mort. 

Après  la  chute  de  Néron,  Eprius  Marcellus,  à  qui  ses 
délations  avaient  valu  une  fortune  de  300  millions  de 
sesterces,  sentit  sa  puissance  chanceler.  Le  gendre  de 
Thrasea ,  Helvidius  Priscus ,  qu'Eprius  avait  voulu 
entraîner  dans  la  perte  de  son  beau-père  et  qu'il 
avait  fait  condamner  à  l'exil,  reparut  au  sénat  sous 
Galba  et  poursuivit  Eprius.  Les  deux  adversaires 
prononcèrent  l'un  contre  l'autre  d'éloquents  discours 
qui  subsistaient  encore  au  temps  de  Tacite.  Mais  le 
sénat  craignit  que  la  perte  du  célèbre  accusateur  «  n'en- 
traînât celle  d'une  légion  de  coupables,  »  et  il  décida 
Helvidius  à  laisser  tomber  l'accusation  ^  Licinius  Cae- 
cina  dirigea  une  seconde  attaque  contre  Eprius,  au 
moment  où  le  sénat,  réuni  à  Modène,  ignorait  sinon 
l'issue  de  la  bataille  de  Bédriac,  au  moins  la  mort  de 
l'empereur  Othon.  Elle  fut  arrêtée  encore  une  fois  par 
l'intervention  de  ses  collègues^. 

1.  Histoires,  lY,  6. 

2.  Ibid.,  II,  53. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LE   RÈGNE   DE   NÉIION.  V6{) 

Vitellius  succombe  à  son  tour,  et  le  sénat  décide  d'en- 
voyer une  députation  à  Vespasien.  La  délibération  qui 
eut  lieu  à  cette  occasion  mit  de  nouveau  aux  prises 
Helvidius  Priscus  et  Eprius  Marcellus.  Le  premier 
demandait  que  les  députés  fussent  désignés  au  choix 
par  les  magistrats;  l'autre,  qui  craignait  de  n'être  pas 
élu  et  de  paraître  ainsi  peu  estimé,  proposait  qu'ils 
fussent  tirés  au  sort.  Le  débat  s'échaufTa  peu  à  peu 
entre  les  deux  adversaires,  et  Helvidius  fit  entendre  à 
Eprius  de  dures  vérités.  Il  maintint  avec  force  que  le 
sort  pouvant  s'arrêter  sur  des  indignes,  il  valait  mieux 
envoyer  à  Vespasien,  non  des  délateurs,  mais  des  ci- 
toyens irréprochables.  «  Qu'Eprius  Marcellus,  disait-il 
en  terminant,  se  contente  d'avoir  poussé  Néron  à  tuer 
tant  d'innocents.  Qu'il  jouisse  de  ses  récompenses  et  de 
l'impunité,  mais  du  moins  qu'il  laisse  Vespasien  aux 
honnêtes  gens.  » 

Le  discours  d'Helvidius  était  écrasant.  Eprius  Mar- 
cellus, visiblement  embarrassé,  se  répandit  en  vagues 
considérations  sur  les  usages  pratiqués  au  sénat  dans 
les  votes.  Il  s'abrita  derrière  l'avis  du  consul.  Il  balbutia 
quelques  excuses  sur  la  mort  de  Thrasea,  qu'il  fallait 
imputer  non  à  lui-même  mais  au  sénat  qui  l'avait 
condamné,  et  lança  en  terminant  quelques  paroles 
amères  à  Helvidius,  insinuant  que  celui-ci  avait  la  pré- 
tention de  régenter  Vespasien,  un  triomphateur,  et 
dont  les  enfants  étaient  des  hommes.  Malgré  la  pauvreté 
de  sa  justification  personnelle,  l'avis  d'Eprius  Marcellus, 
plus  conforme  à  l'usage  du  sénat,  et  propre  à  rassurer 
les  timides,  finit  par  prévaloir'. 

1.  lUstoiî-es,  IV,  7,  8. 


160  CHAPITRE  XVII. 

En  attendant  que  le  nouvel  empereur  arrivât  à 
Rome,  le  sénat  eut  à  s'occuper  de  réparer  les  maux 
causés  par  la  guerre  civile  et  par  la  lutte  des  Yitelliens 
et  des  Flaviens.  En  même  temps,  il  épura  les  fastes 
souillés  par  les  décrets  adulateurs  c[u"il  avait  rendus 
lui-même,  sous  chacun  des  régimes  qui  s'étaient  succédé 
en  si  peu  de  mois,  en  l'honneur  de  Néron,  de  Galba, 
d'Othon  et  de  Vitellius.  Il  se  laissa  même  entraîner,  au 
commencement  de  l'année  70,  à  rédiger  un  serment  que 
tous  les  membres  devaient  prononcer,  où  ils  prenaient 
les  dieux  à  témoin  «  qu'ils  n'avaient  concouru  à  aucun 
acte  qui  compromît  la  sûreté  de  personne,  et  qu'ils 
n'avaient  tiré  ni  profit,  ni  honneur  du  malheur  des  ci' 
toyens  ». 

C'était  une  attaque  directe  contre  les  délateurs. 
Quelques  accusateurs  de  bas  étage,  Sariolenus  Vocula, 
Nonius  Actianus,  Sestius  Severus,  s'inclinèrent  sous  la 
flétrissure  de  leurs  collègues.  En  vain  Vipstanus  Messala 
essaya  de  défendre  son  frère  Âquilius  Regulus  autre 
grand  coupable.  Il  s'attira  une  réponse  virulente  de 
Curtius  Montanus,  qui  souleva  les  applaudissements  de 
l'assemblée.  Helvidius  Priscus  en  conçut  l'espérance 
de  renverser  Eprius  Marcellus,  et  il  reprit  ses  attaques 
contre  lui.  Il  fit  d'abord  l'éloge  de  Cluvius  Rufus  qui, 
riche  comme  Eprius,  célèbre  orateur  comme  lui,  n'avait 
jamais  sous  rs'éron  mis  personne  en  péril,  et  il  accabla 
Eprius  «  de  ses  propres  crimes  et  de  l'innocence  d'au- 
trui  ». 

Eprius  Marcellus  vit  l'émotion  du  sénat,  il  sentit 
l'orage  s'accumuler  contre  lui,  et  prit  un  parti  décisif. 
Il  se  leva  avec  Yibius  Crispus,  autre  délateur  compromis 
comme  lui,  et  fit  un  mouvement  pour  sortir  :  «  Nous 


L'ÉLOQUENCE  SOUS    LE   UÈGNE   DE   XÉROX.  10 1 

partons,  dit-il,  Helvidius  Priscus,  et  nous  te  laissons 
ton  sénat  ;  règne  à  la  face  de  César!  »  11  y  avait  dans  cette 
parole,  lancée  en  fuyant  comme  la  flèche  du  Parthe. 
autant  d'éloquence  que  de  perfidie.  Marcellus  se  sau- 
vait lui-même,  en  dirigeant  contre  Helvidius  une  accu- 
sation qui  sera  relevée  plus  tard  par  Domitien.  On  le 
ramena  cependant  dans  le  sénat,  et  la  lutte  recommença 
pendant  tout  le  jour.  Les  moins  nombreux  et  les  plus 
violents  l'emportèrent  encore.  Toutefois,  malgré  l'élo- 
quence qu'Eprius  Marcellus  déploya  dans  cette  séance, 
il  n'eut  peut-être  pas  échappé  à  la  peine  qu'il  méritait. 
Mais  le  lendemain,  Domitien  et  Mucien,  qui  gouver- 
naient Rome  en  l'absence  de  Vespasien,  vinrent  au 
sénat,  prirent  la  défense  des  accusés,  et  engagèrent 
les  accusateurs  à  se  désister  de  leurs  poursuites.  De 
tels  conseils  équivalaient  à  un  ordre  formel  :  le  sénat 
le  comprit  et  se  tut. 

Eprius  Marcellus  était  encore  une  fois  sauvé'.  Bien 
plus,  sous  le  règne  de  Vespasien,  il  devint  tout-puissant, 
et  fit  encore  sentir  dans  Rome  sa  terrible  influence  : 
«  Humiliante  condition,  s'écrie  Tacite,  d'une  grande  et 
malheureuse  cité,  contrainte  de  supporter  en  moins  d'un 
an  Othon  et  Yitellius,  tour  à  tour  abandonnée  aux  Vinius, 
aux  Yalens,  aux  Icelus,  aux  Asiaticus,  jusqu'à  ce  qu'elle 
tombât  aux  mains  d'un  Marcellus  et  d'un  Mucien,  en  qui 
elle  trouve  d'autres  hommes  plutôt  que  d'autres  mœurs  ^  !  » 
Vespasien  valait  mieux  que  Mucien  et  que  son  fils  Do- 
mitien; cependant  il  combla  Eprius  d'honneurs,  comme 
nous  l'apprend  une  inscription  trouvée  dans  le  vestibule 
de  l'église  de  Saint-Priscus,  près  de  l'ancienne  Capoue. 

1.  Hififoires,  IV,  41  et  suiv. 

2.  Ibid.,  II,  95. 


162  CHAPITRE  XVII. 

On  y  voit  qu'honoré  de  deux  consulats,  du  titre  d'augure, 
et  de  plusieurs  dignités  sacerdotales,  Eprius  reçut  cette 
inscription  de  la  reconnaissance  de  la  province  de  Cypre 
administrée  par  lui  '  ! 

Aussi  l'auteur  du  Dialogue  sur  les  orateurs,  rappelant  la 
modeste  origine  du  Capouan  Eprius  Marcellus,  sa  puis- 
sance, sa  fortune  de  300  millions  de  sesterces,  son  crédit 
auprès  de  Vespasien,  en  fait  honneur  à  l'éloquence,  et 
y  voit  une  preuve  éclatante  de  l'utilité  de  l'art  de  la  pa- 
role. Telle  est  la  conclusion  peu  morale  à  laquelle  il 
arrive.  Mais,  aux  paroles  enthousiastes  d'Aper,  il  con- 
vient d'opposer  la  noble  réponse  de  Maternus  :  «  Quant 
à  Crispus  et  à  Marcellus,  dont  tu  me  cites  l'exemple, 
qu'oflre  donc  leur  fortune  de  si  enviable?  Est-ce  de 
craindre  ou  d'être  craints?  Est-ce  d'être  assaillis  chaque 
jour  de  solliciteurs  qui  reçoivent  leur  bienfaits  en  les 
maudissant?  Est-ce  de  ce  que,  enchaînés  à  l'adulation, 
ils  ne  paraissent  jamais  à  leurs  maîtres  assez  esclaves, 
ni  à  nous  assez  libres?  Quel  est  ce  pouvoir  absolu  dont 
ils  sont  revêtus?  Des  afîranchis  ont  la  même  puissance  ^  » 

Maternus  a  raison  :  mais  par  un  rapprochement  dou- 
loureux, tandis  que  Eprius  Marcellus  meurt  tranquille 
et  comblé  d'honneurs,  Maternus  qui  prononce  ces  pa- 
roles, éloquente  protestation  de  la  vertu  contre  le 
triomphe  du  méchant,  périt  victime  de  l'empereur 
Domitien.  Toutefois,  Maternus,  à  l'àme  pure,  au  cœur 
stoïque,  aurait  préféré  son  sort  à  celui  d'Eprius,  et,  pour 
nous  servir  des  expressions  poétiques  qu'il  emploie,  si, 
après  la  mort  de  ces  deux  hommes,  on  eût  dressé  leurs 
statues  sur  leur  tombeau,  le  front  calme  et  serein  de 

1.  Voir  le  texte  à  l'Appendice. 

2.  Dialogue  sur  les  orateurs.   8,  1-3. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LE  RÈGNE  DE  NÉRON.  163 

Matcrnus  eût  rappelé  l'innocence  de  sa  vie  et  la  sécurité 
de  sa  mort;  le  visage  triste  et  farouche  d'Eprius  Mar- 
cellus  eût  trahi  l'orateur  malhonnête  dont  le  trépas  fut 
salué  par  l'allégresse  publique  ^ 

1.  Dion  Cassius,  LXVI,  16,  parle,  il  est  vrai,  d'un  Marcellus  (il 
ne  l'appelle  pas  Eprius),  ami  de  Vespasien,  qui,  impliqué  dans  une 
conspiration  et  condamné  par  le  sénat,  se  coupa  la  gorge  avec  un 
rasoir  sous  le  règne  de  ce  prince.  Si  le  fait  s'applique  au  délateur, 
il  a  subi  la  juste  punition  de  ses  crimes.  Mais  il  doit  y  avoir  ici 
une  erreur  de  nom;  autrement  on  ne  s'explique  pas  les  paroles  de 
l'auteur  du  Dialogue  sur  les  orateurs,  vantant  l'heureuse  destinée 
d'Epiius  Marcellus  dans  un  ouvrage  écrit,  au  plus  tôt,  dans  les 
dernières  années  du  règne  de  Vespasien. 


CHAPITRE     XVIIl 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON. 

Le  sénat  de  Vespasien.  —  Le  sénatus-consulte  en  faveur  de  Ves- 
pasien.  —  L'orateur  Galerius  Trachalus.  —  Quintilien  avocat. 
—  L'Institution  oratoire. 


La  biographie  du  délateur  C.  Eprius  Marcellus  nous  a 
conduit  jusqu'au  règne  de  Vespasien.  Les  successeurs 
immédiats  de  Néron,  Galba,  Ollion,  Yitellius  ne  firent 
que  passer  sur  le  trône,  et  n'ont  laissé  aucun  souvenir 
personnel  qui  intéresse  l'histoire  de  l'éloquence.  L'em- 
pereur Vespasien  ne  fut  pas,  non  plus,  un  orateur.  Élevé 
à  la  campagne  d'abord,  puis  dans  les  camps,  il  avait 
plus  l'habitude  d'agir  que  de  parler.  Administrateur 
froid  et  ferme,  cruel  au  besoin,  homme  laborieux,  exact, 
ami  de  l'ordre,  il  recherchait  dans  les  instruments  de 
son  pouvoir  la  probité  et  le  talent.  Aussi  les  accusateurs 
à  gages,  les  orateurs  qui  vendaient  au  prince  la  vie  des 
citoyens  illustres,  devinrent  inutiles  sous  son  règne. 
Vespasien  pacifia  donc,  et  c'est  une  partie  de  sa  gloire, 
cet  affreux  genre  d'éloquence,  la  délation.  Il  comprit 
même  qu'il  avait  plus  d'intérêt  à  laisser  impunies  les 
plaintes  et  les  railleries  provoquées  par  ses  réformes 
qu'a  sévir  contre  les  médisants.  «  Il  supporta  patiem- 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.      i65 

ment,  dit  Suétone,  la  franchise  de  ses  amis,  les  allusions 
des  avocats  et  les  boutades  des  philosophes*.  »  Il  fit 
plus  :  le  premier  il  assigna  des  appointements  annuels 
sur  le  fisc,  aux  rhéteurs  grecs  et  latins.  La  somme  qu'il 
leur  donna  était  élevée,  100000  sesterces  (ou  17  693  fr.). 
Son  choix,  et  il  lui  fait  honneur,  tomba  d'abord    sur 
Quintilien.  Les  poètes,  les  artistes  distingués  tels  que 
ceux  qui  réparèrent  la  Vénus  àe  Cos  et  le  Colosse  eurent 
part  à  ses  faveurs.  Ses  bienfaits  mêmes  s'étendirent  sur 
les  acteurs  et  les  musiciens  célèbres  par  leur  talents 
Les  encouragements  donnés  par  lui  aux  lettres  et  aux 
arts  sont  d'autant  plus  méritoires  que  ce  prince  adminis- 
trait les  finances  avec  une  sévérité  devenue  proverbiale. 
Le  sénat  n'est  donc  pas  condamné,  pendant  le  règne 
de  Vespasien,  à  remplir  le  rôle  déplorable  qui  avait  été 
le  sien  sous  les  empereurs  précédents.  La  curie  cesse 
d'être  le  théâtre  d'accusations  et  de  débats  passionnés, 
terminés  par  le  meurtre  ou  par  le  suicide.  Elle  devient 
une  assemblée  d'hommes  d'afTaires,  d'administrateurs 
intègres,  ou  forcés  de  le  paraître.  Les  questions  soumises 
à  la  discussion  sont  relatives  au  gouvernement  des  pro- 
vinces; elles  sont  décidées  en  peu  de  mots,  et  d'une 
manière  conforme  à  l'équité.  On  peut  donc  répéter  du 
sénat  de  Vespasien  ce  que  l'on  a  plusieurs  fois  dit  de 
certains  souverains  que  «  le  silence  des  historiens  en 
est  le  plus  bel  éloge  ».  Cependant,  le  hasard  nous  a  con- 
servé un  monument  authentique  de  l'éloquence  officielle 
du  sénat,  à  l'époque  qui  nous  occupe.  Par  son  caractère 
et  sa  teneur,  il  appartient  plutôt  à  l'histoire  politique 
qu'à  l'art  oratoire.  Cependant,  il  ne  sera  peut-être  pas 

1.  Suétone,   Vespasien,  13. 

2.  Id.,  Ibid.,  18,  19. 


166  CHAPITRE  XVIII. 

sans  intérêt,  en  l'absence  de  tout  autre  docurnent,  de  le 

reproduire  et  de  l'apprécier. 

Vers  le  milieu  du  xiv°  siècle,  sous  le  pontificat  de 
Clément  VI,  on  trouva  à  Rome  une  table  de  bronze  qui 
est  conservée  aujourd'hui  dans  le  musée  du  Capitole. 
Elle  contient  un  fragment  important  du  décret  rendu 
par  le  sénat  en  faveur  de  Vespasien,  aussitôt  que  cette 
assemblée  eut  appris  la  mort  du  frère  de  Vitellius  et  le 
triomphe  définitif  des  Flaviens'.  Le  sénatus-consulte, 
véritable  lex  hnperii,  est  ainsi  conçu  ^  : 

«...  Qu'il  lui  soit  permis  de  conclure  des  traités  avec 
qui  il  voudra,  comme  cela  fut  permis  au  divin  Auguste, 
à  Tibère  Jules  César  Auguste,  et  à  Tibère  Claude  César 
Auguste  Germanicus  ; 

«  Qu'il  lui  soit  permis  d'assembler  le  sénat,  d'y  faire 
ou  faire  faire  des  propositions,  de  faire  rendre  des 
sénatus-consultes  par  votes  individuels,  ou  en  ordonnant 
le  partage  ^ ,  comme  cela  a  été  permis  au  divin  Auguste, 
à  Tibère  Jules  César  Auguste,  à  Tibère  Claude  César 
Auguste  Germanicus  ; 

«  Toutes  les  fois  que  le  sénat  sera  assemblé  en  vertu 
de  sa  volonté,  de  son  autorisation,  de  son  ordre,  de  son 
mandat,  ou  en  sa  présence,  que  tous  ses  actes  aient  leur 
force,  et  soient  observés,  aussi  bien  que  s'il  était  con- 
voqué ou  tenu  d'après  une  loi  ; 

«  Toutes  les  fois  que  les  aspirants  à  une  magistrature, 
pouvoir,  commandement,  ou  charge  quelconque,  seront 

1.  Tacite,  Histoires,  IV,  3. 

2.  Traduction  de  Burnouf  modifiée;  voyez  le  texte  à  l'Appendice. 
'■].  Per  relalionern  (tiscessioneinve,  on  entend  par  discessio  l'action 

de  passer  du  côté  de  celui  dont  on  adopte  l'avis.  Voir  Aulu-Gelle, 
XIV,  7. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.  167 
recommandés  par  lui  au  sénat  et  au  pcui)le  romain,  et 
qu'il  leur  aura  donné  ou  promis  son  appui,  que  dans 
tous  les  comices  leur  candidature  soit  comptée  extraor- 
dinairemcnt  ; 

«  Qu'il  lui  soit  permis,  toutes  'les  fois  qu'il  le  trouvera 
utile  à  la  République,  d'étendre  et  reculer  les  limites  du 
Pomoerium,  comme  cela  a  été  permis  à  Tibère  Claude 
César  Auguste  Germanicus  ; 

«  Qu'il  ait  le  droit  et  le  plein  pouvoir  de  faire  tout  ce 
qu'il  croira  convenable  à  l'intérêt  de  la  République,  à 
la  majesté  des  choses  divines  et  humaines,  au  bien 
public  et  particulier,  ainsi  que  l'eurent  le  divin  Auguste, 
Tibère  Jules  César  Auguste,  et  Tibère  Claude  César 
Auguste  Germanicus; 

«  Que  de  toutes  les  lois,  de  tous  les  plébiscites  dont  il 
a  été  écrit  que  seraient  dispensés  le  divin  Auguste,  Tibère 
Jules  César  Auguste,  et  Tibère  Claude  César  Auguste 
Germanicus,  l'empereur  César  Vespasien  soit  dispensé 
comme  eux  ;  que  tout  ce  qu'ont  dû  faire  le  divin  Auguste, 
Tibère  Jules  César  Auguste,  et  Tibère  Claude  César 
Auguste  Germanicus,  d'après  quelque  loi  que  ce  puisse 
être,  il  soit  permis  à  l'empereur  César  Vespasien  Auguste 
de  le  faire  également; 

«  Que  tout  ce  qui,  avant  la  présente  loi,  a  été  fait, 
exécuté,  décrété,  commandé  par  l'empereur  César  Ves- 
pasien Auguste,  ou  par  toute  autre  personne,  sur  son 
ordre  ou  son  mandai,  soit  réputé  légal  et  demeure  rati- 
fié, comme  si  ces  actes  avaient  été  faits  par  l'ordre 
même  du  peuple. 

«  Sanction.  Si  quelqu'un,  en  vertu  de  la  présente  loi, 
a  contrevenu  ou  contrevient  par  la  suite  aux  lois,  plébis- 
cites ou  sénatus-consultes,  en  faisant  ce  qu'ils  défen- 


168  CHAPITRE  XVIII. 

dent,  ou  en  ne  faisant  pas  ce  qu'ils  ordonnent,  qu'il  ne 
soit  point  pour  cela  réputé  coupable,  ni  tenu  à  aucune 
réparation  envers  le  peuple  romain  ;  qu'aucune  action 
ne  soit  intentée,  aucun  jugement  rendu  à  ce  sujet,  et 
que  personne  ne  soufTre  qu'il  soit  cité  devant  lui  pour 
cette  raison.  » 

Ce  document  officiel  ne  présente  pas  de  grandes  qua- 
lités oratoires.  Les  modernes,  habitués  aux  harangues 
fleuries,  aux  adresses  éloquentes  que  les  magistrats  et 
les  assemblées  politiques  prodiguent  enpareille  circons- 
tance, éprouvent,  au  premier  abord,  en  lisant  le  sénalus- 
consulte  de  l'an  G9,  une  sorte  de  déception.  Toutefois, 
cette  déclaration  a  une  valeur  réelle  au  point  de  vue 
littéraire.  Elle  caractérise  l'esprit  formaliste  et  précis 
des  Romains.  Nul  peuple  n'a  été  plus  profondément 
juriste  à  toutes  les  époques,  de  son  histoire,  aussi  bien 
dans  les  premiers  siècles  de  la  République  qu'au  temps 
de  Justinien.  Les  prescriptions  religieuses,  les  conven- 
tions de  toutes  sortes,  les  lois  les  plus  anciennes,  comme 
nous  en  avons  donné  les  preuves  ailleurs*,  ont  la  même 
rigueur,  la  même  précision  que  les  textes  les  plus 
récents. 

Le  sénat énumère  chacun  des  droits  qu'il  concède  au 
nouvel  empereur,  comme  il  les  a  conférés  à  certains  de 
ses  prédécesseurs  qu'il  désigne  d'une  manière  minu- 
tieuse pour  prévenir  toute  confusion.  Cependant,  ce 
sénatus-consulte,  qui  semble  tout  livrer,  a  en  même  temps 
une   portée  limitative.   Vespasien  jouira  des   mêmes 

1.  Voyez  Histoire  de  l'éloquence  latine  depuis  l'oi'igine  de  Rome  ; 
notamment  la  formule  du  Père  Patrat,  les  prescriptions  imposées 
au  flamine  de  Jupiter,  le  serment  des  légionnaires,  les  lois  des 
Douze-Tables,  etc. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.       169 

droits  que  ses  devanciers,  mais  dans  la  mesure  ou  ils 
en  ont  joui,  et  pas  au  delà. 

Quelles  libertés  peuvent  rester  au  sénat  après  l'aban- 
don de  tant  de  privilèges?  On  n'a  pas  à  le  rechercher  ici. 
Nous  nous  bornons  à  constater  qu'il  reste  fidèle  à  l'esprit 
juridique  de  toute  la  législation  romaine.  Il  a  prévu  tous 
les  cas,  il  est  allé  au-devant  de  toutes  les  interprétations 
abusives  des  avocats  impériaux.  On  ne  pourra  pas  tirer 
de  son  texte  autre  chose  que  ce  qu'il  y  a  mis.  Sans  doute 
le  despotisme  du  maître  ne  sera  pas  arrêté  par  ces 
réserves  tacites.  Le  sénat  le  sait  bien  :  mais,  fidèle  à 
l'esprit  romain,  il  a  fait  sa  déclaration  avec  la  rigueur 
que  ce  peuple  a  toujours  apportée  dans  toutes  ses  for- 
mules religieuses,  ses  traités  politiques,  et  ses  lois  judi- 
ciaires. Ce  document  présente  tous  les  caractères  de 
cette  race  de  légistes.  Au  milieu  même  de  l'abaissement 
politique  le  plus  complet,  l'esprit  romain  vit  et  se  per- 
pétue. 

Pour  rédiger  le  sénatus-consulte  qui  donne  àVespasien 
tant  de  prérogatives,  les  sénateurs  n'avaient  eu  qu'à 
copier  les  termes  des  décrets  qu'ils  avaient  rendus  quel- 
ques mois  auparavant,  et  où  ils  avaient  conféré  à  Olhon, 
puis  à  Vitellius  la  même  autorité*. Ces  déclarations,  par 
lesquelles  le  sénat  renonce  à  ses  privilèges  particuliers 
et  au  bénéfice  des  lois  antiques,  ne  datent  pas  du  règne 
de  Vespasien.  Leur  ensemble  compose  ce  qu'on  peut 
appeler  la  constitution  du  pouvoir  impérial,  lex  Impcr'd. 
Depuis  qu'Auguste  avait  attiré  successivement  à  lui  tous 
les  privilèges,  les  droits,  les  fonctions  qui  appartenaient 
sous  la  République  au  sénat,  aux  censeurs,  aux  consuls, 

1,  Tacite,  Histoires,  TV,  3;  I,  47;  II,  55, 


170  CHAPITRE  XVIII. 

en  un  mot  à  tous  les  magistrats,  il  avait,  en  réalité, 
exercé  le  pouvoir  dont  les  attributions  sont  énumérées 
par  la  Table  de  Bronze.  L'usage,  à  défaut  de  texte  écrit, 
avait  mis  la  même  puissance  entre  les  mains  de  ses 
successeurs.  C'est  ce  que  Tacite  fait  entendre,  lorsqu'à 
l'avènement  d'un  empereur,  il  se  contente  de  dire  la- 
coniquement :  «  Le  sénat  lui  décerne  toutes  les  choses 
liabituelles  aux  princes,  cuncia  principibus  solita.  » 
A  quel  moment  ces  déclarations  du  sénat  furent-elles 
rédigées  pour  la  première  fois,  sous  la  forme  que  nous 
avons  reproduite  ?0n  ne  peut  l'indiquer  avec  certitude. 
Il  est  permis  d'affirmer  qu'elles  datent  au  plus  tard  de 
l'avènement  de  Galba,  lorsque  le  pouvoir  impérial  sortit 
delafamille  d'Auguste. 

Dès  lors,  la  constitution  de  l'empire  est  rédigée  de  la 
main  même  du  sénat;  il  n'y  a  plus  qu'à  changer  le  nom 
du  souverain.  Chaque  nouvel  empereur  est  investi  par 
le  sénatus-consulte  des  prérogatives  du  rang  suprême, 
ou,  pour  mieux  dire,  du  pouvoir  absolu.  C'est  à  ce  décret, 
et  aux  décrets  semblables,  rédigés  par  le  sénat  pour  les 
princes  venus  après  Vespasien,  que  le  jurisconsulte 
Ulpien  fait  allusion,  en  parlant  de  la  loi  royale,  lex 
Regia,  qui  remet  aux  mains  de  l'empereur  toute  l'auto- 
rité'. Malgré  les  discussions  auxquelles  a  donné  lieu  le 
terme  obscur  de  lex  liegia  ;  qu'on  en  attribue  l'origine 
à  Ulpien  ou  à  Tribonien,  le  mot  désigne  fort  bien  la 
chose,  et  le  doute  n'est  pas  possible. 

Pour  en  revenir  au  sénat  de  Vespasien,  si  ce  sénatus- 
consulte  est  en  quelque  sorte  son  testament  politique  et 
le  témoignage  incontestable  de  son  abdication,  il  montre 

1.  Clpien,  Digeste,  l,i;  lib.  I,  parag.  i,  De  Consiitulione  Princi- 
jmm. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.  171 
en  même  temps  quelle  autorité  conservait  encore  le  nom 
si  révéré  autrefois  du  sénat  romain.  C'est  de  lui  que 
Vespasien  veut  tenir  ses  pouvoirs  ;  il  semble  croire  que 
sa  puissance  n'aura  de  légalité  que  si  elle  est  confirmée 
par  le  sénat.  Il  fait  acte  de  déférence  à  son  égard,  en 
attendant  son  investiture  même  d'une  assemblée  docile, 
toujours  prête  à  saluer,  quel  qu'il  soit,  le  prétendant 
victorieux.  Le  sénat,  de  son  côté,  en  donnant  son  acquies- 
cement, semble  se  croire  maître  de  le  refuser  :  il  en  a,  au 
moins,  l'apparence.  Aussi,  en  1340,  au  moment  où  la 
découverte  de  la  Table  de  Bronze  à  Rome  était  encore 
toute  récente,  le  fameux  tribun  Nicolas  Rienzi  s'appuya 
sur  les  termes  du  sénatus-consulte  en  l'honneur  de  Ves- 
pasien pour  appeler  les  Romains  à  l'indépendance.  «  11 
rappela  aux  Romains  d'alors,  dit  un  de  ses  historiens*, 
combien  étaient  grandes  la  puissance  et  la  majesté  de 
leurs  ancêtres,  puisque  les  empereurs  n'avaient  de  pou- 
voirs que  ceux  qu'ils  tenaient  du  peuple  et  du  sénat.  » 
Rienzi  se  faisait  illusion.  Cependant  le  sénat  de  Vespa- 
sien avait  encore  pour  lui  magni  nominis  iimbram  ;  plus 
tard,  lorsque  l'empire  sera  vendu  à  l'encan,  ou  disputé 
par  les  diverses  armées,  il  n'aura  même  plus  Vomùre  de 
ce  grand  i^om,  et  ces  respects  extérieurs. 

Si,  du  sénat  de  Vespasien,  l'on  descend  aux  orateurs 
qu'on  y  voit  d'ordinaire  siéger,  le  premier  d'entre  eux 
est  un  avocat  célèbre  alors  par  ses  succès  au  barreau,  et 
qui  avait  préféré  à  l'arène  sanglante  des  délateurs  les 
luttes  plus  honorables  du  forum,  Galerius  Trachalus. 
Quintilien  le  cite  à  plusieurs  reprises  et  caractérise  son 

1.  Dujardin-Boispréaux,  Histoire  de  N.  Rienzi,  p.  116. 


172  CHAPITRE  XVIII. 

genre  d'éloquence.  «  Rome  naguère  encore,  dit-il,  comp- 
tait des  talents  célèbres  :  Trachalus  montrait  ordinaire- 
ment de  l'élévation,  ne  manquait  point  de  clarté  et  sem- 
blait se  régler  sur  les  meilleurs  modèles.  Toutefois, 
ajoute-t-il,  il  gagnait  à  être  entendu  :  il  avait  l'organe 
le  plus  heureux  dont  j'aie  mémoire,  un  débit  qu'on  eût 
admiré  même  au  théâtre,  la  grâce  du  corps  ;  en  un  mot, 
tous  les  avantages  extérieurs  lui  avaient  été  prodi- 
gués ^  »  Plus  loin,  au  XIP  livre,  Quinlilien  revient 
encore  sur  les  qualités  extérieures  de  cet  orateur. 
i<  Quand  Trachalus  parlait,  il  efîaçait  tous  ses  contem- 
porains :  et  par  où?  C'était  sa  haute  stature,  le  feu  de 
ses  regards,  un  visage  imposant,  des  gestes  savants,  une 
voix  !  Cicéron  souhaite  à  son  orateur  une  voix  presque 
semblable  à  celle  des  tragédiens  :  la  voix  de  Trachalus 
n'aurait  soufTert  de  comparaison  avec  celle  d'aucun  des 
acteurs  tragiques  que  j'ai  entendus.  Un  jour  qu'il  parlait 
à  la  basilique  Julia,  devant  la  première  section  du  tri- 
bunal, tandis  que  les  trois  autres  étaient  en  séance,  sa 
voix  domina  le  tumulte  de  la  basilique  entière  ;  on  put 
l'entendre,  le  suivre,  et  je  me  souviens  qu'à  la  honte  de 
ceux  qui  parlèrent  après  lui,  on  l'applaudit  des  quatre 
tribunaux  àlafois^  »  Tacite  mentionne  aussi,  en  passant, 
l'organe  retentissant  de  Trachalus^. 

Cet  orateur  fut  consul  à  la  fm  du  règne  de  Néron,  en 
68,  et  eut  pour  collègue  le  poète  C.  Silius  Italiens.  Si  les 
élections,  sous  l'empire,  avaient  eu  lieu  comme  autre- 
fois au  Champ  de  Mars  et  par  le  vote  des  centuries, 
Trachalus  aurait  tout  à  fait  rappelé  le  candidat  Novius 

1.  Quintilien,  X,  1,  119. 

2.  Id.,  XII,  5,  5;  10,  II. 

3.  Histoires,  I,  90. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS   DE   NÉRON.       17:{ 

dont  la  voix,  suivant  le  satirique  Horace,  au  milieu  de 
deux  cents  chariots  se  rencontrant  sur  le  forum  avec 
trois  enterrements,  pouvait  couvrir  de  ses  accents  le 
son  des  cornes  et  des  trompettes*.  »  Le  poète  trouve 
ce  mérite  insuffisant  chez  un  orateur  ;  mais,  à  cet  avan- 
tage secondaire,  quoique  fort  apprécié  de  Cicéron  dont 
la  voix  fut  toujours  un  peu  faible,  Trachalus  en  joignait 
d'autres  que  Quinlilien  a  fait  ressortir.  Si  sa  manière 
était  pompeuse  et  sonore,  sonatis,  elle  avait  de  l'éléva- 
tion et  de  la  clarté,  et  tout  en  manquant  un  peu  d'abon- 
dance, elle  rappelait  la  bonne  école  et  le  souvenir  des 
grands  maîtres. 

Trachalus,  avant  d'arriver  aux  honneurs,  sous  Néron, 
s'était  déjà  fait  connaître  comme  avocat,  du  vivant  de 
l'empereur  Claude.  Suilius,  le  fameux  délateur  dont  on 
a  vu  les  exploits  plus  haut,  et  qui  avait  été  exilé  sous 
Tibère,  l'eut  pour  adversaire  dans  un  procès,  et  s'attira 
une  réponse  de  Trachalus  que  Quintilien  qualifie  d'heu- 
reuse. «  Il  y  a  bien  des  manières  de  renvoyer  un  trait, 
dit  l'auteur  de  V histUution  oratoire  :  la  plus  agréable, 
c'est  de  le  faire,  en  jouant  sur  le  même  mot.  »  Suilius 
disait  à  Trachalus  :  «  S'il  en  est  ainsi,  tu  pars  pour 
l'exil  (/5  in  exiiium).  —  Et  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  répondit 
Trachalus,  toi  tu  y  repars  [redis]-.  »  C'est  faute  de  s'être 
souvenus  de  l'exil  de  Suilius  sous  Tibère,  que  certains 
commentateurs  de  Quintilien  ont  mal  traduit,  ou  déclaré 
inintelligible  la  réponse  de  Trachalus. 

On  a  un  peu  plus  derenseignements  sur  la  lulte  judi- 
ciaire que  Trachalus  soutint  contre  un  autre  délateur, 
Vibius  Crispus.  Un  jeune  homme  de  dix-huit  ans  avait 

1.  Satires,  I,  VI,  40. 

2.  Quintilien,  VI,  3,  78. 


174  CHAPITRE  XYIII. 

légué  à  la  courtisane  Spatale  le  quart  de  ses  biens  ;  mais, 
au  moment  de  sa  mort,  sa  fortune  se  trouvait  fort  dimi- 
nuée. Cependant  la  courtisane  réclama  le  legs  et  l'exécu- 
tion du  testament.  YibiusCrispus,  son  avocat,  s'enferma 
exclusivement  dans  la  question  de  droit:  il  fit  bon  mar- 
ché de  l'honorabilité  de  sa  cliente,  et  même  de  la  mé- 
moire du  jeune  homme.  Trachalus,  au  contraire,  parla 
au  nom  de  la  morale  outragée,  et  représenta  ce  jeune 
homme  de  dix-huit  ans  comme  une  victime  des  ruses 
de  la  courtisane.  Il  n'insista  pas  sur  la  question  de 
droit  ;  il  se  réclama  principalement  de  la  loi  Voconia 
qui  ne  permettait  de  léguer  aux  épouses  et  aux  parentes 
qu'un  dixième  de  la  fortune  du  testateur.  Son  argumen- 
tation se  résuma  dans  ce  rapprochement  éloquent  : 
«  Est-ce  donc  là,  s'écria-t-il,  ù  lois,  gardiennes  vigilantes 
de  la  pudeur,  est-ce  là  ce  que  vous  voulez?  Une  épouse 
ne  pourra  hériter  que  du  dixième  :  une  courtisane  héri- 
tera du  quart'  !  »  Toutefois,  cet  argument,  bon  aux  yeux 
du  moraliste,  laissait  intacte  la  légalité  du  testament 
et  ne  pouvait  l'infirmer  dans  l'esprit  des  juges. 

En  se  laissant  élever  au  consulat,  Trachalus  se  trouva 
insensiblement  mêléàlapolitique. Sous  le  règne  d'Othon, 
il  devint  l'orateur  officiel  de  ce  prince,  ou,  pour  parler 
plus  exactement,  il  composâtes  discours  que  l'empereur 
eut  à  prononcer  pendant  les  quelques  mois  que  dura  son 
pouvoir.  Étourdi  de  sa  fortune  inespérée,  «  Olhon  s'en 
rapportait  pour  les  affaires  militaires  aux  conseils  de  Sue- 
tonius  PauUinus  et  de  Marius  Celsus,  et  dans  les  affaires 
civiles  au  talent  de  Galerius  Trachalus.  Il  y  en  avait 
même,  ajoute  Tacite,  qui  prétendaient  reconnaître  la 

1.  Quiutilien,  VIII,  5,  IS). 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS   DE   NÉRON.       17[> 

nianière  de  Trucluilus,  pompeuse,  sonore,  faite  pour 
remplir  l'oreille  et  qu'une  longue  pratique  du  forum 
avait  rendue  célèbre'.  »  Le  témoignage  de  l'historien  est 
si  formel  qu'un  savant  moderne,  dans  un  mémoire  sur 
Trachalus  orateur  et  consul  romai»,  a  cru  pouvoir  lui 
attribuer  les  quatre  discours  que  l'auteur  des  Histoires 
a  mis  dans  la  bouche  d'Othon-.  Cette  conclusion  est 
inadmissible.  Il  en  est  des  discours  d'Olhon  comme  de 
ceux  de  Néron.  Sénèque  les  a  écrits,  Néron  les  a  pro- 
noncés, et  Tacite  lésa  remaniés  et  résumés  en  y  mettant 
sa  marque  particulière.  C'est  l'usage  constant  des  histo- 
riens anciens,  et  comme  nous  l'avons  vu,  suivi  par  Tacite 
dans  ses  Annales^  où  il  a  refait  jusqu'au  discours  de 
l'empereur  Claude,  reproduit  en  Gaule  à  de  nombreux 
exemplaires. 

Si  l'on  entre  dans  le  détail  de  ces  discours,  on  y 
retrouve  la  main  de  Tacite,  et  non  celle  d'un  autre.  Dans 
le  premier,  Othon  vient  d'être  proclamé  empereur  ;  mais 
il  hésite,  il  a  peur,  il  envoie  des  baisers  à  la  foule,  il  se 
laisse  entraîner  par  les  soldats  plutôt  qu'il  ne  les  com- 
mande, et,  arrivé  au  camp,  il  adresse  aux  prétoriens  un 
discours  plein  de  force  et  d'éloquence  qui  s'inspire  de 
circonstances  que  Trachalus  ne  pouvait  pas  prévoir  : 
«  Qui  suis-je  !  s'écrie  Othon,  au  moment  où  je  parais 
devant  vous,  braves  compagnons,  je  ne  saurais  le  dire! 
M'appeler  homme  privé,  je  n'en  ai  pas  le  droit,  après 
que  vous  m'avez  salué  empereur;  empereur  je  ne  le 
puis,  puisqu'un  autre  a  le  pouvoir^  !  »  Mais  ce  début  est 
l'œuvre  de  l'historien  qui  l'a  composé  dans  son  cabinet, 

1.  His/oires,  I,  90. 

2.  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions,   182i,  t.  VII,  p.  119, 
•3.  Histoires,  I,  37. 


176  CHAPITRE  XVIII. 

OÙ  il  imite,  de  sens  rassis,  le  discours  que  Scipion,  chez 
Tite-Live,  adresse  à  ses  soldats  révoltés.  Plus  tard,  en 
composant  ses  Annales,  Tacite  se  souviendra  encore  de 
cetexorde,  et  le  mettra  dans  la  bouche  de  Germanicus 
apaisant  la  sédition  des  légions  de  Germanie'. 

L'examen  du  deuxième  et  du  quatrième  discours 
nous  mènerait  à  la  même  conclusion.  Le  dernier  est 
fort  beau.  Il  se  place  après  la  bataille  de  Bédriac. 
Othon,  vaincu  en  partie,  mais  soutenu  par  de  nouvelles 
légions  qui  arrivaient  de  Mésie,  aima  mieux  se  donner 
la  mort  que  de  prolonger  une  lutte  incertaine  et  sar- 
glante.  Avant  de  mourir,  il  parla  aux  soldats  réunis 
autour  de  lui,  et  opposa  à  leurs  prières  une  résolution 
inébranlable.  Ni  Othon  ni  Trachalus  ne  pouvaient  avoir 
lalibertéd"espritnécessaire  pour  composerune  harangue 
aussi  remarquable  par  l'élévation  des  idées  que  par 
l'éclat  du  style-.  Plutarque,  qui  a  raconté  la  Vie  (TOthon 
d'après  les  Mémouos  de  Julius  Secundus,  orateur  di;- 
tingué  et  secrétaire  de  ce  prince,  rapporte  le  même 
discours,  mais  il  est  plus  simple,  sans  phrases  à  effet, 
et  plus  conforme  assurément  à  la  vérité'. 

En  revanche,  le  discours  (le  troisième  en  date)  pro- 
noncé par  Othon  avant  de  partir  contre  larmée  de 
Vitellius,  et  où  il  fit  ses  adieux  au  sénat  et  au  peuple, 
celui  oij  les  dilettantes  du  barreau  reconnaissaient  la 
manière  de  Trachalus,  était  réellement  l'œuvre  de  ce 
dernier.  L'orateur  l'avait  peut-être  même  conservé  et 
publié  dans  la  suite.  On  serait  porté  à  le  croire,  d'après 
le  récit  de  Tacite,  L'historien  a  reproduit  et  refait  tous 

1.  Tite-Live,  XXXVIII,  27;  Tacite,  Aimales.  T,  '.?. 

2.  Histoires,  II,  47. 

3.  Plutarque,  Othon,  15. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.      177 

les  autres  discours  d'Olhon.  Ici,  il  se  borne  à  résumer 
les  paroles  de  l'empereur  comme  s'il  analysait  le  texte 
même  de  Trachalus.  «  Othon,  dit-il,  convoqua  l'assem- 
blée du  peuple  et  exalta  la  majesté  de  Rome,  l'accord 
du  peuple  et  du  sénat  en  sa  faveur  ;  puis  il  parla  avec 
ménagement  des  Vitelliens,  accusant  l'ignorance  plutôt 
que  l'audace  des  légions,  du  reste,  sans  nommer  nulle 
part  Vitellius,  soit  modération  de  sa  part,  soit  que  l'au- 
teur de  la  harangue,  scriptor  orationis,  par  crainte 
personnelle,  se  fût  abstenu  de  toute  invective  contre 
Vitellius  '.  »  Ainsi  le  seul  discours  qui  soit,  d'une  façon 
certaine,  l'œuvre  de  Trachalus  est  celui-là  môme  que 
nous  n'avons  pas.  Il  est  fâcheux  que  l'historien  n'en  ait 
pas  au  moins  donné  une  analyse  plus  détaillée. 

A  l'avènement  de  Vitellius,  les  partisans  d'Othon 
furent  poursuivis,  et  Galerius  Trachalus  avec  eux, 
malgré  la  circonspection  et  la  prudence  dont  il  avait 
usé  dans  ses  paroles.  Il  échappa  aux  accusateurs  grâce 
à  la  protection  de  Galerie,  femme  de  Vitellius  =^.  C'était 
sans  doute  une  de  ses  parentes,  comme  la  ressemblance 
des  noms  permet  de  le  supposer.  Il  reprit  sa  place  dans 
le  sénat  de  Vespasien,  et  mourut  sous  le  règne  de  cet 
empereur. 

Marcus  Fabius  Quintilianus,  M.  Fabius  Quintilien, 
était  Espagnol,  comme  les  Sénèque  et  comme  le  poète 
Lucain.  Il  naquit  de  l'an  35  à  l'an  40  de  notre  ère,  à  Cala- 
guris,  ville  de  la  Tarraconaise,  aujourd'hui  Calahorra, 
dans  la  Vieille-Castille.  Cependant  Martial,  Espagnol 
aussi,  et  qui  aime  à  rappeler  toutes  les  illustrations  de 

1.  Histoires,  I,  90. 

2.  Ibid.,  II,  60. 

H.  —  12 


178  CHAPITRE   XVIII. 

son  pays,  ne  mentionne  pas  cette  communauté  d'origine, 
dans  une  lettre  qu'il  adresse  à  Quintilien,  et  où  il  l'ap- 
pelle «  la  gloire  de  la  toge  romaine  '  ».  Mais  la  conclusion 
qu'on  pourrait  tirer  de  son  silence  ne  saurait  prévaloir 
contre  le  témoignagne  formel  de  la  C h-oni que  de  sàini 
Jérôme,  et  ceux   d'Ausone  et  de  Sidoine  Apollinaire. 
Quintilien  quitta    de  bonne  heure  l'Espagne,   sous  le 
règne  de  Claude,  et  vint  à  Rome  se  former  à  l'art  ora- 
toire dans  les  écoles  de  déclamation.  Il  suivit  avec  zèle 
les  leçons  des  rhéteurs  et  ne  reçut  point  d'autres  ensei- 
gnements, licite  même  quelques-uns  des  exercices  aux- 
quels il  se  livrait,  dans  sa  première  jeunesse,  sous  leur 
direction.  «  Mes  maîtres,  dit-il,  avaient  la  coutume  de 
me  préparer  aux  causes  conjecturales  par  des  exercices 
qui  n'étaient  pas  sans  utilité,  et  qui  m'étaient  même 
agréables.  Ils  m'invitaientà rechercher  et  à  développer 
dans  mes  devoirs,  pourquoi  les  Lacédomuniens  représen- 
taient Vénus  armée;  pourquoi  on   représentait  Cupîdon 
sous  la  figure  d^un  enfant  ailé  tenant  des  flèches  et  une 
torche?  et  autres  sujets  semblables.  Dans   ces  sujets, 
ajoute-t-il,  je  tâchais  de  pénétrer  ce  qui  fait  ordinaire- 
ment l'objet  des  controverses,  c'est-à-dire,  Vintention, 
sorte  de  thèse  qui  peut  être  regardée  comme  une  espèce 
de  chrie-.    »  Quintilien  se  ressentira  toujours  de  son 
passage  dans  ces  écoles,  où  l'on  s'occupe  plus  des  mots 
que  des  idées,  et  où  tous  les  sentiments,  même  les  plus 
naturels,  ne  sont  jamais  envisagés  qu'au  point  de  vue 
des  expressions  imagées,  et  des  antithèses  ingénieuses 
qu'on  en  peut  tirer.  Le  monde  que  Quintilien  connut, 
commence  et  fmit  aux  écoles  des  rhéteurs.  C'est  à  elles 

1.  Martial,  Épigrammes,  II,  90. 

2.  Inst.  orat.,  II,  4,  26. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.       179 

seules  qu'il  pensera  en  composant  son  Instilution  ora- 
toire. 

Parmi  les  maîtres  du  jeune  Fabius,  et  au  premier  rang, 
se  trouvait  son  père,  Quintilien,  rhéteur  de  profession 
et  fils  de  rhéteur,  mais  d'un  mérite  si  secondaire  que 
Sénèque,  l'auteur  des  Controverses,  énumérant  les  rhé- 
teurs qu'il  a  vus  et  entendus,  le  range  au  nombre  de 
ceux  «  dont  il  serait  oiseux  de  parler.  Ne  disons  rien, 
ajoute-t-il,  des  rhéteurs  dont  la  renommée  est  morte 
avec  eux'.  »  Il  cite  cependant,  plus  loin,  une  pensée  du 
père  de  Quintilien,  dans  la  Controverse  que  nous 
avons  mentionnée  plus  haut,  au  chapitre  :  Des  écoles  des 
rhéteurs,  et  où  les  interlocuteurs  parlent  successive- 
ment pour  et  contre  ceux  qui  recueillaient  les  enfants 
exposés,  et  les  estropiaient  afin  d'exploiter  la  charité 
des  passants.  Sénèque,  parmi  les  arguments  subtils  qu'il 
reproduit  avec  autant  d'indifférence  que  les  bons,  rap- 
porte le  suivant,  où  Quintilien  s'adressait  en  ces  termes 
aux  malheureux  estropiés  :  «  Des  deux  malheurs  dont 
vous  êtes  victimes,  je  ne  saurais  dire  quel  est  le  plus 
grand  pour  vous,  d'être  nourris  ou  de  nourrir.  Vous 
êtes  nourris,  parce  que  vous  êtes  estropiés,  et,  à  votre 
tour,  vous  nourrissez  celui  qui  vous  estropie  ^.  »  Nous 
n'aurions  assurément  rien  perdu  à  ce  que  cette  opposi- 
tion médiocre  et  de  mauvais  goût  eût  été  omise  par 
Sénèque. 

L'auteur  de  Vlnslitulion  oratoire  se  montre  très  sobre 
de  détails  au  sujet  de  son  père.  Il  en  parle  peu,  ne 
voulant  point  sans  doute,  porter  contre  lui  un  jugement 
sévère,  et  restant  assez  fidèle  à  la  vérité  pour  n'en  pas 

1.  Controverse^,  \,  préface,  2. 

2.  Ibid.,  X,  .33,  19. 


1.80  CnAPITRE   XYIII. 

faire  un  éloge  menteur.  Il  n'en  cite  qu'un  trait.  Parmi 
les  figures  de  mots,  il  en  rappelle  une,  imaginée  par 
son  père,  et  nous  apprend  ainsi  indirectement  que 
celui-ci  ne  s'était  pas  borné  au  métier  de  rhéteur,  mais 
avait  encore  exercé  la  profession  d'avocat.  «  Il  peut 
arriver,  dit-il,  qu'une  pensée  forte  et  vive  reçoive 
quelque  grâce  du  contraste  de  deux  mots,  sans  s'altérer 
par  cette  opposition.  Pourquoi  pousserais-je  la  réserve 
jusqu'à  négliger  un  exemple  domestique?  Un  homme 
chargé  d'une  ambassade  avait  déclaré  quïl  mourrait  à 
la  peine  plutôt  que  de  ne  pas  la  remplir  ;  cependant, 
peu  de  jours  après,  il  revint  sans  avoir  rien  fait.  Mon 
père,  qui  parlait  contre  lui,  lui  dit  :  «  Quant  à  ton  ambas- 
«  sade,  je  n'exige  pas  que  tu  y  meures,  mais  au  moins 
«  que  tu  y  demeures  (??o«  exigo  ut  immoriaris  legationi, 
<(  iinmorare).  »  Car  la  pensée  même  (Quintilien,  en  bon 
fils,  on  le  voit,  joint  le  commentaire  à  la  citation),  la 
pensée  même  est  juste,  la  consonance  des  deux  mots, 
presque  identique,  est  agréable,  d'autant  plus  qu'elle 
n'est  pas  cherchée  et  semble  s'offrir.  L'un  des  deux 
mots,  d'ailleurs,  a  son  sens  ordinaire,  et  l'autre  est 
donné  par  l'adversaire  lui-même  '.  » 

On  peut  pardonner  à  la  piété  filiale  l'éloge  d'un 
calembour  assez  heureux. 

Outre  les  leçons  de  son  père,  Quintilien  suivit  celles 
de  maîtres  plus  éloquents  et  plus  célèbres.  Tout  jeune 
encore,  il  fut,  d'après  le  scholiaste  de  Juvénal,  l'audi- 
teur du  célèbre  grammairien  Palémon.  «  Témoin  des 
brillants  succès  de  Sénèque  le  Philosophe,  qui  n'était 
connu  encore  que  par  sentaient  d'avocat,  il  eut  la  force 

1.  Inst.  orat.,  IX,  3,  73. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.  181 
de  préférer  à  sa  parole  brillante  et  pleine  de  séduction, 
l'éloquence  plus  saine,  plus  vigoureuse,  et  ce  qu'il  appelle 
«  la  maturité  »  du  célèbre  délateur  Domitius  Afer^  » 
Quintilien  fréquentait  en  même  temps  le  barreau,  et 
assistait  à  toutes  les  causes  soutenues  par  les  avocats 
renommés.  C'est  ainsi  qu'il  a  pu  parler,  pour  les  avoir 
entendus,  et  de  ses  contemporains  et  d'un  grand  nombre 
d'orateurs  appartenant  à  la  génération  qui  a  précédé  la 
sienne,  Junius  Bassus,  Cossutianus  Capito,  Servilius 
Nonianus,  Julius  Âfricanus,  Yibius  Crispus,  Julius  Se- 
cundus,  Galerius  Trachalus-.  Nous  devons  à  l'assiduité 
et  à  l'heureuse  mémoire  du  jeune  rhéteur  la  plupart 
des  renseignements  qui  ont  survécu  sur  les  causes 
plaidées  par  ces  orateurs,  et  sur  les  arguments  mêmes 
qu'ils  ont  fait  valoir. 

On  a  peu  de  détails  sur  la  jeunesse  de  Quintilien.  La 
Chronique  de  saint  Jérùmc  nuus  le  montre,  l'an  68, 
revenant  de  la  Tarraconaise  à  Rome  à  la  suite  de  Gal])a. 
Combien  de  temps  Quintilien  fut-il  aljsent  de  Rome, 
quel  motif  l'en  éloigna?  Commença-t-il  à  enseigner  la 
rhétorique  dans  sa  patrie?  Ce  sont  autant  de  questions 
auxquelles  on  ne  peut  répondre  avec  certitude.  Toutefois, 
il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  avec  Dodwell,  parce 
que  Quintilien  rentra  dans  Rome  en  même  temps  que 
Galba,  qu'il  en  soit  parti  dès  Tannée  61,  lorsque  celui- 
ci  fut  placé  par  Néron  à  la  tête  de  la  province  d'Espagne. 
Il  peut  avoir  été  appelé  dans  la  Tarraconaise  par  ses 
affaires  domestiques  ou  même  par  le  gouverneur 
quelques  années  après.  En  effet,  il  serait  difficile  que 
Quintilien,    âgé   d'une  vingtaine    d'années   en  61,  eût 

1.  Insl.  oratoire,  V,  7,  T. 
::  2.  ILid.,  \1,  I,  .3;  X,   I,  et  passim. 


182  CHAPITRE  XVIII. 

déjà  assisté  à  tous  les  plaidoyers  d'orateurs  éminenls 
qu'il  déclare  avoir  entendus.  En  revanche,  c"est  en  68, 
très  probablement,  que  commencent  les  vingt  années 
d'existence  laborieuse  que  Quintilien  consacra,  d'après 
son  propre  témoignage,  à  l'exercice  de  la  profession 
d'avocat  et  à  l'enseignement  de  la  rhétorique.  Avocat  et 
professeur,  il  obtint  tous  les  succès  que  la  vanité 
humaine  peut  désirer,  et  lorsque  l'empereur  Vespasien 
établit  des  chaires  publiques  aux  frais  de  l'État,  Quin- 
tilien fut  le  premier  qui  reçut  du  Trésor  public  la  somme 
considérable  de  100000  sesterces  (17  693  fr.)  allouée 
par  ce  prince.  Il  renonça  de  bonne  heure  à  ses  fonc- 
tions au  barreau,  pour  se  consacrer  entièrement  àl'ensei- 
gnement;  et  il  eut,  en  outre,  la  sagesse  de  quitter 
celui-ci  à  temps.  Il  obtint  de  Domitien  la  permission 
de  se  retirer  en  88,  à  peine  âgé  de  cinquante  ans. 

Quintilien  conçut  alors  la  pensée  de  conserver  par 
écrit  les  préceptes  de  rhétorique  qu'il  avait  professés  si 
longtemps,  afin  de  les  rappeler  à  ceux  qui  les  avaient 
entendus,  et  d'en  faire  profiter  ceux  à  qui  leur  âge  ou 
leur  éloignement  de  Rome  n'avait  pas  permis  de  l'écou- 
ter. Déjà,  quatre  ans  auparavant,  il  avait  publié  un  traité 
Sur  les  couses  de  la  décadence  du  goût,  que  Juste-Lipse  a 
voulu,  mais  à  tort,  confondre  avec  le  Dialogue  sia^  les 
orateurs,  que  l'on  attribue  généralement  à  Tacite,  et  qui, 
s'il  n'est  pas  de  l'auteur  des  Annales,  n'est  assurément 
pas  de  Quintilien. 

L'ouvrage  Sur  les  causes  de  la  décadence  du  gov.l  paraît 
avoir  disparu  de  bonne  heure.  Quant  à  YInstitution  ora- 
toire, Quintilien  en  avait  déjà  composé  trois  livres, 
quand  Domitien  le  chargea  d'enseigner  la  rhétorique 
aux  enfants  de  sa  sœur.    C'est  probablement  à  cette 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.  183 
époque  que  l'empereur  l'élcva  à  la  dignité  de  consul,  ou, 
suivant  Ausone,  lui  donna,  sinon  les  fonctions,  au  moins 
les  insignes  du  consulat*.  C'était  une  distinction  inouïe 
jusqu'alors.  Elle  excita  contre  Quintilien  la  jalousie  des 
autres  rhéteurs  et  les  attaques  des  satiriques. 

«  Glissons,  dit  Juvénal,  sur  cet  exemple  d'une  des- 
tinée inouïe.  L'homme  heureux  est  beau,  il  est  vaillant  ; 
l'homme  heureux  est  sage,  illustre,  de  noble  race  ;  il 
pare  ses  jambes  du  ruban  noir  et  du  croissant  sénatorial  ; 
l'homme  heureux  est  le  plus  grand  des  orateurs  et  des 
dialecticiens  ;  et,  fût-il  enchaîné,  il  chante  à  merveille. 
Tout  dépend  de  l'astre  sous  lequel  tu  as,  tout  rouge 
encore  au  sortir  du  sein  maternel,  poussé  tes  premiers 
vagissements.  Que  la  Fortune  le  veuille,  de  rhéteur  tu 
deviendras  consul  ;  qu'elle  le  veuille  aussi,  de  consul 
tu  deviendras  rhéteur-  !  » 

Quelque  répandu  que  fût  le  goût  des  lettres  et  de 
l'éloquence,  on  retrouvait  toujours  à  Rome  ce  fond 
d'esprit  romain  qui  s'était  jadis  personnifié  dans  le  vieux 
Caton.  On  aimait  les  lettres,  on  cultivait  avec  passion 
l'art  oratoire  qui,  même  sous  lempire,  conduisait  aux 
honneurs,  et  l'on  regardait  comme  étrange  que  le  maî- 
tre de  tant  d'avocats  distingués  eût  été  appelé,  par  un 
caprice  de  l'empereur,  aux  dignités  auxquelles  il  avait, 
jusque-là,  préparé  les  autres.  Aussi  les  satiriques  ne 
furent  pas  les  seuls  à  critiquer  l'élévation  de  Quintilien. 
Sans  en  avoir  de  preuves  directes,  on  peut  le  supposer 
d'après  le  ton  ironique,  avec  lequel  Pline  le  Jeune,  le 
meilleur  élève  de  Quintilien,  l'amant  passionné  des 
belles-lettres,  apprend  à  un  de  ses  amis,  qu'un  sénateur 

1.  Ausone,  Action  de  grâces  à  Gratien. 

2.  Juvénal,  VII,  186. 


184  CHAPITRE  XYUI. 

jadis  exilé  par  Domitien,  s'est  fait  professeur  en  Sicile. 
«  As-tu  appris,  écrit-il  à  Minucien\  que  Valerius  Lici- 
nianus  s'est  fait  professeur  en  Sicile?  Tu  ne  dois  pas 
l'avoir  encore  appris,  car  la  nouvelle  est  toute  récente. 
Ancien  préteur,  il  comptait  naguère  parmi  les  avocats 
les  plus  éloquents;  mais,  de  chute  en  chute,  le  voilà  de- 
venu de  sénateur,  <îxilé,  et  d'orateur,  rhéteur.  Aussi,  en 
ouvrant  son  école,  a-t-il  dit  d'une  voix  dolente  et  péné- 
trée: «  0  Fortune,  quelle  comédie  tu  te  donnes  !  de  pro- 
«  fesseurstufais  des  sénateurs,  et  de  sénateurs  des  pro- 
«  fesseurs!  «Il  y  a  dans  ce  mot  quelque  chose  d'un  ressen- 
timent si  amer,  si  poignant,  qu'à  mon  avis,  il  s'est  fait 
professeur  tout  exprès  pour  le  dire  ».  Comment  n'eût-il 
pas  été  honteux,  pour  le  nom  romain,  qu'on  élevât 
Quintilien  au  consulat,  lorsque  Valerius  Licinianus  se 
croyait  déshonoré,  et  Pline  est  de  son  avis,  de  devenir 
de  préteur  maître  d'éloquence!  Quintilien,  il  est  vrai, 
était  de  mœurs  irréprochables,  et  Licinianus  n'avait 
qu'un  inceste  à  se  reprocher  ! 

Mais  Juvénal  a  bien  raison  d'ajouter  aux  vers  cités 
plus  haut  cette  réflexion  :  «  Cet  homme  heureux,  néan- 
moins, est  plus  rare  que  le  corbeau  blanc.  Combien  ont 
maudit  leur  chaire  et  son  titre  vain  et  stérile,  comme  le 
montre  la  fin  de  Thrasymaque  et  celle  de  Carrinas.  »  Il 
eût  pu  joindre  Quintilien  à  sa  liste.  Au  moment  où  ce- 
lui-ci commençait  son  Institution  oratoire,  il  perdait  en 
l'espace  de  quelques  mois  sa  jeune  femme  et  son  second 
fils  âgé  de  cinq  ans.  Il  supporta  ce  malheur  avec  une 
résignation  stoïcienne.  Mais  bientôt  après,  son  fils  aîné, 
qui  avait  dix  ans  et  lui  donnait  les  plus  belles  espérances, 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  IV,  11. 


L'ÉLOQUENCE   SOUS  LES  SUCCESSEURS   DE   iNÉRON.       185 

lui  fut  enlevé  par  la  maladie.  Quintilien  ne  put  nuu'triser 
sa  douleur,  et  l'exhala  en  termes  touchants  au  début  du 
VPlivre  deVInsHiution  oratoire  qu'il  composait  auméme 
moment.  Sans  doute  le  père  ne  parle  pas  seul  dans  les 
pages  où  il  raconte  ses  deuils  domestiques,  et  trop  sou- 
vent, des  expressions  et  des  tours  maniérés  trahissent  la 
main  du  rhéteur  et  une  mélancolie  plus  apprêtée  que 
sincère.  Mais  il  faut  faire  la  part  des  habitudes  profes- 
sionnelles de  Quintilien,  et  voir,  dans  ces  pages  trop  cri- 
tiquées', une  ébauche  de  ces  traités  consolatoires  que  les 
anciens  aimaient  à  composer,  tels  que  les  Consolations 
de  Sénèque^,  où  une  douleur  vraie  se  traduit  trop  sou- 
vent en  phrases  de  rhétorique. 

La  préface  de  Vlnstitutian  oratoire  nous  apprend  que 
Quintilien  mit  deux  ans  à  écrire  cet  onvrage,  de  l'an  90 
à  l'an  92  environ.  Il  était  attendu  avec  tant  d'impatience 
que  fauteur,  pressé  de  satisfaire  le  désir  du  public, 
s'excuse  de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  revoir  et  de  cor- 
riger le  style.  A  partir  de  la  publication  de  son  œuvre, 
la  vie  de  Quintilien  est  peu  connue.  Sa  vieillesse  fut 
triste  et  solitaire.  Il  semblerait  même  avoir  perdu  cette 
richesse  qui  excitait  la  verve  de  Juvénal,  s'il  lallait  s'en 
rapporter  à  une  lettre  où  Pline  le  Jeune  offre  à  Quinti- 
lien {Quiniiliano  suo),  une  somme  de  50  000  sesterces, 
pour  l'aider  à  marier  sa  fille.  «  Tu  es  très  désintéressé, 
écrit-il  et  tu  as  élevé  ta  fille,  petite-fille  de  Tutilius,  de 
la  manière  convenable.  Cependant,  comme  elle  va  épou- 
ser un  citoyen  honorable,  Nonius  Celer,  à  qui  ses  em- 
plois civils  imposent  un  certain  train,  il  faut  qu'elle 
règle  sa  manière  de  vivre  et  sa  toilette  sur  le  rang  de 

1.  Voir  notamment  Nisard  :  Poètes  latins  tfe  la  di-cdpnce.  . 

2.  Voir  [jIus  haut  les  Consolations  de  Sénèque  au  chap.  xv. 


186  CHAPITRE  XVIII. 

son  mari  ;  le  luxe  n'augmente  pas  notre  dignité,  mais  la 
relève.  Tu  es  très  riche  de  cœur,  je  le  sais,  mais  de  res- 
sources modestes.  Aussi,  je  réclame  pour  moi  une  partie 
de  ton  fardeau,  et,  comme  un  second  père,  je  donne  à 
notre  fille  50  000  sesterces  (environ  9000  francs).  Je  lui 
donnerais  davantage,  si  je  n'étais  persuade  que  la  mé- 
diocrité de  ce  petit  présent  pourra  seule  te  décider  à  le 
recevoir.  Adieu'.  » 

Il  s'agit  ici  d'un  autre  Qnintilien,  de  position  obscure 
et  modeste,  familier  de  la  maison  de  Pline,  qui  dote 
la  fille  en  écrivant  au  père  une  lettre  aimable,  quoi 
qu'un  peu  dédaigneuse  et  qui  sent  son  grand  sei- 
gneur. Si  Pline  avait  adressé  cette  épître  à  Marcus 
Fabius^  l'auteur  de  VInstitulion  oratoire,  son  ancien 
maître,  il  aurait  parlé  sur  un  autre  ton,  et  il  aurait 
rappelé  au  moins  le  souvenir  qu'il  avait  conservé  de 
ses  leçons.  C'est  ce  qu'il  ne  manque  pas  de  faire  toutes 
les  fois  qu'il  prononce  son  nom.  D'ailleurs,  dans  une 
lettre  du  même  livre  que  Mommsen  place  au  plus  tôt 
l'an  106  de  notre  ère,  Pline  le  Jeune  parle  de  Quintilien 
comme  s'il  était  déjà  mort  au  moment  où  il  écrit^.  En- 
fin, comme  Quintilien,  dans  la  préface  du  livre  VI,  dé- 
clare qu'il  a  perdu  tous  ses  enfants,  et  qu'il  reste  seul, 
superstes  omyiium  meonmi,  il  faudrait  admettre  un  se- 
cond mariage,  peu  vraisemblable  à  l'âge  où  le  rhéteur 
était  arrivé. 

Quoique  VInstitulion  oratoire  roule  sur  l'art  déformer 
un  orateur,  et  qu'elle  soit  devenue  aussitôt  la  base  de 
l'enseignement  de  la  rhétorique,  la  règle,  le  canon  que 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  VI,  32. 

2.  Lellrps,  VI,  G;  voir  encore  Lettres,  II,  14  (date  approximative 
de  97  à  100). 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.  187 
les  maîtres  n'auront  plus  qu'à  expliquer  et  à  commenter 
dans  leurs  écoles,  il  n'entre  pas  dans  notre  plan  d'en 
parler  ici  en  détail,  et  nous  renvoyons  le  lecteur  aux  ou- 
vrages spéciaux  sur  l'histoire  de  la  littérature  latine. 
Quintilien,  du  reste,  n'apporte  aucune  idée  nouvelle.  Il 
se  borne  à  analyser  et  à  traduire  ses  prédécesseurs,  à 
refondre  surtout  et  à  présenter  d'une  manière  didac- 
tique les  divers  ouvrages  relatifs  à  l'art  oratoire,  que 
Cicéron  publiait  un  siècle  auparavant.  Là  même  où  il 
croit  innover,  il  est  la  dupe  de  son  heureuse  mémoire, 
et  prend  ses  réminiscences  pour  des  nouveautés. 

Mais  s'il  a  peu  d'idées  générales  qui  lui  soient  propres, 
il  abonde  en  détails  heureux  et  piquants.  Son  expé- 
rience de  professeur  lui  suggère  mille  observations 
sagaces,  utiles,  des  anecdotes,  des  réflexions  qui  varient 
agréablement  la  monotonie  des  préceptes.  On  sent 
l'homme  du  métier  qui  connaît  les  jeunes  gens,  qui 
les  aime,  qui  sait  prendre  et  manier  ces  natures  déli- 
cates et  capricieuses.  S'il  n'a  pas  droit  à  l'admiration 
exagérée  qu'on  professait  pour  lui  à  l'époque  de  la 
Renaissance,  il  n'en  occupe  pas  moins  une  des  pre- 
mières places  parmi  les  écrivains  latins  qui  sont  par- 
venus jusqu'à  nous.  Le  l"  livre  de  V Institution  oratoire^ 
le  plus  original  de  l'œuvre  entière,  est  d'une  lecture 
attachante  et  suffirait  à  lui  assurer  l'immortalité. 

La  partie  de  Quintilien  qui  appartient  directement  à 
ces  études,  est  très  restreinte.  Quintilien  a  été  le  premier 
avocat  de  son  temps,  mais  sa  modestie  l'a  empêché  de 
s'étendre  sur  les  causes  qu'il  a  défendues,  et  même  de 
publier  les  discours  qu'il  a  prononcés.  Ses  plaidoyers, 
cependant,  excitaient  une  admiration  universelle.  On 
accourait  pour  les  entendre.  Bien  plus,  on  les  publiait, 


188  CHAPITRE  XVIII. 

OU  plutôt,  on  faisait  courir  sous  son  nom  des  plaidoyers 
sur  les  sujets  qu'il  avait  traités,  et  le  succès  excitant 
l'avidité  des  copistes,  on  mettait  en  circulation  des  ha- 
rangues défigurées,  mutilées,  où  Quintilien  refusait  de  se 
reconnaître  ^  Quintilien  en  publia  lui-même  fort  peu. 
Le  premier  qu'il  livra  au  public,  et  il  se  le  reproche 
comme  une  vaine  gloriole  de  jeune  homme  (il  avait 
alors  environ  trente  ans),  avait  été  prononcé  dans  la 
cause  de  Naevius  Arpinianus.  Celui-ci  était  accusé 
d'avoir  tué  sa  femme  en  la  précipitant  d"un  endroit 
élevé.  Le  mari  prétendait  que  sa  femme  s"était  donné 
volontairement  la  mort.  On  n'a  point  d'autres  rensei- 
gnements sur  la  nature  et  l'issue  du  procès.  On  ne  peut 
pas  même  affirmer  que  Quintilien  soutint  la  cause  du 
mari.  Ses  expressions  semblent  l'indiquer,  mais  pas 
d'une  façon  précise. 

Il  parle  encore  d'un  procès  de  succession  qu'il  soutint 
au  barreau  pour  une  veuve.  Le  mari  ne  pouvant,  d'après 
la  loi,  léguer  sa  fortune  à  sa  femme,  avait  laissé  ses 
biens  à  d'autres  héritiers,  et  ceux-ci  s'étaient  engagés, 
par  un  fidcicommis,  à  les  remettre  à  la  veuve.  L'intri- 
gue n'avait  pas  été  assez  bien  conduite  pour  que  la  vérité 
ne  transpirât.  Les  héritiers  naturels  traduisirent  donc 
la  femme  en  justice.  Mais  ils  l'accusèrent  d'avoir  sup- 
posé un  testament.  Quintilien  profita  de  ce  que  ses  ad- 
versaires avaient  déplacé  la  question  et  l'avaient  mise 
sur  un  terrain  mauvais  pour  eux.  «  Il  m'était  facile,  dit- 
il,  de  justifier  la  femme  au  sujet  de  la  supposition  du 
testament;  je  n'avais  qu'à  avouer  l'existence  du  fidéi- 
commis;  mais  alors  l'iiéritage  était  perdu  pour  la  femme. 

1.  Insl.  orat.,  VII,  2,  '24 . 


é 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRO.N.  189 
Il  me  fallut  donc  plaider  de  manière  à  faire  comprendre 
aux  juges  ce  qui  s'était  passé,  sans  que  les  dénoncia- 
teurs pussent  tirer  parti  de  mes  paroles.  J'eus  le  bonheur 
de  triompher  de  ces  deux  difficultés^  ».  Quintilien  cite 
ce  plaidoyer  à  propos  d'une  figure  de  rhétorique,  «  la 
plus  à  la  mode  de  nos  jours,  »  dit-il,  où  l'orateur  veut 
être  deviné  sans  s'exprimer  d'une  manière  précise.  Il 
est  fier  du  succès  qu'il  a  obtenu;  mais  en  véritable 
avocat  romain,  il  ne  craint  pas  d'avouer  l'injustice  de 
la  cause  qu'il  défendait. 

Le  dernier  souvenir  personnel  que  Quintilien  rapporte 
est  plus  bref  encore.  Il  rappelle  que  le  juge  est  quelque- 
fois obligé  de  prononcer  dans  sa  propre  cause.  «  Je  vois, 
dit-il,  dans  le  livre  des  Obsei-vaf iou s  recneilUes  par  Sep- 
timius,  que  Cicéron  eut  à  plaider  dans  une  affaire  de 
cette  nature,  et  moi-même  j'ai  plaidé  pour  la  reine 
Bérénice  par-devant  elle^.  »  Il  serait  curieux  de  savoir 
quel  était  eo  déliât  ouvert  devant  la  reine  Bérénice,  et 
où  elle  était  directement  intéressée.  Avait-il  rapport  à 
cette  séparation  célèbre  dans  l'histoire,  que  Suétone  a 
résumée  en  ces  mots  si  connus  :  «  Titus  aimait  Bérénice  et 
avait,  dit-on,  promis  de  l'épouser....  Dès  son  avènement 
à  l'empire,  il  l'éloigna  de  Rome,  malgré  lui^  malgré 
elle  »  ?  S'agissait-il  simplement,  comme  il  est  plus  pro- 
bable, d'une  affaire  moins  romanesque,  d'une  vulgaire 
contestation  d'argent?  Toutes  les  suppositions  sont 
permises. 

A  défaut  de  renseignements  plus  précis  sur  les  causes 
qu'il  a  soutenues,  Quintilien  indique, àplusieurs  reprises, 
qu'il  a  souvent  plaidé  au  barreau,  et  que  ses  préceptes 

1.  InsL  oratoire,  IX,  2,  73. 

2.  Jbid.,  lY,  1,  10. 


190  CHAPITRE  XVIII. 

ne  sont  pas  empruntés  seulement  à  ses  lectures  et  à 
l'exemple  des  grands  orateurs,  mais  sont  le  résultat  de 
sa  propre  expérience.  On  peut  même,  en  réunissant 
quelques-uns  de  ces  passages,  apprécier  l'ensemble  des 
procédés  qu'il  prétend  avoir  mis  en  pratique.  Cette  mé- 
thode, hàtons-nous  de  le  dire,  n'a  rien  de  nouveau,  c'est 
celle  de  tous  les  esprits  sages  et  bien  ordonnés.  Quin- 
tilien,  il  est  vrai,  ne  prétend  pas  l'avoir  inventée  :  il 
l'a  reçue,  dit-il,  en  partie  de  ses  maîtres  :  la  réflexion 
et  surtout  la  pratique  lui  en  ont  montré  la  justesse  et 
la  fécondité.  Il  y  a  seulement  une  certaine  naïveté  de 
sa  part  à  ajouter  :  «  Je  révélerai  en  quoi  elle  consiste  ; 
je  n'en  ai  jamais,  du  reste,  fait  de  mystère,  -promam,  nec 
unquam  dissimulaci.  Cette  méthode  consiste  simple- 
ment à  bien  étudier  la  cause,  et  à  connaître  par  le  menu 
tout  ce  qui  la  concerne.  «  J'avais  grand  soin  au  bar- 
reau, dit-il,  de  me  mettre  au  courant  de  tout  ce  qui  en- 
trait dans  la  cause.  Aux  écoles,  on  établit  d'avance  cer- 
tains points  fixes  et  peu  nombreux,  que  les  Grecs 
appellent  thèmes,  et  Cicéron  'propositions.  Quand  j'avais 
placé  ces  éléments  de  la  cause  en  quelque  sorte  sous 
mes  yeux,  je  ne  songeais  pas  moins  à  mon  adversaire 
qu'à  moi-même.  Et  d'abord,  ce  qui  n'est  pas  difficile, 
mais  ce  qu'il  faut  considérer  avant  tout,  j'établissais  ce 
que  chaque  partie  voulait  prouver,  et  ensuite  les  moyens 
dont  chacune  pourrait  se  servir'.  »  Un  pareil  procédé 
est  sage  assurément,  mais  il  est  en  même  temps  si  élé- 
mentaire et  si  naturel  qu'il  n'était  pas  nécessaire,  il 
semble,  de  tant  de  précautions  oratoires  pour  l'exposer. 
Quelle  pouvait  être,  d'ailleurs,  la  valeur  des  plaidoyers 
où  l'on  parlait  sans  y  recourir? 
1.  Insl.  oratoire,  VII,  1,3. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  SUCCESSEURS  DE  NÉRON.       191 

La  narration  est  une    des  parties  principales  d'une 
cause.  Il  s'agit  pour  l'accusateur  de  présenter  les  faits 
du  débat  sous  un  jour  défavorable,  et  pour  l'accusé,  au 
contraire,  de  les  rétablir  à  son  avantage.  Les  rhétoriques 
anciennes  attachaient  une  grande  importance  à  la  nar- 
ration. Mais  l'opinion  dominante  était  qu'elle  n'avait  de 
valeur,  que  si  les  faits  étaient  groupés  et  présentés  dans 
leur  ensemble  pour  avoir  plus  de  force.  Les  classiques 
reprochaient  même  à  Cicéron  d'avoir  dédaigné  ces  règles 
étroites,  et  d'avoir  placé,  par  exemple,  plusieurs  narra- 
tions dans  les  différentes  parties  de  son  plaidoyer  pour 
-Cluentius  où  il  avait  cru  utile  de  le  faire.  Quintilien, 
toujours  si  réservé  quand  il  s'agit  de  contredire  les 
principes  généralement  adopté  par  les  rhétoriques,  est 
heureux  ici  de  se  mettre  à  l'abri  du  nom  de  Cicéron.  Il 
rappelle  avec  orgueil  que,  dans  les  causes  qui  étaient 
partagées  entre  plusieurs  avocats,  on  lui  confiait  de 
préférence  la  narration,  et  qu'il  n'a  jamais  hésité  à  la 
scinder  en  plusieurs  parties,  lorsqu'il  y  voyait  un  avan- 
tage. «  Pour  moi,  dit-il,  si  mon  expérience  peut  être 
comptée  pour  quelque  chose,  je  l'ai  fait  au  barreau, 
aussi  souvent  que  je  le  jugeais  nécessaire,  etj'ai  toujours 
eu  en  cela  l'approbation  des  auditeurs  éclairés  et  des 
juges.  Je  puis  même  le  dire  sans  vanité,  comme  sans 
crainte  d'être  démenti  par  les  nombreux  avocats  avec 
lesquels  j'ai  plaidé  de  concert  :  c'était  ordinairement  à 
moi  que  l'on  confiait  le  soin  de  présenter  la  cause'.  » 
L'on  sait,  enfin,  le  rôle  prédominant  que  jouait  le  pa- 
thétique dans  les  causes  judiciaires.  Les  grands  orateurs 
réservaient  pour  la  péroraison  leurs  effets  les  plus  puis- 

1.  lîist.  oratoire,  IV,  2,  86. 


192  CHAPITRE  XVIII. 

sants,  et  Cicéron  se  vantait  d'avoir  su  manier  le  pathé- 
tique mieux  qu'aucun  de  ses  rivaux  en  éloquence.  Mais 
l'illustre  orateur  oublie  de  nous  dire  avec  une  précision 
suffisante  si,  au  moment  où  il  excitait  l'attendrissement 
des  auditeurs,  il  était  ému  lui-même.  Il  semble  l'indi- 
quer par  les  paroles  qu'il  prête  à  l'orateur  Antoine  ra- 
contant les  péripéties  du  procès  d'Aquilius  :  «  Si  j'es- 
sayai alors  d'émouvoir  la  compassion  du  public,  c'est 
que  j'étais  ému  moi-même.  Ce  ne  fut  pas  je  ne  sais  quel 
art  inconnu,  mais  la  vive  émotion  de  mon  âme,  mais 
ma  douleur  qui  m'inspira  ce  mouvement  tant  vanté,  qui 
me  poussa  à  déchirer  la  tunique  et  à  montrer  les  cica- 
trices d'Aquilius....  Je  pleurais  moi-même,  j'étais   en 
proie  à  un  violent  transport,  tandis  que  j'invoquais  les 
dieux  et  les  hommes,  les  citoyens  et  les  alliés.  Si  toutes 
les  paroles  que  je  prononçai  alors  n'avaient  été  em- 
pruntées de  ma  douleur,  mon  discours,  loin  d'exciter  la 
compassion  des  j  uges,  aurait  provoqué  leurs  railleries  ' .  » 
Malgré  ce  passage,  il  est   permis  de  concevoir  des 
doutes  sur  la  réalité  de  l'émotion  qu'éprouve  un  orateur 
habile,  habitué  à  faire  vibrer  les  cordes  du  pathétique. 
Sans  aller  jusqu'au  paradoxe  de  Diderot,  qui,  s'étayant 
sur  les  confidences  de  quelques  acteurs,  prétend  qu'une 
émotion  personnelle,  loin  de  servir  le  tragédien  nuit 
toujours  à  l'efTet  qu'il  veut  produire,  on  peut  admettre 
que  l'avocat  partage  exceptionnellement  l'émotion  qu'il 
provoque.  Quiutilien,  à  l'en  croire,  s'inscrirait  en  faux 
contre  la  thèse  de  Diderot.  Il  ne  se  borne  pas  à  dire 
que,  dans  les  causes  du  barreau  et  même  dans  les  exer- 
cices de  l'école,  il  faut  parler  avec  verve,  avec  chaleur, 

1,  De  Ora/ore,  II,  57;  voyez  Histoire  de  l'éloquence  latine  avant 
Cicéron,  t.  Il,  p.  279. 


L'ÉLOQUENCE   SOUS   LES   SUCCESSEURS  DE   NÉRON.       193 

en  se  mettant  à  la  place  du  personnage,  ce  qui  est  le  seul 
moyen  d'exciter  rintérèt  et  de  soutenir  l'attention.  Il  va 
plus  loin.  Il  prétend  avoir  vu  des  histrions  et  des  comé- 
diens ([ui,  en  sortant  de  jouer  un  rôle  triste  et  touchant, 
pleuraient  encore  après  avoir  déposé  le  masque.  II  fait 
de  cette  émotion  une  règle  de  l'art  oratoire,  et  cite  son 
propre  exemple.  «  Voici,  dit-il,  ce  que  je  n'ai  pas  dû 
ensevelir  dans  le  silence,  puisque  c'est  par  cela,  à  quelque 
prix  qu'on  m'estime,  ou  qu'on  m'ait  estimé,  que  j'ai 
conquis  un  certain  renom  de  talent  dans  l'art  oratoire. 
J'ai  été  souvent  ému  en  plaidant  :  les  larmes  me  ga- 
gnaient; je  sentais  mon  visage  pâlir,  et  j'éprouvais  une 
véritable  douleur'.  » 

On  ne  peut,  malheureusement,  contrôler  par  aucun 
plaidoyer  de  Quintilien  la  vérité  de  son  assertion.  Il 
est  probable  que  l'auteur  de  V Institution  oratoire  se  fait 
illusion  à  lui-même  en  évoquant  les  souvenirs  de  sa 
carrière  d'avocat.  On  peut  en  juger  par  la  préface  de 
son  YP  livre  où  il  parle  des  pertes  qui  affligent  son 
âge  mûr.  Ici  Quintilien  n'a  pas  à  s'émouvoir  pour  un 
client,  à  provoquer  en  lui-même  une  douleur  factice.  Il 
déplore  des  malheurs  qui  lui  sont  personnels,  il  raconte 
des  deuils  domestiques,  les  coups  répétés  de  la  fortune 
qui  l'ont  frappé  dans  ses  êtres  les  plus  chers,  et  surtout 
dans  ce  jeune  enfant  qui  lui  faisait  concevoir  tant  d'es- 
pérances. Sans  doute  il  a  des  accents  touchants,  mais 
trop  souvent  le  rhéteur  prend  la  parole  à  la  place  du 
père,  et  ses  phrases  peu  simples  ne  respirent  pas  et  ne 
communiquent  pas  l'émotion.  Les  autres  discours  de 
Quintilien  présenteraient,  à  plus  forte  raison,  les  mêmes 
caractères.  Cependant,  si  l'on  peut  douter  que  Quintilien 

1.  Instit.  oratoire,  VI,  2,  30. 

Il    —  13 


194  CHAPITRE    XVIII. 

ait  été  le  grand  orateur  qu'il  se  plaît  à  laisser  supposer, 
il  n'en  est  pas  moins  certain  qu'il  a  bien  compris  le  rôle 
de  l'éloquence,  qu'il  a  sagement  et  habilement  composé 
ses  plaidoyers,  et,  qu'à  une  époque  de  décadence,  il  a  pu, 
avec  justice,  passer  pour  le  premier  avocat  de  son  temps. 
Il  n'y  a  pas  lieu  de  parler  ici  des  Déclama  lions  placées 
sous  le  nom  de  Quintilien,  et  qu'on  joint  ordinairement 
à  l'Institution  oratoire.  On  a  voulu  voir  dans  ces  exer- 
cices d'école,  les  discours  que  les  copistes  du  temps  fai- 
saient courir  sous  le  nom  du  brillant  avocat.  Il  y  a  ici 
confusion.  Quintilien  ne  parle  que  des  discours  qu'il 
avait  prononcés  au  barreau,  tandis  que  les  Déclama- 
tions sont  un  cahier  de  matières  et  de  corrigés  à  l'usage 
d'un  rhéteur  de  profession.  Le  nom  de  Quintilien  se 
trouve  à  la  première  page,  voilà  pourquoi  on  les  lui 
attribue.  Sans  doute,  quelque  rhéteur  de  second  ordre  a 
voulu  se  couvrir  de  ce  nom  glorieux,  mais  tout  proteste 
contre  cette  usurpation.  Ni  les  dix-neuf  discours  en- 
tiers, ni  les  fragments  de  cent  quarante-cinq  décla- 
mations, reste  des  trois  cent  quatre-vingt-huit  que  con- 
tenaient autrefoisles  manuscrits,  ne  sont  de  Quintilien. 
Malgré  des  traits  heureux  semés  çà  et  là,  ces  déclama- 
tions trahissent  des  mains  différentes  et  souvent  inexpé- 
rimentées. Certains  sujets,  par  leur  nature  seule,  ne 
conviennent  pas  à  l'austérité  bien  connue  de  Quin- 
tilien. Les  règles  qu'il  donne  dans  son  Inslilution  y 
sont  souvent  violées  et  méconnues.  L'ouvi^age  est  donc 
l'œuvre  d'un  rhéteur  d'un  siècle  postérieur,  qui  a  voulu 
imiter  le  livre  des  Controverses  de  Sénèque  le  Père,  et 
qui  n'eu  a  fait  qu'un  pastiche  faible  et  ennuyeux. 


CHAPITRE   XIX 

L'ÉLOQUENCE    SOUS    LES   EMPEREURS    FLAVIENS. 

Les  interlocuteurs  du  Dialogue  sur  ies  orateurs.  —  Marcus  Apcr. 

—  Curiatius  Maternus.  —  Vipstanus  Messala.  —  Julius  Secundus. 

—  L'empereur  Domitien.  —  Le  délateur  Vibius  Crispus. 

h' Institution  oratoire,  malgré  ses  douze  livres  et  le  dé- 
veloppement considérable  de  chacun  d'eux,  nous  a  fourni 
à  peine  quelques  rares  détails  sur  1  "éloquence  de  Quin- 
tilien  considéré  comme  avocat.  Aussi  ne  faut-il  pas  nous 
étonner  de  la  disette  de  renseignements  où  nous  sommes 
réduits  au  sujet  des  autres  orateurs  du  règne  de  Vespa- 
sicn.  Le  peu  que  l'on  sait  sur  leur  compte  et  même  sur 
leurs  noms,  on  le  doit  à  l'auteur  du  Dialogue  sur  les  ora- 
teurs. Tacite,  car  pour  plus  de  commodité,  et  pour  nous 
conformer  à  l'usage,  nous  continuerons  à  lui  attribuer 
la  paternité  de  cette  œuvre  si  remarquable.  Tacite  vou- 
lant, à  rimitation  de  Cicéron,  composer  un  dialogue  sur 
l'éloquence,  a  choisi  les  orateurs  les  plus  illustres  de 
l'époque  où  il  plaçait  son  dialogue.  Il  en  a  pris  quatre, 
et  a  fait  soutenir  à  chacun  la  Lhèse  la  plus  conforme 
à  son  caractère,  à  ses  opinions,  à  la  nature  de  son 
talent.  De  même,  Cicéron  introduisait  dans  le  dia- 
logue Sur  l'orateur.,  outre  des  personnages  secondaires, 


196  CHAPITRE  XIX. 

M.  Licinius  Crassus,  Antoine  etC.  Julius  César.  Antoine 
traitait  de  Yinveniion,  Crassus,  de  Vélocution,  César,  de 
\di  plaisanterie  ;  chacun,  en  un  mot,  dissertait  delà  par- 
tie de  l'art  oratoire  où  il  passait  pour  exceller. 

L'auteur  du  Dialogue  sur  les  orateurs  a  voulu  mettre 
aux  prises  les  partisans  de  l'ancienne  éloquence,  qui  se 
couvraient  du  grand  nom  de  Cicéron  et  voyaient  en  lui  et 
dans  ses  contemporains,  les  maîtres  de  la  parole  ro- 
maine,etles  partisans  de  l'école  nouvelle,  les  romantiques 
si  l'on  veut,  qui  traitaient  de  vieilleries  les  méthodes  et 
le  style  de  l'illustre  orateur.  Loin  de  croire  à  la  déca- 
dence de  l'art  oratoire,  ils  proclamaient  avec  assurance 
la  supériorité  des  modernes  sur  les  anciens.  On  a  vu 
plus  haut,  lorsque  nous  avons  examiné  la  révolution 
accomplie  dans  l'éloquence  après  la  mort  d'Asinius 
PoUion  et  de  Messala,  et  qui  s'était  personnifiée  dans 
l'orateur  Cassius  Severus,  ce  qu'il  faut  penser  delà  nou- 
velle école  et  de  ses  prétentions  ^  On  n'a  plus  ici  à  rentrer 
dans  le  débat.  Il  reste  à  recueillir  les  quelques  rensei- 
gnements biographiques  que  le  Dialogue  sur  les  orateurs 
fournit  sur  les  interlocuteurs  qui  y  prennent  part. 

Le  partisan  des  modernes,  le  défenseur  éloquent  des 
romantiques,  le  personnage,  pour  lequel  Tacite  paraît 
avoir  le  plus  de  prédilection,  est  l'orateur  Marcus  Aper. 
Ce  personnage  était  originaire  de  la  province  qui  avait 
déjà  donné  à  Rome  des  orateurs  éminents,  oii  l'ins- 
truction s'était  développée  avec  tant  de  rapidité,  et  où 
les  écoles  devaient  fleurir  encore,  longtemps  après  que 
leur  enseignement  ne  trouvait  plus  d'écho  en  Italie.  Il 

1.  Voy.  au  tome  l"  le  chapitre  vu,  intitulé  :  La  nouvelle  élo- 
quence. Cassius  Severus. 


L'ÉLOQUENCE   SOUS   LES   EMPEREURS  FLAVIENS.        197 

était  Gaulois.  C'est  du  moins  ce  que  Ton  peut  conclure 
du  passage,  où  il  compare  la  faible  renommée  qu'obtien- 
nent les  poètes  avec  la  vaste  notoriété  qui  est  le  partage 
desorateurs.  «Quel  voyageur,  dit-il,  arrivant  d'Espagne, 
d'Italie,  je  ne  parle  pas  de  710s  Gaulois,  s'enquierten  ar- 
rivant à  Rome  du  poète  Saleius  Bassus  *  ?  »  Ces  mots 
nos  Gaulois,  épigramme  ou  éloge,  semblent  indiquer 
qu'Aper  parle  ici  de  ses  compatriotes.  Il  avait  habité  la 
Bretagne,  il  le  reconnaît  lui-même,  dans  les  rangs  de 
l'armée  que  les  Romains  étaient  obligés  d'entretenir  au 
cœur  de  cette  île  à  moitié  soumise,  et  toujours  prête  à  se 
révolter.  Il  y  avait  vu  un  vieillard  qui  prétendait  avoir 
combattu  contre  César,  lorsque,  pour  assurer  la  con- 
quête de  la  Gaule,  l'adversaire  de  Yercingétorix  avait 
tenté,  à  deux  reprises,  une  expédition  en  Bretagne  ^. 
Aper  y  avait  conquis  «  malgré  la  défaveur  attachée  à 
sa  naissance  et  à  son  pays»,  dit-il,  les  titres  de  questeur, 
de  tribun,  de  préteur,  qu'il  rappelle  non  sans  orgueil 
au  début  du  dialogue  ^ 

Mais  ces  dignités  militaires  ou  civiles  ne  l'empê- 
chèrent pas  de  se  livrer  à  l'étude  de  l'éloquence.  C'est 
Icà  qu'il  obtint  les  plus  grands  succès  et  les  triomphes 
les  plus  flatteurs.  Il  fut  de  bonne  heure  regardé  avec 
Julius  Secundus,  comme  l'avocat  le  plus  éloquent  de  son 
époque,  et  eut  Thonneurdecompter,  parmi  ses  disciples, 
Vaxiieur  du  Dialogue  sur  les  orateurs.  «  M.  Aper  et  Julius 
Secundus,  dit  celui-ci,  étaient  alors  les  deux  plus  célèbres 
talents  de  notre  barreau.  J'allais  les  entendre  avec  em- 
pressement l'un  ou  l'autre  au  forum  ;  en  outre,  je  les 

1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  10. 

2.  Ibid.,  17. 

3.  Ibid.,  7. 


198  CHAPITRE   XIX. 

fréquentais  chez,  eux  et  je  les  suivais  en  public,  poussé 
pai"  un  merveilleux  désir  d'apprendre  et  une  certaine 
ardeur  de  jeunesse.  Je  recueillais  soigneusement  leurs 
discussions,  et  même  leur  confidences  les  plus  in- 
times '.  )) 

Aper  devait  son  succès  à  sa  passion  pour  l'art  qu'il 
cultivait.  Il  ne  s-e  bornait  pas  aux  causes  qu'il  plaidait 
en  public.  Il  s'exerçait,  et  ne  cessa  jamais  de  le  faire, 
aux  causes  fictives  où  se  complaisait  l'éloquence  des 
partisans  de  la  nouvelle  école.  Il  prenait  part  aux  con- 
troverses des  rhéteurs  et  y  assouplissait  son  génie  -. 
Mais  il  dédaignait  les  études  sévères,  l'histoire,  la  poli- 
tique, la  philosophie,  qui  avaient  fait  la  gloire  de  l'école 
de  Cicéron  et  d'Asinius  PoUion.  Malgré  l'expression 
adoucie  et  polie  de  Tacite,  «  il  dédaignait  les  lettres 
plutôt  qu'il  ne  les  ignorait,  »  on  peut  croire  que  son  ins- 
truction laissait  à  désirer  ^  Il  trouvait  plus  facile  de 
médire  de  la  science  que  de  combler  le  vide  de  son 
éducation  première.  En  outre,  comme  l'avait  fait  jadis 
l'orateur  Antoine,  il  espérait  grandir  dans  l'opinion  pu- 
blique, en  paraissant  devoir  son  talent  à  son  heureux 
naturel,  plutôt  qu'à  un  travail  persévérant  et  à  des  con- 
naissances profondes.  Aussi  son  éloquence  avait-elle  les 
défauts  et  les  qualités  de  son  esprit.  Si,  parfois,  elle  man- 
quait de  fond  et  de  solidité,  elle  était  toujours  ardente, 
animée,  pleine  de  chaleur  et  de  véhémence  '\  C'était 
une  véritable  éloquence  de  délateur.  Malgré  la  nature  de 
son  talent,  Aper  resta  honnête,  mais  il  le  doit  aux  cir- 

1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  4. 

2.  I/Àd.,  U. 

3.  Ibid.,  ?. 

4.  Ihid.,  11,  24. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES   EMPEREURS  FLAVIENS.        199 

constances  politiques  au  milieu  desquelles  il  vécut,  et 
à  la  sagesse  de  Ycspasien.  Son  admiration  pour  les  dé- 
lateurs fameux, courtisés,  aduli'S  par  la  foule  à  causede 
la  terreur  qu'ils  inspirent,  permet  de  croire  que,  sous 
un  autre  prince,  il  aurait  aimé  à  jouer  leur  rôle. 

L'interlocuteur  principal  d'Aper  est  l'orateur  Curiatius 
Matehnus.  Maternus  avait  obtenu  au  barreau  des  succès 
éclatants.  Aper  fait  de  son  éloquence,  comme  de  celle  de 
Secundus,  un  éloge  enthousiaste.  «  Et  vous,  Maternus 
et  Secundus,  dit-il,  qui  mêlez  si  bien  à  la  force  des 
pensées,  l'éclat  et  la  politesse  des  expressions  ;  qui  ap- 
portez un  tel  choix  dans  l'invention,  tant  d'ordre  dans  la 
disposition,  une  telle  abondance  quand  la  cause  le  ré- 
clame, et  une  telle  brièveté  quand  elle  le  permet  ;  vous 
qui  savez  si  bien  unir  1  éclat  du  style  à  la  netteté  des 
idées,  qui  maniez  les  passions  et  tempérez  la  liberté 
avec  tant  de  mesure  que,  si  la  malignité  et  l'envie  ont 
retardé  pour  vous  la  justice  de  notre  siècle,  la  vérité 
sera  proclamée  par  nos  descendants  '.  »  Sans  doute,  les 
paroles  d'Aper  sont  dictées  par  la  bienveillance  et  la  po- 
litesse, peut-être  même  par  le  secret  dédain  d'un  homme 
qui  se  croit  supérieur.  Mais,  en  réduisant  de  beaucoup 
ces  éloges,  on  peut  conclure  que  Maternus  apportait 
au  barreau  des  facultés  supérieures.  Malgré  les  succès 
éclatants  qu'il  y  obtenait,  il  le  quitta  de  bonne  heure 
pour  la  poésie.  Il  gardait  dans  son  âme  le  culte  de  l'an- 
cien état  de  choses  qui  avait  fait  la  gloire  et  la  puissance 
de  Rome,  et,  ne  pouvant  épancher  au  forum  les  secrets 
sentiments  de  son  cœur,  il  les  exprimait  dans  ses  vers. 

1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  23. 


•200  CHAPITRE  XIX. 

C'était  pour  Maternus  un  moyen  de  parler  politique 
sous  l'empire.  Au  moment  où  s'ouvre  le  Dialogue  sur  les 
orateurs^  il  venait  de  lire  en  public  sa  tragédie  (}iQCaton, 
«  ouvrage,  dit  Tacite,  où,  s'oubliant  lui-même  pour  ne 
songer  qu"à  son  principal  personnage,  il  avait,  à  ce 
qu'on  répétait,  offensé  les  puissants  '.  »  Ce  sont  même  les 
bruits  circulant  dans  Rome  au  sujet  de  sa  hardiesse, 
qui  attirent  chez  lui  Aper  et  Julius  Secundus,  et  sont 
l'occasion  du  dialogue.  Caton,  se  donnant  la  mort  pour 
ne  pas  survivre  à  la  liberté,  n'était  pas  un  spectacle  qu'on 
pût  offrir  impunément  à  la  Rome  impériale.  Il  fallait  la 
candeur  d'un  poète  pour  l'oublier.  Il  fallait  aussi  toute 
la  jalousie  soupçonneuse  de  l'empire  pour  voir  un 
danger  dans  une  lecture  si  inoffensive.  Qui  pouvait, 
un  siècle  non  seulement  après  la  mort  de  Caton,  mais 
après  la  bataille  d'Actium,  songer  à  la  liberté  ancienne 
et  à  la  République  ?  Tout  cela  était  mort  et  bien  mort  ; 
et  les  accents  de  Maternus,  si  éloquents  qu'ils  fussent, 
ne  pouvaient  rien  ressusciter.  C'était  une  exhumation 
sans  péril,  si  ce  n'est  pour  le  poète. 

Avant  de  lire  son  Caton,  Maternus  avait  composé  en- 
core une  autre  tragédie.  Il  avait  écrit  une  Médée.  C'était 
un  des  sujets  favoris  traités  par  les  Romains  sur  le  mo- 
dèle de  la  Médée  d'Euripide,  une  oeuvre  analogue,  imi- 
tation ou  traduction,  à  la  Médée  d'Ovide,  dont  le  succès 
même  n'avait  pas  ralenti  le  zèle  des  poètes.  Il  préparait 
encore  une  autre  tragédie,  Thyeste,  où  il  se  proposait 
d'ajouter  aux  hardiesses  de  son  Caf  on  ^.  Aper  lui  reproche 
d'y  consacrer  son  temps,  tandis  que  la  défense  des  co- 


1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  2. 

2.  Ibid.,  3. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.  201 
lonics  et  des  municipes  réclament  sa  présence  au  bar- 
reau. Maternus  vante  le  charme  de  la  poésie  non  sans 
mélancolie.  Il  y  cherche  l'oubli  de  réloi|uence  sanglante 
qu'il  a  vue  si  puissante  à  Rome,  sous  le  règne  de  Néron. 
Il  a  horreur  de  cette  gloire,  de  cette  notoriété  mal  acquise 
qu'Aper  ne  cesse  d'envier.  Il  n'aurait  certainement  pas 
reparu  sur  le  forum  sous  un  prince  cruel  ;  il  se  décida 
peut-être,  mais  nous  n'en  savons  rien,  à  y  reparaître 
sousVespasien.  Finit-il  sonThyeste  ?  Fit-il  encore  parler 
la  liberté,  dans  une  pièce  semblable  à  son  Caton'l  On 
l'ignore.  Mais  il  avait  prononcé  les  noms  de  liberté  et 
de  tyrannie.  Si  Yespasien  eut  le  bon  goût  de  ne  pas  s'en 
apercevoir,  un  autre  était  là  qui  grava  ce  crime  dans  sa 
mémoire,  et  se  promit  de  ne  pas  le  laisser  impuni. 
Derrière  Vespasien,  il  y  avait  son  second  fils  Domitien. 
Le  jour  où  l'émule  de  Néron  voulut  détruire  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  sentiments  nobles  et  généreux,  il  songea 
à  l'auteur  de  Caton,  et  il  mit  à  mort  l'interlocuteur 
d'Âper,  le  noble  et  généreux  Curiatius  Maternus  '. 

VipstanusMessala,  que  Tacite  introduit  dans  son  Dia- 
logue comme  le  partisan  éloquent  et  convaincu  des  an- 
ciens, est  un  peu  plus  connu  que  ses  deux  interlocu- 
teurs. On  n'a  pas,  il  est  vrai,  sur  son  habileté  oratoire, 
d'autres  renseignements  que  quelques  mots  du  Dialogue. 
Mais  il  s'était  signalé  à  la  guerre,  pendant  la  lutte  des 
Flaviens  et  des  Vitelliens,  et,  malgré  son  rang  un  peu 
secondaire,  Tacite  ne  néglige  jamais  l'occasion  de  le 
citer.  Il  descendait  de  l'illustre  famille  des  Messala. 
«  Il  était,  dit  Tacite,  aussi  distingué  par  son  mérite  que 
par  sa  naissance,  et  c'était  le  seul  qui  eût  apportée  cette 

1.  Dion  Cassius,  LXVII,  V2, 


202  CHAPITRE  XIX. 

guerre  des  intentions  droites'.  »II  prit  part,  en  qualité 
de  tribun  et  de  chef  de  la  VIP  légion  Claudiane,  aux 
difTérentes  luttes  qui  précédèrent  la  bataille  de  Cré- 
mone et  le  sac  de  cette  malheureuse  ville  par  les  sol- 
dats de  Vespasien. 

Tacite  rappelle  complaisamment  son  intervention, 
même  dans  des  faits  de  médiocre  importance.  Ainsi  il 
le  montre,  tantôt  venant  rejoindre  l'armée  d'Antonius 
Primus,  lieutenant  de  Vespasien,  tantôt  concourant  à 
sauver  Aponius  Saturninus,  général  de  l'armée  de  Mé- 
sie,  que  ses  légions  révoltées  voulaient  massacrer'. 
Enfin  il  mentionne,  et  avec  raison,  la  part  considéra- 
ble de  Messala  au  succès  de  la  bataille  de  Crémone,  qui 
commença  à  ruiner  le  prestige  des  Vitelliens.  Déjà 
deux  légions,  VHaUque  et  la  Rapax,  du  côté  de  Vitellius, 
s'avançaient  pleines  de  confiance,  et  se  croyaient  victo- 
rieuses, quand  la  cavalerie  Flavienne  fondit  sur  elles  et 
les  arrêta.  La  lutte  s'engagea,  mais  le  succès  fut  aussi- 
tôt décidé  par  l'arrivée  inattendue  de  Messala,  à  la  tête 
des  auxiliaires  de  Mésie.  Ceux-ci,  aussi  estimés  que  des 
légionnaires,  enfoncèrent  les  deux  légions  malgré  la 
marche  forcée  qu'ils  venaient  de  faire,  et  contraignirent 
les  Vitelliens  à  se  réfugier  dans  Crémone  ^ 

Vipstanus  Messala  ne  se  contenta  pas  de  prendre  une 
part  active  à  cette  guerre  ;  il  voulut  en  raconter  à  d'au- 
tres les  sanglantes  péripéties.  Acteur  dans  la  tragé- 
die, il  rapporta  ce  qu'il  avait  vu,  ce  qu'il  savait  de  pre- 
mière main.  Est-ce  une  histoire  qu'il  composa?  Se 
borna-t-il  à  publier  des   Mémoires'^  On  ne  sait;  mais 

1.  Histoires,  III,  9. 

2.  Ibid.,  III,  12. 

3.  ]bid.,  III,  18. 


L'ÉLOQUENCE   SOUS   LES  EMPEREURS   FLAVIENS.        203 

Tacite  lui  emprunte,  sans  aucune  précaution  oratoire, 
comme  à  un  auteur  connu  du  public,  deux  épisodes  ca- 
ractéristiques de  cette  guerre  civile,  ou  plutôt,  suivant 
le  mot  de  Lucain,  plus  que  civile.  Un  Espagnol,  Julius 
Mansuetus,  incorporé  dans  la  légion  Rapax,  combat- 
tit contre  son  fils  qui  servait  dans  la  VIP  légion, 
recrutée  par  Galba  en  Espagne,  et  fut  mortellement 
blessé  par  lui.  «  Le  père  tombe  mourant,  le  fils  s'élance 
pour  le  dépouiller,  le  reconnaît  à  sa  voix  et  à  ses  traits, 
et  en  est  reconnu.  Il  le  serre  alors  glacé  dans  ses  bras  et, 
d'une  voix  lamentable,  il  prie  les  mânes  paternels  de 
lui  pardonner,  de  ne  pas  le  maudire  comme  un  parri- 
cide. C'était  le  crime  de  tous,  qu'était  la  part  d'un  seul 
homme  dans  les  guerres  civiles  '  ?  » 

Tacite  ne  s'est  pas  borné  à  emprunter  ce  fait  dou- 
loureux à  Vipstanus  ;  il  lui  doit  encore  la  peinture  de 
la  scène  et  les  réflexions  suivantes  :  «  En  même  temps, 
le  fils  relève  le  cadavre,  creuse  la  terre,  et  rend  à  son 
père  les  derniers  devoirs.  Ceux  qui  étaient  près  de  lui  le 
remarquent,  puis  un  plus  grand  nombre,  enfin  toute 
l'armée  s'étonne,  gémit  et  maudit  cette  guerre  cruelle.  » 
Que  valaient  l'étonnement  et  les  imprécations  de  l'armée 
tout  entière,  rapportés  par  l'honnête  Vipstanus?  Tacite 
répond  lui-même  à  la  question  en  continuant  froide- 
ment :  «  Cependant,  les  soldats  n'en  continuent  pas  avec 
moins  d'ardeur  à  dépouiller  leurs  proches,  leurs  pa- 
rents, leurs  frères  égorgés.  Ils  parlent  du  crime  commis, 
et  ne  cessent  d'en  commettre  de  pareils!  » 

L'autre  fait,  emprunté  par  Tacite  à  Messala,  est  plus 
odieux  encore.  Les  Flaviens,  vainqueurs  à  la  bataille  de 

1 .  Histoires,  III,  25. 


204  CHAPITRE  XIX. 

Crémone,  assiégeaient  la  ville  où  s'étaient  réfugiés  les  Vi- 
telliens.  Enrichie  par  un  commerce  actif,  Crémone  était, 
en  ce  moment  même,  le  rendez-vous  de  nombreux  né- 
gociants, magna  pars  Ilaliae,  qu'y  avait  attirés  une  foire 
considérable;  et  la  population  secondait  l'effort  des  sol- 
dats. Les  chefs  des  Flaviens,  voyant  leurs  troupes  fati- 
guées près  d'abandonner  la  lutte,  leur  promirent  le  pil- 
lage. Crémone  fut  emportée  de  vive  force  :  40  000  soldats 
et  un  nombre  plus  élevé  de  vivandiers  et  de  goujats 
d'armée,  plus  corrompus  et  plus  cruels,  se  ruèrent  sur 
cette  malheureuse  ville.  Tout  fut  mis  à  sac  pendant  qua- 
tre jours,  les  habitants  furent  égorgés,  les  femmes  vio- 
lées, les  maisons  pillées,  les  temples  dévastés.  Pour 
couronner  cette  œuvre  de  destruction,  le  feu  consuma 
ce  que  les  hommes  n'avaient  pu  détruire.  Le  seul  tem- 
ple de  Méphitis'  dut  à  sa  situation  hors  des  murailles 
d'échapper  à  l'incendie.  A  cette  nouvelle,  un  immense 
cri  d'horreur  s'éleva  dans  toute  l'Italie  et  domina  le 
bruit  de  la  guerre  civile.  On  refusa  partout  d'acheter 
les  Crémonais  captifs,  et  l'on  mit  en  liberté  ceux  que 
les  soldats,  honteux  de  leur  conduite,  ne  parvinrent  pas 
à  tuer  secrètement.  Qui  avait  promis  le  pillage  aux  sol- 
dats? Qui  avait  la  responsabilité  de  cet  odieux  attentat? 
Personne  ne  voulut  s'en  reconnaître  l'auteur.  Vipstanus 
Messala,  qui  était  au  -siège,  en  accusait  Hormus,  Pline 
l'Ancien  l'impute  à  Antonius  Primus.  Tacite  n'ose  pas 
décider  entre  leurs  témoignages. 

Quelques  mois  après,  Vipstanus  Messala  entrait  dans 
Rome,  abandonnée  par  Yitellius.  Il  y  trouvait  la  plus 
grande  partie  du  sénat  qui  avait  déjà  passé  du  côté  des 

\. Histoires,  III,  33.  Méphitis  était  la  déesse  des  exhalaisons  pes- 
tilentielles :  on  lui  élevait  des  temples  pour  se  garantir  de  la  peste. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS   FLAVIENS.        203 

vainqueurs,  livrée  à  des  dissensions  intestines.  C'était 
l'heure  des  représailles  contrôles  délateurs,  instruments 
de  Néron  et  de  Yitellius.  Le  plus  farouche  d'entre  eux 
celui  qui  provotpiait  les  ressentiments  les  plus  violents, 
était  le  célèbre  délateur  Aquilius  Régulus,  l'assassin  de 
Pison.  On  l'accusait  même  d'avoir  déchiré  avec  ses 
dents  la  tête  de  sa  victime.  Mais  Regulus  était  le  frère 
utérin  de  Yipstanus  Messala.  Celui-ci  «  qui  n'avait  point 
encore  l'âge  sénatorial,  dit  Tacite,  se  lit  une  grande 
réputation  de  piété  fraternelle  et  d'éloquence  en  osant 
intercéder  pour  son  frère....  Il  n'essaya  pas  de  défendre 
ni  la  cause  ni  l'accusé;  il  se  jeta  au  devant  du  danger 
d'Aquilius  et  réussit  à  fléchir  quelques-uns  des  séna- 
teurs *  ».  Heureusement  pour  Aquilius,  en  ces  époques 
tourmentées  où  la  force  seule  était  respectée,  la  position 
éminente  que  Messala  occupait  dans  le  parti  victorieux 
était  la  meilleure  des  protections,  et  valait  le  plus  bril- 
lant discours.  Le  crédit  de  Messala  et  quelques  paroles 
de  Mucien  arrêtèrent  les  velléités  de  rigueur  que  le  sé- 
nat manifestait.  Regulus  échappa  au  sort  qu'il  méritait. 
Le  délateur  attitré  de  Néron  devait  s'illustrer  encore, 
sous  Domitien,  par  de  nouvelles  infamies. 

L'intervention  généreuse  de  Messala  en  faveur  de  son 
frère  fut  peut-être  la  première  occasion  où  il  révéla  ses 
aptitudes  à  l'éloquence.  Était-il  aussi  grand  orateur  que 
le  choix  fait  de  lui  par  Tacite,  comme  interlocuteur 
dans  son  Dialogue,  permet  de  le  supposer?  Ou  doit-il 
seulement  cet  honneur  à  l'amitié  que  Tacite  semble 
éprouver  pour  lui?  On  ne  saurait,  faute  de  documents, 
trancher  cette  question.  Il  se  montre,  dans  le  Dialogue, 

1.  Histoires,  IV,  42. 


206  CHAPITRE  XIX. 

partisan  des  anciens,  de  leurs  méthodes  et  de  leur  plan 
d'éducation  ;  il  n'a  que  des  railleries  spirituelles  et  fort 
justes  pour  les  exercices  de  l'école,  les  déclamations  et 
les  sujets  traités  par  les  rhéteurs.  Il  prétend,  au  grand 
scandale  d'Aper,  qu'il  n'existe  plus  de  son  temps  un  seul 
grand  orateur.  Mais  il  se  borne  à  la  partie  la  plus  facile 
de  son  rôle,  à  la  critique  de  ce  qu'il  voit  autour  de  lui. 
Il  reconnaît,  cependant,  que  les  conditions  de  l'élo- 
quence sont  changées,  que  la  grande  éloquence  de  Ci- 
céron  et  de  ses  contemporains,  alimentée  par  l'impor- 
tance des  débals  politiques,  serait  déplacée  et  de  nul 
emploi  sous  les  empereurs,  dans  ces  humbles  prétoires 
qui  subsistent  seuls  encore.  Il  fait  preuve  de  goût  : 
ses  remarques  et  ses  regrets  sur  la  disparition  de  l'anti- 
que éloquence  révèlent  un  esprit  judicieux.  Mais  il  ap- 
partient aussi  à  son  époque.  Si,  comme  le  prétend  Aper, 
Messala  se  voyait  décerner  par  tout  le  monde  le  titre  de 
grand  oi-ateur,  qu'il  refuse  à  tous  ses  contemporains, 
c'est  qu'il  avait  aussi  quelques-uns  des  défauts  que  le 
public*^alors  aimait  et  admirait'.  On  peut  le  conclure 
des  paroles  d'Aper  :  «  Pour  ta  part,  Messala,  je  ne  te 
vois  imiter  des  anciens  que  leurs  traits  les  plus  bril- 
lants-. »  Messala  était  donc  de  son  siècle  par  son  goût 
pour  lestraits  et  pour  les  expressions  brillantes  et  recher- 
chées, marque  fatale  des  âges  de  décadence. 

«  Il  arrive  très  souvent,  raconte  Quintilien,  que  les 
jeunes  gens,  même  les  mieux  doués,  se  consument  en 
efforts  stériles,  et  aboutissent  au  silence  par  la  passion 
de  trop  bien  dire.  A  ce  propos,  je  me  souviens  que  Julius 

1.  Dialogue  sur  les  oraleurs,  15. 

2.  Ibid.,  23. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.  207 
Secundus,  mon  contemporain,  et  comme  chacun  sait, 
mon  intime  ami,  homme  d'une  admirable  éloquence, 
ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  travailler  sans  relâche, 
me  rapportait  un  mot  qui  lui  avait  été  dit  par  son 
oncle.  Celui-ci  était  Julius  Morus,  l'homme  le  plus  élo- 
quent de  la  Gaule,  car  c'est  là  seulement  qu'il  a  fait 
briller  son  talent,  orateur  qui  comptait  peu  d'égaux 
et  était  vraiment  digne  d'une  telle  parenté.  Il  vit  un 
jour  Secundus,  qui  était  encore  sur  les  bancs  de  l'école, 
sombre  et  abattu.  Il  lui  demanda  pourquoi  il  avait  une 
mine  si  désolée.  Le  jeune  homme  répondit  qu'ayant  un 
sujet  à  traiter,  il  en  cherchait  l'exorde  sans  succès 
depuis  trois  jours.  Il  s'affligeait  de  son  mécompte  pré- 
sent, et  même  désespérait  de  l'avenir.  Alors  Florus, 
souriant  de  son  chagrin  :  «  Pourquoi,  »  lui  dit-il, 
«  veux-tu  mieux  parler  que  tu  ne  le  peux?  »  Sans 
doute,  conclut  Quintilien,  il  faut  s'efTorcer  de  parler  le 
mieux  possible,  mais,  quel  que  soit  le  degré  où  l'on 
arrive,  avant  tout,  il  faut  parler^  ». 

Cet  enfant  studieux,  d'origine  gauloise  sans  doute 
comme  son  oncle  Julius  Florus  et  comme  Aper,  cet  élève 
ophiiâtre  «  qui  voulait  parler  mieux  qu'il  ne  pouvait  », 
finit  par  devenir  un  avocat  illustre.  Tacite,  qui  l'intro- 
duit comme  quatrième  interlocuteur  dans  son  Dialogue, 
avait  été  son  disciple  et  son  commensal.  Il  reconnaît 
à  son  éloquence  les  mêmes  qualités  qu'à  celle  de  Ma- 
ternus,  c'est-à-dire  la  force  des  idées,  l'éclat  et  la  j)oli- 
tesse  des  expressions,  la  sagacité  dans  l'invention, 
l'ordre  dans  la  disposition-;  il  ne  fait  qu'une  réserve. 

1.  Inst.  orat.,  X,  3,  12.  Voir  encore  XII,  10,  11. 

2.  Dialogue  sur  les  o>'aleurs,2.  Voir  ci-dessus  la  citation  relative 
à  .Matenius  :  Tacite  caractérise  à  la  fois  les  deux  orateurs. 


208  CHAPITRE  XIX. 

et  l'indique  en  ternies  adoucis  :  «  La  malignité,  dil-il, 
refusait  généralement  à  Secundus  une  élocution  facile.  » 
Si  l'on  rapproche  la  critique  de  Tacite  des  indications 
données  par  Quintilien,  où  celui-ci  parle  de  «  la  pureté 
et  de  l'élégance  »  de  Julius  Secundus,  sans  mentionner 
Tabondance  et  la  facilité,  on  peut  conclure  que,  sous  les 
([ualités  de  l'avocat  distingué,  on  retrouvait  encore  les 
défauts  qui  arrêtaient  le  jeune  homme  dans  ses  exer- 
cices d'école.  Par  l'énergie  de  sa  volonté  et  de  son 
travail,  il  arrivait  à  triompher  des  obstacles  que  la  na- 
ture lui  opposait.  Mais  les  connaisseurs  trouvaient  que 
«  son  éloquence  sentait  l'huile  »,  comme  on  l'avait  dit 
à  Athènes  des  débuts  de  Démosthène,  et  ils  attribuaient 
ses  succès  oratoires,  surtout  au  soin  minutieux  qu'il 
apportait  à  composer  ses  plaidoyers  et  à  polir  ses 
expressions. 

Tandis  qu'Âper  se  reposait  des  fatigues  du  barreau 
par  la  composition  de  déclamations  d'école,  Julius 
Secundus  consacrait  à  des  œuvres  plus  sérieuses  et  plus 
littéraires  les  loisirs  que  les  plaidoyers  lui  laissaient.  Il 
avait  écrit  la  Biographie  de  Julius  Asiaticus,  chef  gau- 
lois, qui  avait  pris  parti  pour  Vindex  et  avait  été  mis  à 
mort  par  Yitellius.  C'était  peut-être  son  parent.  Vips- 
tauus  Messala  en  parle  avec  éloge  dans  le  Dialogue  sur 
les  orateurs^  et  engage  Secundus  à  continuer,  et  à  faire 
suivre  cette  Biographie  d'études  du  même  genre,  en  lui 
promettant  autant  de  succès  dans  cette  sorte  d'ouvrages 
qu'il  en  obtient  au  barreau  par  son  éloquence'. 

Malheureusement  Secundus  fut  enlevé  par  une  mort 
prématurée,  avant  d'avoir  pu  justifier  les  espérances 

1.  Diaiogxie  sur  les  orateurs,  14. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIEXS.        209 

qu'il  faisait  concevoir.  D'un  caractère  aimable,  d'un 
commerce  sûr  et  facile,  il  paraît  avoir  excité  de  vives 
amitiés.  Tacite  parle  de  son  maître  avec  une  visible 
sympathie.  En  outre,  Saleius  Bassus,  homme  excellent, 
et  qui  passait  pour  le  meilleur  poète  de  son  temps,  avait 
voulu  habiter  avec  lui  la  même  demeure  pour  ne  pas 
s'en  séparer  '.  Quant  à  Quintilien,  qui  se  vante  de  l'avoir 
eu  pour  intime  ami,  c'est  avec  un  accent  de  regret  ému 
([u'il  termine  par  son  nom  l'énumération  des  orateurs 
romains  dont  il  conseille  la  lecture.  «  Si  Julius  Secun- 
dus,  dit-il,  eiU  vécu  plus  longtemps,  il  eût  certaine- 
ment légué  à  la  postérité  le  nom  d'un  orateur  célèbre. 
Il  eût  ajouté,  il  ajoutait  déjà  ce  qui  semblait  manquer 
à  toutes  ses  autres  qualités  éminentes,  je  veux  dire 
plus  d'ardeur  au  combat,  plus  de  méditation  sur  le 
fond  des  choses,  quitte  à  s'occuper  un  peu  moins  du 
style.  iS'éanmoins,  quoique  arrêté  au  milieu  de  sa  course, 
il  a  conquis  un  rang  honorable,  tant  il  a  d'abon- 
dance et  de  grâce  dans  les  développements;  tant 
son  style  est  pur,  doux  et  brillant  ;  tant  sa  diction  a 
de  propriété,  même  dans  les  métaphores  ;  tant  il  a 
dans  ses  témérités  les  plus  audacieuses,  de  lumineuse 
clarté  ^ !  » 

Après  avoir  fait  de  Julius  Secundus  un  éloge  peut- 
être  exagéré,  mais  inspiré  par  lamitié,  Quintilien  ajoute 
ces  quelques  mots  en  manière  de  conclusion  :  «  Ceux  qui 
écriront  après  moi  sur  les  orateurs,  dit-il,  auront  une 
ample  matière  à  louer  justement  ceux  qui  fleurissent 
aujourd'hui;  des  talents  de  premier  ordre  honorent  en  ce 
moment  notre  barreau.  Les  uns,  orateurs  consommés. 

1.  Di:ilof/ue  sur  les  orateurs,  S. 
L».  Inst.  orat.,  X,  I,  130 

II.  —  14 


210  CHAPITRE  XIX. 

rivalisent  avec  les  anciens;  les  autres,  jeunes  et  pleins 
de  zèle,  les  imitent  et  marchent  sur  leurs  pas  à  la  per- 
fection. »  Si  la  première  partie  de  ce  jugement  flatteur 
désigne,  comme  on  peut  le  croire,  Marcus  Âper  et  les 
autres  interlocuteurs  du  Dialogue  sur  les  orateurs^  c'est 
à  Tacite,  à  Pline  le  Jeune  que  Quintilien  pense  en  par- 
lant de  ces  talents  plus  jeunes  et  qui  sont  en  train  de  se 
former.  Mais  parmi  eux,  ou  plutôt  à  leur  tête,  il  place 
un  nom  auquel  les  modernes  sont  loin  de  songer,  celui 
de  l'empereur  Domitien. 

On  a  vu  plus  haut  tout  ce  que  Quintilien  devait  à  la 
famille  des  Flaviens.  Vespasien  lui  avait  assuré,  ce  qui 
était  sans  exemple,  un  traitement  considérable  sur  le 
Trésor  public.  Domitien  le  choisit  comme  précepteur  de 
ses  neveux,  et  l'éleva  au  consulat.  Ces  deux  distinc- 
tions qui  suscitèrent  tant  de  jalousies,  n'en  étaient  que 
plus  fhitteuses.  Aussi  n'en  faut-il  pas  trop  vouloir  à 
Quintilien  des  éloges  exagérés  par  lesquels  il  témoigne 
sa  reconnaissance  à  son  bienfaiteur.  On  a  pardonné 
depuis  longtempsà  Horace  et  à  Virgile  les  adulations 
qu'ils  prodiguaient  à  Auguste,  et  dont,  les  premiers,  ils 
donnèrent  l'exemple  aux  écrivains  romains.  A  l'époque 
de  Quintilien,  après  tant  d'apothéoses  que  les  empereurs 
se  décernent  tour  à  tour,  et  que  le  sénat  et  le  peuple 
s'empressent  de  ratifier,  il  faut  excuser  le  professeur- 
consul  d'avoir  accordé  à  Domitien  la  palme  de  l'élo- 
quence et  de  la  poésie.  Auguste  avait  ordonné  les  pros- 
criptions quand  Virgile  et  Horace  le  mettaient  au  rang 
des  dieux  et  le  proclamaient  fils  de  Vénus.  Domitien  ne 
s'était  pas  encore  fait  connaître  tout  entier,  au  moment 
où  Quintilien  insinuait  qu'il  devait  la  perfection  de  ses 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LES   EMPEREURS   FLAVIE.NS.        211 

œuvres  littéraires  aux  enseignements  de  Minerve  su 
mère'. 

Titus,  plus  âgé  que  son  frère  de  treize  ans,  avait  été 
élevé  à  Rome  et  avait  eu  les  mêmes  maîtres  que  le  jeune 
Britannicus.  On  ne  sait  quels  furent  ceux  de  Domitien. 
Il  passa  une  partie  de  sa  jeunesse  d'abord  en  Afrique, 
lorsque  son  père  en  était  gouverneur,  puis  il  le  suivit 
dans  «  cette  petite  ville  écartée  »  où  Vespasien  dut 
s'exiler  pour  s'être  endormi  au  théâtre,  pendant  que 
Néron  faisait  entendre  aux  Grecs  les  accents  de  sa  voix 
divine  -.  L'éducation  première  de  Domitien  fut  donc 
assez  négligée  par  suite  des  vicissitudes  qu'éprouva  la 
fortune  de  son  père,  mais  il  eut  le  temps  de  la  refaire 
ou  de  la  compléter  après  l'avènement  de  Vespasien.  En 
effet,  irrité  des  mesures  imprudentes  que  son  fils  prenait 
à  Rome  selon  son  caprice,  tandis  qu'il  était  lui-même 
retenu  en  Orient  par  la  guerre  contre  les  Juifs,  Vespa- 
sien lui  interdit  de  se  mêler  des  affaires  publiques. 
«  Alors  Domitien,  dit  Tacite,  voyant  sa  jeunesse  mépri- 
sée par  les  hommes  d'un  âge  mûr,  renonça  à  s'occuper 
du  gouvernement,  et  même  à  remplir  les  moins  impor- 
tantes des  charges  qu'il  avait  exercées  d"abord.  Sous  les 
dehors  delà  simplicité  et  de  la  modestie,  il  se  renferma 
dans  une  profonde  dissimulation,  il  affecta  le  goût  des 
lettres  et  l'amour  de  la  poésie,  afin  de  voiler  sou  âme, 
et  d'échapper  à  la  rivalité  d'un  frère  dont  il  jugeait 
mal  le  naturel  plus  tendre  et  si  différent  du  sien^.  » 

Si  c'étaitun  rôle  que  jouait  Domitien,  il  le  remplit  avec 

1.  L'Inslitidion  oratoire  est  composée  de  l'an  90  à  l'an  92,  et 
Domitien  meurt  en  9G. 

2.  Suétone,  Vespasien,  4. 

3.  Ilixloires,  IV,  8G. 


212  CHAPITRE   XIX. 

conscience.  Il  s'exerça  à  la  poésie,  il  composa  des  petits 
poèmes  et  les  lut  en  public  suivant  l'usage  ^  Qui  aurait 
pu  voir  un  ambitieux  dans  ce  jeune  homme,  vivant  loin 
des  affaires,  uniquement  occupé  de  travaux  poétiques, 
et  n'ayant  d'autre  souci  que  d'obtenir  les  applaudis- 
sements d'un  auditoire  complaisant?  Qui  aurait  pu 
l'accuser  de  nourrir  contre  son  frère  de  noirs  desseins, 
lorsqu'il  demandait  l'inspiration  à  la  Muse  frater- 
nelle, et  prenait  pour  sujet  de  ses  vers  les  exploits  de 
Titus?  «  Sois-moi  propice,  dit  l'auteur  des  Argonau- 
ii^wfs,  ValeriusFlaccus,  en  s'adressant à Vespasien,  sois- 
moi  propice,  favorise  en  moi  le  chantre  des  antiques 
héros.  Pour  l'Idumée  vaincue,  c'est  ton  propre  fds  (lui 
seul  en  est  capable),  qui  célébrera  son  frère,  tout  noir 
delà  poussière  de  Solyme,  portant  de  remparts  en  rem- 
parts ses  torches  et  sa  fureur  victorieuse-.  »  C'est  donc 
à  l'auteur  de  poésies  connues,  appréciées  du  public,  au 
prince  dont  on  attendait  un  nouveau  poème  épique,  que 
Quintilien  adresse  ses  éloges.  Ainsi  expliqués  et  justi- 
fiés, ils  perdent  un  peu  de  leur  exagération. 

«  Je  me  borne  à  ces  noms,  dit-il  (il  vient  de  nommer 
entre  autres  poètes  Yalerius  Flaccus  et  Lucain\  parce 
qu'Auguste  le  Germanique  a  été  détourné  de  la  culture 
des  lettres  par  le  gouvernement  du  monde,  les  dieux 
n'étant  pas  satisfaits  pour  lui  qu'il  fût  le  plus  grand  des 
poètes.  Et  pourtant,  voyez  les  œuvres  de  sa  jeunesse, 
lorsqu'après  avoir  fait  présent  de  l'empire^,  il  se  confina 

1.  Suétone,  Domitien,  '2. 

•2.  Yalerius  Flaccus,  Argonautiqiies,  I,  11. 

3.  Il  fait  allusion  à  un  mot  de  Domitien.  Celui-ci  prétendait  qu"il 
avait  été  le  premier  et  le  vrai  maître  de  Tempire,  en  l'absence 
de  Vespasien,  et  qu'il  en  avait  fait  don  à  son  père  d'abord,  et 
ensuite  à  son  frère. 


L-ÉLOOUENXE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.  21  :{ 
dans  l'étude,  quoi  de  plus  sublime,  de  plus  artistement 
travaillé,  de  plus  parfait  à  tous  les  titres?  Qui  pouvait 
en  efTet  chanter  les  batailles  mieux  que  celui  qui  sut  si 
bien  les  gagner  ?  Â  qui  les  déesses,  protectrices  des 
lettres,  pourraient-elles  prêter  une  oreille  plus  complai- 
sante ?  Qui  a  plus  de  droits  que  lui  aux  enseignements 
directs  de  Minerve  sa  mère  ?  Justice  lui  sera  plus  plei- 
nement rendue  par  les  siècles  futurs.  Cette  gloire  est 
aujourd'hui  effacée  par  la  splendeur  de  ses  autres  vertus. 
Mais  nous  desservons  le  sanctuaire  des  lettres,  et  tu 
nous  pardonneras.  César,  si  nous  n'avons  point  passé 
ton  nom  sous  silence,  si  nous  empruntons  le  vers  de  Vir- 
gile, pour  attester  que,  sur  ton  front, 

Le  lierre  s'entrelace  aux  lauriers  victorieux'.  » 

Si  Quintilien  s'étend  longuement  sur  les  mérites  poé- 
tiques de  Domitien,  il  est  plus  sobre  d'éloges  sur  son 
talent  oratoire.  Il  n'en  dit  qu'un  mot:  <(  Il  me  faut,  dit-il, 
justifier  le  choix  d'un  prince  éminemment  supérieur  en 
éloquence  comme  dans  tout  le  reste,  ita  in  eloquentm 
quoque  eminentissimum- .  »  L'éloge  est  maigre,  par  com- 
paraison, et  semble  justifié.  En  effet,  les  historiens  ne 
citent  guère  de  Domitien  que  des  édits  et  de  brefs  dis- 
cours adressés  au  sénat.  Dans  l'un  d'eux,  prononcé  vers 
les  premières  années  de  son  règne,  il  faisait  allusion  à 
la  beauté  de  ses  traits  que  relevait  une  pudeur  modeste; 
et,  pour  appuyer  une  mesure  qu'il  proposait,  il  débutait 
ainsi  :  «  Vous  avez  jusqu'ici  assurément  approuvé  mou 
caractère  et  ma  physionomie -^  »  Ce  passage  insignifiant 

1.  Inslit.  oral.,  X,  I,  91;  Virgile,  Églogues,  viii,  1:5. 

2.  Ibid.,  IV,  1,  4. 

3.  Suétone,  Domitien,  18. 


214  CHAPITRE   XIX. 

ne  peut  donner  aucune  idée  de  son  éloquence.  Il  est 
peut-être  extrait  d'un  discours  de  DomiLien,  prononcé 
dans  le  sénat /3oi<r  lui-même^  à  ce  que  Priscien  rapporte, 
sans  indiquer  dans  quelle  circonstance,  ni  à  quelle 
époque  il  fut  débité.  Il  s'y  trouvait  une  phrase  qui 
a  au  moins  le  mérite  d'exprimer  une  idée  juste  en 
termes  simples  et  nets  :  «  L'heureux  succès  de  ma  ha- 
rangue a  montré  que  la  seule  bienveillance  de  ceux  qui 
écoutent  ajoute  à  l'éloquence  de  ceux  qui  parlent*.  » 

Dans  une  autre  occasion,  Domitien  fit  amener  au 
sénat  plusieurs  citoyens  accusés  du  crime  de  lèse-ma- 
jesté, et  dit  aux  sénateurs  :  «  Qu'il  éprouverait  en  cette 
circonstance  l'attachement  que  le  sénat  lui  portait  ». 
C'en  était  assez  pour  entraîner  leur  condamnation.  Les 
sénateurs  décrétèrent  aussitôt  que  ces  malheureux  subi- 
raient le  supplice  usité  chez  les  ancêtres.  Domitien 
reprit  alors  la  parole  en  faveur  des  condamnés.  Il  avait 
obtenu  leur  châtiment,  il  voulut  eu  laisser  l'odieux  au 
sénat,  et  faire  preuve  de  clémence.  «  Permettez-moi,  dit- 
il,  Pères  Conscrits,  d'arracher  une  grâce  à  votre  dé- 
vouement. Il  vous  en  coûtera,  je  le  sais,  de  me  l'accorder. 
Laissez  aux  condamnés  le  libre  choix  de  leur  mort. 
Vous  épargnerez  ainsi  à  vos  regards  un  spectacle  pé- 
nible, et  tout  le  monde  comprendra  que  je  suis  inter- 
venu dans  votre  délibération  -.  »  La  clémence  du  magna- 
nime empereur  consistait  non  à  faire  grâce  de  la  vie  à 
ceux  qu'il  haïssait,  car  il  ne  pardonnait  jamais,  mais 
à  leur  laisser  le  choix  de  leur  mort.  L'ironie  froide  et 
l'hypocrisie  sont  le  caractère  distinctif  de  sa  parole. 

Il  ne  manquait  pas  non  plus  d'esprit.  Sans  parler  de 

1.  Prisrien,   liv.  VI,  7,  p.  241. 

2.  Suétone,  Domitien,  11. 


L-ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.  215 
Ihistoiro  du  fameux  turbot,  la  raillerie  la  plus  cruelle 
que  jamais  empereur  ail  l'aile  du  sénal  romain,  il  avait 
des  mots  heureux.  Il  disait  d'un  homme  vain  et  amou- 
reux de  sa  personne  :  «  Je  voudrais  être  aussi  beau  que 
Metius  croit  l'être  ».  On  parlait  d'un  homme  dont  la 
chevelure  était  blanche  et  rousse.  «  C'est,  disait-il,  du 
miel  jmêlé  de  neige.  »  Comme  on  vantait  devant  lui  le 
bonheur  des  princes  :  «  Leur  condition,  répondit-il,  est 
la  plus  malheureuse  de  toutes  :  on  ne  croit  aux  conju- 
rations dont  ils  se  plaignent  que  lorsqu'ils  sont  tués.  « 
Le  dernier  mot  est  profond,  et  l'empereur  Hadrien  en 
louait  la  justesse  elle  répétait  souvent'.  Enfin,  quoiqu'il 
regrettât  d'être  chauve,  et  qu'il  prît  pour  lui  les  plai- 
santeries adressées  à  d'autres  sur  ce  sujet,  il  ne  craignit 
pas  parfois  de  se  railler  lui-même.  Un  de  ses  familiers 
se  plaignait  de  perdre  ses  cheveux  ;  il  composa  à  son 
usage  un  petit  traité  sur  la  Conservation  des  cheveux,  où 
il  lui  disait,  en  citant  les  paroles  que,  dans  Homère, 
Achille  adresse  à  Lycaon,  le  fils  de  Priam  :  «  Ne  vois-tu 
pas  que  je  suis  moi  aussi  et  beau  et  grand?  »  «  Eh  bien, 
ajoutait-il,  la  même  destinée  attend  ma  chevelure  que 
la  tienne.  Je  supporte  avec  résignation  que  mes  cheveux 
vieillissent  sur  ma  tête  encore  jeune.  Apprends  qu'il 
n'est  point  de  parure  plus  gracieuse  et  moins  durable  ^.  » 
La  composition  de  ce  badinage  sans  importance 
n'infirme  pas  l'assertion  de  Suétone,  d'après  lequel, 
depuis  son  arrivée  à  l'empire,  Domitien  «ne  s'appliqua 
jamais  ni  à  l'histoire,  ni  à  la  poésie,  il  n'écrivit  jamais, 
même  pour  les  choses  nécessaires.  Il  ne  lisait  que  les 
Mémoires  et  les  Actes  de  Tibère  ;  ses  lettres,  ses  discours, 

1.  Suétone,  Domitien,  21  ;  V.  Gallicanus,  Vip  cCAvidius  Cassius,  2. 

2.  Td.,  Ihid.:  Iliad<',XX\,  108. 


216  CHAPITRE   XIX. 

ses  édits  étaient  l'œuvre  d'autrui'.  »  Certains  faits  prou- 
vent, cependant,  que,  dans  la  première  moitié  de  son 
règne,  Domitien  conserva  quelque  souci  des  lettres  qu'il 
avait  si  longtemps  cultivées.  Ainsi,  comme  plusieurs 
bibliothèques  avaient  été  détruites  par  l'incendie,  il  les 
rétablit  à  grands  frais.  Il  acheta  de  nouveaux  exem- 
plaires des  livres  brûlés,  et  quand  il  ne  pouvait  pas 
s'en  procurer,  il  envoyait  à  Alexandrie  des  hommes 
spéciaux,  chargés  d'en  faire  des  copies  exactes  ^  S'il 
supprime  des  écrits,  ce  sont  des  libelles  diffamatoires 
dirigés  contre  les  principaux  citoyens  et  les  femmes 
les  plus  respectables,  et  il  se  borne  à  noter  d'infamie 
les  auteurs  des  pamphlets. 

Vers  la  même  époque,  l'an  86  d'après  Censorinus^,  il 
établit  en  l'honneur  de  Jupiter  Capitolin  un  concours 
quinquennal  de  musique,  d'équitation  et  de  lutte,  où  l'on 
distribuait  des  couronnes  plus  nombreuses  que  d'habi- 
tude. Il  y  avait  des  prix  de  prose  grecque  et  de  prose 
latine,  sans  parler  des  concours  de  cithare  avec  ou  sans 
accompagnement  de  chant.  On  y  voyait  encore  des  jeunes 
filles  lutter  ensemble  à  la  course.  Domitien  présidait 
lui-même  ces  fêtes  un  peu  bizarres,  chaussé  de  san- 
dales, revêtu  d'une  toge  de  pourpre  à  la  grecque,  por- 
tant sur  la  tête  une  couronne  d'or,  avec  les  effigies  de 
Jupiter,  de  Junon  et  de  Minerve.  Il  avait  établi  encore 
des  fêtes  annuelles  en  l'honneur  de  Minerve,  et  il  y  as- 
sistait avec  un  collège  de  prêtres  spécial.  Le  sort  dési- 
gnait les  membres  de  la  confrérie  qui  devaient  donner 
des  combats  de  bêtes  somptueux,  des  représentations 

1.  Suétone,  Domilieu.  20. 

2.  Id.,  Ibid.,  8. 

3.  Gensorinus,  Du  jour  natal,  18. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.  217 
théâtrales,  et  en  outre,  des  concours  d'orateurs  et  de 
poètes. 

Ces  dernières  solennités  avaient  lieu  sur  le  mont  Al-  ■ 
l)ain,  que  Domitien  avait  choisi,  en  souvenir  de  l'Acro- 
pole d'Athènes,  et  comme  le  lieu  le  plus  cher  à  Minerve, 
sa  mèreK  Malgré  le  mélange  de  ces  exercices  physiques 
et  de  ces  combats  de  bêtes  fauves  avec  les  fêtes  de 
l'intelligence,  mélange  qui  trahit  le  Romain,  il  faut 
tenir  compte  à  Domitien  de  ces  institutions.  Les  con- 
cours de  poésie  excitaient  la  verve  et  les  talents  de  ceux 
qui  avaient  le  goût  des  lettres  ;  ils  attiraient  même  des 
concurrents  qui  ne  manquaient  pas  de  mérite,  puisqu'à  la 
première  de  ces  Quinquennales,  le  poète  Stace  ne  put 
emporter  la  palme  et  la  vit  adjuger  à  un  rival  mieux 
inspiré.  Celui  qui  obtint  la  couronne  décernée  au  meil- 
leur orateur,  fut  un  ancien  membre  du  sénat,  Palfurius 
Sura,  exilé  de  cette  assemblée  depuis  longtemps.  Tous 
les  assistants,  aussitôt,  applaudirent  à  son  triomphe,  et 
crurent  trouver  l'occasion  favorable  d'obtenir  de  Domi- 
tien la  grâce  de  Palfurius  et  sa  réintégration  dans  ses 
anciens  honneurs.  Domitien  resta  insensible;  et,  sans 
daigner  répondre  à  ceux  qui  le  priaient,  les  invita,  par 
la  voix  du  héraut,  à  garder  le  silence-. 

Ses  bonnes  dispositions  pour  les  orateurs  et  les  écri- 
vains en  prose  et  en  vers,  ne  devaient  pas  durer  long- 
temps. Aussitôt  que  Domitien  fut  saisi  de  cet  esprit  de 
vertige,  de  cette  folie  impériale,  que  l'on  voit  s'emparer 
de  presque  tous  les  empereurs  romains,  au  bout  de 
quelques  années  de  pouvoir,  il  sévit  sans  pitié  contre 
ceux  qu'il  avait  protégés  ou  encouragés  jusque-là.  La 

1.  Suétone,  Domitien,  4;  Dion  Cassius  (Xiphilin),  LXVII,  1. 

2.  Id.,  Ibid.  1-3. 


HH  CHAPITRE  XIX. 

liste  de  ses  proscriptions  est  longue.  Parmi  eux,Hermo- 
gène  de  Tarse  est  tué  pour  avoir  introduit  quelques 
allusions  dans  son  Histoire^  et  les  copistes  qui  l'avaient 
écrite  sont  mis  en  croix.  Metius  Pomposianus  est  égorgé 
sous  divers  prétextes  futiles,  parmi  lesquels  se  trouve 
laccusation  d'avoir  extrait  de  Tite-Live  les  harangues 
des  rois  et  des  généraux.  Ainsi  Tamour  de  l'éloquence 
coûta  la  vie  au  premier  éditeur  du  livre  connu  des  éco- 
liers modernes  sous  le  nom  de  Concionen  '.  hxmw.'s,  Rusti- 
cus  Arulenus  et  Herennius  Senecio  expient  par  leur 
mort  le  crime  d'avoir  fait  l'éloge  l'un  de  Paetus  Thrasea, 
l'autre,  d'Helvidius  Priscus,  et  de  les  avoir  appelés  les 
hommes  les  plus  vertueux  de  Rome.  Leurs  ouvrages  fu- 
rent brûlés  de  la  main  du  bourreau  sur  la  place  publi- 
que. A  la  suite  de  cette  mesure,  tous  les  philosophes, 
parmi  lesquels  se  trouvait  Épictète,  jeune  encore,  furent 
chassés  de  Rome  et  de  l'Italie'. 

Cette  proscription  n'était  pas  une  simple  menace.  Elle 
fut  exécutée  avec  la  plus  extrême  rigueur.  Il  y  avait 
danger  à  visiter  ou  à  secourir  les  malheureux  philoso- 
phes, privés  de  tous  moyens  d'existence,  et  qu'un  exil 
inattendu  venait  frapper  dans  leur  situation  et  leurs 
intérêts  les  plus  chers.  »  A  l'époque,  écrit  Pline  le 
Jeune  longtemps  après,  où  les  philosophes  furent 
chassés  de  Rome,  j'allai  voir  Artémidore  dans  sa  villa 
de  la  banlieue  ;  et,  ce  qui  rendait  ma  démarche  plus 
notoire  et  plus  périlleuse,  j'étais  alors  préteur.  Autre 
point  :  il  avait  besoin  d'une  somme  assez  ronde,  pour 
acquitter  des  dettes  contractées  par  les  motifs  les  plus 
honorables.  Comme  les  plus  puissants  et  les  plus  riches 

1.  Suétone,  Domilien,  10;  Aulu-Gelle,  XV.  11  ;  Tacite,  Af/ricola,  2; 
Dion  Cassius,  LXVII,  1-3. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS   LES  EMPEREURS  FLAVIENS.        21  ^> 

de  ses  amis  ne  s'empressaient  pas  de  la  lui  offiii-,  je 
l'empruntai  pour  lui  en  faire  présent.  Enfin,  j'agissais 
ainsi,  lorsque  sept  de  mes  amis  venaient  d'être  ou  tués 
ou  exilés.  Les  morts  étaient  Senecio,  Rusticus,  Helvi- 
dius  ;  les  exilés,  Mauricus,  Gratilla,  Arria,  Fannia.  Je 
sentais  comme  la  chaleur  de  la  foudre  qui  avait  si  sou- 
vent frappé  autour  de  moi,  et  je  jugeais  à  des  signes 
certains  que  le  même  sort  m'était  réservé'.  » 

Pendant  ce  temps-là,  l'encens  fumait  sur  les  autels 
en  l'honneur  de  Domitien,  elles  poètes  lui  tressaient  des 
couronnes,  comme  au  disciple  fidèle  des  Muses,  et  au 
protecteur  des  lettres.  «  Oui,  o  César,  s'écrie  Martial, 
quand  la  foule  t'accable  de  ses  suppliques,  nous  aussi 
qui  offrons  au  maître  de  petits  vers,  nous  savons  qu'un 
dieu  peut  à  la  fois  gouverner  le  monde  et  écouter  les 
Muses,  et  qu'il  ne  dédaigne  pas  nos  modestes  guirlandes. 
Sois  indulgent.  Auguste,  pour  tes  poètes  :  nous  sommes 
la  première  et  ta  douce  gloire,  nous  sommes  tes  pre- 
miers plaisirs  et  ta  première  étude.  Ni  le  chêne,  ni  le 
laurier  de  Phoebus  ne  sont  seuls  dignes  de  toi  :  permets 
à  notre  peuple  de  tresser  en  lierre  ta  couronne  civique  2.  » 
A  son  tour,  Silius  Italicus,  imitant  les  flatteries  de  Vir- 
gile en  l'honneur  d'Auguste,  fait  prédire  par  Jupiter, 
dès  la  seconde  guerre  Punique,  la  gloire  et  les  triom- 
phes de  Domitien.  Cet  éloge  outré,  trop  long  pour  être 
cité,  se  termine  ainsi  :  «  ...  C'est  encore  lui  qui  forcera 
l'Ister  indigné  à  souffrir  le  passage  des  étendards 
romains,  et  qui  saura  le  dompter  entre  ses  rives  sarma- 
tes.  Le  voilà  qui  surpasse  tous  les  descendants  de  Roniulus 
qua  illustrés    l'éloquence.    Les   Muses   lui  rendront  un 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  III,  II. 
■J.  Martial,  Épigrammes,  VIII,  82. 


220  CHAPITRE  XIX. 

culte,  et,  plus  habile  que  celui  dont  la  lyre  arrêta 
l'Hèbre  et  fit  marcher  le  Rhodope,  il  excitera  par  ses 
chants  l'admiration  de  Phoebus....  Alors,  ôfilsdes  dieux, 
qui  donneras  naissance  à  des  dieux,  règne  après  ton 
père  pour  le  bonheur  du  monde.  Ta  longue  vieillesse 
viendra  se  reposer  dans  la  demeure  des  cieux  où  Quiri- 
nus  te  cédera  son  trône  :  là  tu  siégeras  entre  ton  père  et 
ton  frère,  et  ton  divin  fils  montrera  près  de  toi  sa  tète 
rayonnante  ' .  » 

On  est  saisi  de  dégoût  en  voyant  jusqu'où  l'adulation 
peut  aller;  et  l'on  songe  au  passage  où  Tacite  parle  des 
misères  du  règne  de  Domitien  qui,  après  l'extrême 
liberté,  fit  connaître  à  Rome  l'extrême  servitude.  Mais, 
sans  invoquer  ici  le  témoignage  de  l'éloquent  auteur  de 
la  Vied'Agricola,  il  suffira  d'opposer  à  l'indignité  de  ces 
flatteries,  une  anecdote  rapportée  par  Philostrate,  et  la 
réponse  ingénieuse  et  profonde  de  son  héros,  Apollonius 
de  Tyane.  «  Un  autre  prisonnier  dit  qu'il  était  mis  en 
jugement  parce  que,  offrant  un  sacrifice  à  Tarente,où  il 
était  investi  du  commandement,  il  avait  oublié  d'ajouter 
aux  prières  publiques  que  Domitien  était  fils  de  Minerve. 
«  Apparemment,  lui  dit  Apollonius,  tu  pensais  que 
«  Minerve,  étant  vierge,  n'avait  jamais  enfanté.  Tu  ne 
<(  savais  donc  pas,  à  ce  qu'il  paraît,  que  cette  déesse  en- 
«  fauta  autrefois  aux  Athéniens  un  dragon,  c'est-à-dire 
«  un  monstre  - 1  » 

Sous  le  règne  de  Domitien,  l'an  90,  mourut  chargé 

1.  Guerres  Puniques^  TII,  607. 

2.  Philostrate,  Vie  df  Apollonius  de  Tyane,  VII,  12.  Allusion  à 
Erisiclithonius  qui,  selon  une  tradition  athénienne,  était  fils  de 
Minerve  et  de  Vulcain.  Il  avait  un  buste  humain,  et  ses  jambes 
étaient  deux  queues  de  serpent. 


L'ÉLOQUENCE  SOUS  LES   EMPEREURS   FLWIENS.        221 

d'années  et  de  richesses  le  délateur  Vibius  Crispus, 
qui,  après  avoir  servi  d'utile  instrument  à  plusieurs  em- 
pereurs, dut  à  sa  modération  relative,  de  parvenir  im- 
punément à  une  longue  vieillesse.  Il  était  né  l'an  10  de 
notre  ère  à  Plaisance,  ou,  selon  d'autres,  dans  la  Gaule 
Transpadane,  à  Verceil,  la  petite  ville  rendue  célèbre 
par  la  défaite  des  Cimbres'.  Son  origine  «  était  basse 
et  abjecte  »,  et  ses  mœurs  répondaient  à  son  origine.  Il 
fut,  en  effet,  un  des  compagnons  assidus  des  débauches 
de  Vitellius".  A  en  croire  certains  témoignages,  et,  s'il  n'y 
a  pas  confusion  sur  les  noms,  il  était  aussi  bon  soldat 
que  bon  orateur.  Il  obtint  le  consulat  sous  l'empereur 
Claude,  et  fut  ensuite  proconsul  en  Afrique^.  Sa  vie 
est  connue  d'une  façon  plus  précise  à  partir  de  Néron. 
Sous  le  règne  de  ce  prince,  l'an  60,  Vibius  Serenus,  che- 
valier romain,  son  frère,  avait  exercé  une  telle  tyrannie 
sur  la  province  de  Mauritanie,  et  pratiqué  de  telles 
concussions,  que  ses  jours  étaient  en  danger.  V'ibius 
Crispus  intervint  en  sa  faveur  avec  efficacité,  et,  grâce  à 
son  crédit,  obtint  que  son  frère  fût  seulement  relégué 
hors  de  l'Italie  \  La  rigueur  de  la  peine,  même  adoucie, 
indique  à  quelles  extrémités  Serenus  s'était  porté. 

Vibius  Crispus  ne  put  pardonner  cette  accusation  ni 
au  sénat,  ni  surtout  à  l'accusateur  de  son  frère,  le  che- 
valier Annius  Faustus.  Il  attendit  patiemment  qu'une 
occasion  favorable  se  présentât  d'en  tirer  vengeance. 
Elle  s'ofîrit  neuf  ans  après,  en  09,  sous  le  règne  d'Othon, 

1.  Le  scholiaste  de  Juvénal,  IV,  81,  le  fait  naître  à  Verceil;  la 
scholie  de  Valla  le  fait  naître  à  Plaisance. 
"2.  Dialor/iie  sur  les  orateurs,  S:  Dion  Cassius,  LXV,  2. 

3.  Scholie  de  Valla,  11  ;  Pline,  Hist.  nal.,  XIX,  préface  l. 

4.  Annales,  XIV,  28. 


222  CHAPITRE  XIX. 

au  débul  de  la  guerre  contre  Vitellius.  Un  jour  Vibius, 
qui,  au  talent  et  à  la  richesse,  joignait  l'appui  plus  pré- 
cieux encore  de  l'empereur,  vint  demander  aux  séna- 
teurs qu'Annius  Faustus  «  fût  invité  à  se  justifier  devant 
le  sénat  ».  Les  expressions  dont  il  se  servit  étaient  em- 
pruntées à  un  décret  rendu  sous  le  règne  éphémère  de 
Galba,  sur  la  proposition  même  du  sénat,  pour  autoriser 
les  poursuites  contre  les  délateurs  aux  gages  de  Néron. 

Cette  requête  inattendue  excita  la  stupeur  de  l'assem- 
blée. Crispus,  un  de  ceux  contre  lesquels  le  sénatus-con- 
sulte  avait  été  dirigé,  en  demandait  l'application!  Mais 
le  décret  n'avait  pas  été  rapporté.  Respecté  ou  mé- 
connu, selon  que  l'accusé  était  faible  ou  puissant,  il  n'en 
subsistait  pas  moins.  Vibius  Crispus  put  donc  prendre 
la  parole  contre  le  délateur  de  son  frère,  et  l'accabler 
du  poids  de  son  éloquence  et  de  son  crédit.  Il  réussit  à 
entraîner  une  partie  du  sénat.  On  alla  jusqu'à  proposer 
que,  sans  être  défendu  ni  même  entendu,  Faustus  fût 
livré  à  la  mort.  Les  ennemis  de  Vibius  s'opposèrent  à 
l'adoption  de  cotte  mesure  inique.  Ils  demandèrent  que 
l'accusé,  tout  odieux  qu'il  fût,  fut  admis  à  se  défendre, 
que  l'on  observât  môme  pour  lui  la  procédure  ordinaire, 
qu'on  entendit,  après  les  griefs  allégués,  la  réponse 
(ju'il  y  ferait.  Leur  avis  l'emporta,  mais  ne  put  sauver 
Faustus,  qui  fut  condamné.  L'opinion  publique,  tout  en 
applaudissant  au  châtiment  d'un  délateur  odieux,  ne 
pouvait  s'empêcher  de  comparer  à  son  sort  l'impunité 
de  Vibius  Crispus,  qui  avait  commis  les  mêmes  crimes  '. 

L'année  suivante,  après  la  mort  d'Othon  et  de  Vitellius, 
dans  cette  séance  du  sénat,  où  nous  avons  déjà  vu  figu- 

1.  Histoires,  11,  lO. 


LÉLOQUENCF-:   SOUS   LES  EMPEREURS   FLAVIENS.        ii'A 

rer  EpriusMarcellusV  et  où  les  ressentiments,  longtemps 
uccumulés  contre  les  délateurs,  éclatèrent  avec  tant  de 
force,  Vibius  Crispus  se  trouva  à  son  tour  compromis. 
Déjà  Publius  Celer,  Sariolenus  Vocula,Nonius  Accianus, 
Cestius  Severus  avaient  été  punis.  On  attaqua  ensuite  le 
délateur  PactiusAfricanus  qui  avait  désigné  à  la  cruauté 
(le  Néron  les  deux  fières  Scribonius,  célèbres  par  leur 
union  et  leurs  richesses.  Vibius  eut  l'impudence  de  se 
joindre  aux  accusateurs  et  de  harceler  Pactius  Africanus. 
Mais  celui-ci  fît  tête  à  l'orage,  et,  se  tournant  vers  Vibius, 
l'impliqua  dans  des  actes  que  Vibius  ne  put  justifier,  et 
«  en  se  donnant  un  complice  tout-puissant,  détourna  les 
haines  soulevées  contre  lui  ».  Dans  le  cours  de  la  même 
séance,  un  autre  délateur  fameux,  AquiliusRegulus  était 
attaqué  par  divers  adversaires.  Il  fut  défendu,  comme 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  par  son  demi-frère  Vipstanus 
Messala.  En  même  temps  Helvidius  Priscus  cherchait  à 
perdre  Eprius  Marcellus. 

Vibius  Crispus  n'était  pas  encore  directement  attaqué, 
mais  son  nom  se  trouvait  mêlé  aux  accusations  dirigées 
contre  Regulus  et  Eprius  Marcellus,  et  revenait  sans 
cesse  dans  la  bouche  de  Montanus  et  d'Helvidius  Pris- 
cus. La  situation  devenait  dangereuse  pour  Eprius  et 
Vibius  qui,  seuls  des  délateurs  incriminés,  étaient  pré- 
sents. Ils  l'envisageaient  tous  deux  d'un  air  différent, 
Eprius  la  rage  dans  le  cœur  «  et  la  menace  dans  les 
yeux,  tandis  que  Vibius  aussi  irrité  affectait  de  sou- 
rire ».  Tout  à  coup,  Eprius  Marcellus  n'osant  affronter 
plus  longtemps  l'orage  qui  grondait,  se  leva  pour  se 
retirer  en  faisant  signe  à  Vibius  :  ((  Nous  partons,  dit- 

1.  Voir  chapitre  xvii  sur  Eprius  Marcellus. 


224  CHAPITRE   XIX. 

il,  ô  Helvidius  Priscus,  et  nous  te  laissons  ton  sénat. 
Règne  à  la  face  de  César  1  »  Yibius  se  leva  et  le  suivit  : 
tous  deux  sortirent  de  la  salle.  Qu'allait-il  se  passer? 
Un  peu  de  vigueur  de  plus,  et  le  sénat  rendait  un 
décret  contre  ce  triumvirat  odieux  d'Eprius  Marcellus, 
d'Âquilius  Regulus  et  de  Vibius  Crispus.  Le  courage 
manqua  au  sénat..On  eut  peur  que  Vespasien  désapprou- 
vât la  condamnation  de  trois  personnages  aussi  puis- 
sants et  aussi  fameux.  On  courut  après  Vibius  et  Eprius, 
on  les  ramena  dans  la  salle,  et,  à  la  séance  suivante, 
Domitien,  intervenant  en  qualité  de  lieutenant  de  son 
père,  recommanda  à  tous  l'oubli  des  injures  et  des 
ressentiments.  Il  fut  facilement  obéi  ^ 

Quelque  temps  après,  Vespasien  arrivait  à  Rome.  Sans 
accepter  les  honteux  services  des  délateurs,  ce  prince 
n'eut  pas  le  courage  de  les  éloigner  complètement  de  sa 
personne.  Il  se  laissa  prendre  aux  flatteries  de  Vibius 
Crispus  et  d'Eprius  Marcellus,  qui  redevinrent,  sous  son 
règne,  aussi  puissants  que  jamais.  Ils  eurent  tout,  hon- 
neurs, distinctions,  crédit,  et,  à  en  croire  Aper,  dans  le 
Dialogue  sur  les  orateurs,  ils  surent  même  inspirer  au 
prince  «  des  sentiments  mêlés  de  tendresse  et  de  res- 
pecta «En  vain  l'interlocuteur  d'Aper,Maternus,  proteste 
généreusement  contre  ce  bonheur  fondé  sur  les  larmes 
et  le  sang  de  tant  de  victimes  :  le  vulgaire,  qui  juge  d'a- 
près les  apparences,  était  de  l'avis  d'Aper.  Que  manquait- 
il  à  Vibius  Crispus?  Favori  de  Vespasien,  proconsul 
d'Afrique,  il  avait  une  fortune  de  300  millions  de  ses- 
terces. «Plus  riche  que  Crispus  »,  était  un  proverbe  cou- 

1.  Histoires,  IV,  iO  et  suivants  :  Voir  ci-dessus,  Vipstanus  Mes- 
sala. 

1.  Diaiof/ue  sur  les  orateurs,  8,  \'.i. 


i 


L^ÉLOQUENCE  SOUS  LES  EMPEREURS   FLAVIENS.        22;i 

rant  dans  Rome,  et  le  souhait  qu'exprimait  le  spirituel 
et  toujours  besogneux  Martial '.Aussi  le  poète  cherchait- 
il  à  flatter  cet  avocat  tout-puissant  et  si  riche.  Mais 
Vibius  Crispus  n'était  pas  généreux,  s'il  est  réellement 
le  Crispus  à  rpii  Martial  adresse  l'humble  requête 
suivante  :  «  Tu  prétends  ne  le  céder  à  aucun  de  mes 
amis  :  mais,  Crispus,  que  fais-tu  pour  m'en  donner  la 
preuve?  J'ai  voulu  t'emprunteroOOO sesterces  (1000  fr.)  : 
tu  m'as  refusé,  quoique  ton  coffre  regorgeât  d'argent 
M'as-tu  jamais  envoyé  une  petite  mesure  de  fèves  ou  de 
farine,  toi  qui  as  des  terres  jusque  sur  les  bords  du  Nil? 
M'as-tu  jamais  donné  la  moindre  toge  à  l'approche  des 
frimas?  M'est-il  venu  de  toi  la  moitié  d'une  livre 
d'argent?  La  seule  chose  qui  puisse  me  faire  croire  que 
je  suis  ton  ami,  c'est  que  tu  ne  te  gênes  pas  pour  péter 
devant  moi^  » 

La  source  principale  de  la  fortune  de  Yibius  Crispus 
avait  été  son  intervention  active  et  incessante  dans  les 
causes  du  forum.  «  Vibius  était,  selon  Quintilien,  un 
orateur  méthodique,  agréable,  né  pour  plaire,  plus  fait 
néanmoins  pour  les  causes  privées  que  pour  les  causes 
I»ubliques  :  sa  qualité  maîtresse  était  l'agrément*.  » 
Un  tel  mérite  trouvait  assurément  mieux  sa  place  dans 
les  afTaires  civiles  ;  or,  comme  au  temps  de  Vibius  Cris- 
pus, les  causes  publiques  ne  sont  que  des  délations,  il 
vaut  mieux  pour  Crispus  avoir  possédé  cet  agrément 
que  des  qualités  plus  fortes  et  plus  éclatantes.  Quin- 
tilien cite  un  trait  qui  fait  connaître  le  sens  de  son 
mot  «  l'agrément  de  Crispus  ».  «  Certains  avocats,  dit-il, 

1.  Martial,  IV,  54;  XII,  3G. 

3.  Id.,  X,  14. 

3.  Inst.  oratoire,  X,  I,  119;  XII,  10,  11. 

II.  —  15 


22()  CHAPITRE   XIX. 

ne  se  contentent  pas  de  réfuter  leur  adversaire,  ils 
développent  eux-mêmes  sa  thèse  et  d'avance.  Ils  savent, 
disent-ils,  que  l'on  doit  articuler  ceci,  présenter  cela. 
Cette  méthode,  de  mon  temps,  fut  raillée  un  jour  spiri- 
tuellement par  Vibius  Crispus,  homme  d'un  esprit 
agréable  et  peu  commun.  «  Moi,  dit-il,  de  tout  cela  je 
«  ne  dirai  pas  un  mot  :  à  quoi  bon  le  répéter  deux  fois  '  ?  » 
C'est  assurément  une  raillerie  ingénieuse,  mais  elle 
n'est  peut-être  pas  improvisée  :  elle  fait  partie  de  ces 
traits  que  les  avocats  romains  préparaient  à  l'avance,  et 
tenaient  en  réserve  jusqu'à  ce  qu'ils  trouvassent  l'occa- 
sion de  les  placer. 

Ce  souvenir,  si  incomplet  qu'il  soit,  est  à  peu  près  le 
seul  qui  reste  de  l'éloquence  judiciaire  de  Vibius  Crispus. 
Il  en  est  un  autre,  cependant,  qu'il  suffît  de  rappeler 
ici.  Il  en  a  été  déjà  question  à  propos  de  l'orateur  Tracha- 
lus".  Il  s'agit  de  l'héritage  qu'un  jeune  homme  de  dix- 
huit  ans  avait  laissé  à  la  courtisane  Spatale,  et  que  Tra- 
chalus  contestait  à  celle-ci,  au  nom  des  héritiers  naturels. 
Trachalus  avait  pour  lui  l'équité,  Vibius  Crispus  le  texte 
de  la  loi  Voconia.  Vibius  Crispus  s'en  servit  comme 
dune  réfutation  solide  et  péremptoire,  et  l'emporta 
sur  son  adversaire.  Mais,  orateur  à  la  mode,  il  parlait 
aussi  pour  lui-même  et  pour  l'auditoire.  Il  tenait  à  ce 
qu'on  l'admirât,  et  ne  se  refusait  aucun  de  ces  traits 
qu'on  appelait  de  son  temps  claitsulae.  Ce  mot  n'avait 
plus  le  sens  de  conclusion.  Il  s'appliquait  à  ces  petites 
pensées,  à  ces  faux  brillants  que  les  avocats  en  renom 
aimaient  à  placer  à  la  fin  de  chaque  période  ou  plutôt 
de  chaque  développement,  et  qui  étaient  destinés  à  la 

1.  Insl.  orat.,  V,  13,  48. 

2.  Voy.  le  chap.  xviii  sur  l'orateur  Galerius  Trachalus. 


L'ÉLOQUENCK  SOUS  LES  EMPEREURS  FLAVIENS.        227 

galerie.  Quintilien,  tout  en  gémissant  de  cet  usage, 
contraire  au  bon  goût,  en  cite  plusieurs  exemples,  et 
les  divise  en  plusieurs  espèces. 

Parmi  les  clousulae  «  qui  consistent  dans  une  pensée 
étrangère,  c'est-à-dire  transportée  d'un  lieu  dans  un 
autre  »,  il  cite  le  mot  suivant  de  Crispus.  Il  prétendit 
que  le  jeune  homme,  devinant  sa  mort  prochaine,  avait 
tenu  à  mener  joyeuse  vie,  et  il  termina  son  dévelop- 
pement par  cette  clausula  de  mauvais  goût,  intraduisible 
en  français:  «  0  homme  véritablement  divin,  qui  s'est 
satisfait  lui-même  !  Qui  sibi  induisit  ' .'  »  Il  aimait  ces 
saillies  qui  paraissent  froides  sur  le  papier,  et  aux- 
quelles l'intonation,  le  geste  et  l'inattendu  donnent 
seuls  un  peu  de  saveur.  Dans  une  autre  circonstance, 
voyant  un  homme  se  promener  en  pleine  audience  avec 
une  cuirasse  sur  le  dos,  sous  prétexte  qu'il  avait  peur, 
il  lui  demanda  brusquement  :  «  Qui  t'a  autorisé  à 
craindre  de  cette,  manière-?  »  Ce  sont  là  de  ces  bou- 
tades qu'un  avocat  se  refuse  difficilement,  à  l'occasion. 
Elles  ne  peuvent  nous  donner  une  idée  suffisante  du 
talent  de  Crispus. 

Le  mot  le  plus  spirituel  de  Vibius  Crispus  est  celui 
qu'il  fit  sur  Domitien  empereur.  Ce  prince,  comme  l'on 
sait,  s'enfermait  plusieurs  heures,  chaque  jour,  au  début 
de  son  règne,  pour  percer  des  mouches  avec  un  stylet. 
Un  jour,  quelqu'un  attendait  une  audience  de  l'empereur: 
las  de  faire  antichambre,  il  demanda  :  «  Ya-t-il  quelqu'un 
avec  César  dans  son  cabinet? —  Non,  répondit  Crispus, 
pas  même  une  mouche  !  »  Ce  mot  fut  dit,  sans  doute, 

1.  Ces  mots  ont  pour  but  de  faire  penser  à  l'expression  pro- 
verbiale :  indulgere  Genio.  Le  Genius  est  une  (li\inité. 

2.  Inst.  orat.   YITI   5.  15,  1". 


I 


228  CHAPITRE  XIX. 

à  voix  basse,  et  de  façon  à  n'être  recueilli  ni  par  Domi- 
tien  ni  par  ses  flatteurs'.  Il  eût  coûté  cher  àCrispus.Du 
reste,  vieux  et  riche,  celui-ci  s'éloignait  de  plus  en  plus 
de  la  cour,  et  quoique  Tère  des  délations  se  fût  rouverte 
avec  le  nouvel  empereur,  il  cessa  d'accuser,  et  finit 
mieux  sa  vie  qu'on  n'aurait  pu  l'attendre. 

Le  satirique  Juvénal  se  montre  même  indulgent  pour 
lui.  Est-il  reconnaissant   de  quelque   secours  d'argent 
que    Crispus,  mieux  inspiré  pour  lui  que  pour  Martial, 
lui  a  accordé?  On  ne  sait,  toujours  est-il  que,  dans  la 
satire  du  Turbot,  s'il  nous  présente  Crispus  répondant  à 
l'appel  de  Domitien,  il  s'exprime  sur  lui  en  termes  plutôt 
bienveillants.  «  Venait  aussi,  dit-il,  Crispus,  charmant 
vieillard,  dont  les  mœurs  et  l'éloquence  étaient  aussi 
douces  que  son  caractère.  Quel  ami  pouvait  rendre  de 
plus  grands  services  au  maître  de  la  terre,  des  mers,  et 
de  tous  les  peuples,  s'il  eût  été  permis,  sous  ce  fléau 
exterminateur,  de  désapprouver  la  cruauté,  et  de  pro- 
poser un  avis  salutaire  ?  Mais  quoi  de  plus  intraitable 
que  l'oreille  d'un  tyran,  avec  qui  l'on  ne  causait  de  la 
pluie,  de  la  chaleur,  ou  des  orages  du  printemps,  qu'au 
péril  de  sa  tête?  Aussi  jamais  Crispus  ne  raidit  ses  bras 
contre  le  torrent  :  il  n'était  pas  assez  citoyen  pour  dire 
tout  ce  qu'il  avait  dans  l'àme,  et  sacrifier  sa  vie  à  la 
vérité.  C'est  ainsi  qu'il  put  compter  de  nombreux  hivers, 
et  voir  son  quatre-vingtième  printemps^  1  »  Il  y  a,  sans 
doute,  beaucoup  d'ironie  dans  les  paroles  de  Juvénal. 
Mais  Vibius  Crispus  ne  méritait  pas  une  oraison  fu- 
nèbre aussi  indulgente.  A  défaut  de  la  satire,  l'histoire 
a  le  devoir  de  protester. 

I.  Suétone,  Domitien,  3. 
•2.  Juvénal,  iv,  81. 


I 


CHAPITRE  XX 

LES   DÉLATEURS  SOUS   LE  RÈGNE  DE   DOMITIEN. 

Palfurius  Sura.  —  Metius  Cariis.  —  Fabricius  Veiento.  —  Catullus 
Messalinus.  —  Montanus.  —  Marcus  Aquilius  Regulus. 

Aux  premiers  concours  littéraires  institués  par  Domi- 
tien  l'an  86  sous  le  nom  de  Quinquennales,  l'orateur  qui 
obtint  le  prix  d'éloquence  s'appelait,  comme  on  l'a  vu 
au  chapitre  précédent,  Palfurius  Sura.  C'était  le  fils 
d'un  personnage  consulaire,  et  il  avait  lui-même,  pen- 
dant un  certain  temps,  appartenu  au  sénat.  Il  était  plus 
habile  à  manier  la  parole  que  soucieux  de  sa  dignité. 
Il  se  respectait  si  peu  lui-même  qu'il  ne  rougit  pas, 
étant  sénateur,  de  paraître  dans  des  jeux  publics,  et  d'y 
lutter  corps  à  corps  avec  une  femme  athlète  originaire 
de  Lacédémone.  Bien  que  sous  les  empereurs  précédents, 
et  principalement  sous  les  pires,  on  eût  vu  des  scandales 
aussi  grands,  et  que  Néron  eût  forcé  les  personnages  les 
plus  respectés  à  descendre  dans  l'arène,  Vespasien  se 
piquait  de  plus  d'austérité.  Il  chassa  Palfurius  du 
sénats  Celui-ci  était  plein  de  ressources;  dans  l'espé- 
rance de  rentrer  en  grâce,  il  affecta  dès  lors  une  grande 

1.  Scholiaste  de  Juvénal,  lY,  53. 


230  CHAPITRE  XX. 

sévérité  de  mœurs,  et  embrassa  la  secte  stoïcienne,  tout 
en  continuant  à  s'exercer  à  l'éloquence  et  à  la  poésie. 
Vespasien  neut  pas  l'air  de  s'apercevoir  de  ce  change- 
ment de  vie.  Palfurius  se  flatta  d'être  plus  heureux  sous 
son  fils  Domitien,  et  c'est  en  vue  de  lui  plaire  qu'il  prit 
part  aux  concours  d'éloquence. 

Mais  à  cette  époque,  Domitien  conservait  encore  quel- 
ques apparences  de  décorum.  Malgré  le  prix  décerné  à 
Palfurius,  et  les  prières  des  assistants,  il  refusa  de  lui 
faire  grâce,  et  invita  l'assemblée  à  garder  le  silence  ^ 
Plus  tard,  cependant,  il  se  ravisa.  Il  comprit  qu'en  lais- 
sante l'écart  un  homme  sans  scrupule  et  orateur  retors, 
il  se  privait  d'un  instrument  précieux,  et  il  accepta  les 
services  de  Palfurius.  Celui-ci  aussitôt  jeta  de  côté  son 
manteau  de  stoïcien,  oublia  ses  anciennes  doctrines  et 
sut  si  bien  flatter  les  passions  de  son  maître,  qu'il  devint 
son  familier.  Il  se  fit  délateur,  et  poursuivit  impitoya- 
blement les  victimes  désignées  à  ses  attaques.  Il  devint 
riche  et  puissant.  Il  put  habiter  un  palais  près  du  tem- 
ple de  Diane  Aventine  et  surtout  (est-ce  hasard  ou  sou- 
venir de  ses  goûts  d'autrefois?)  voisin  du  grand  cirque  -. 

Il  eut  des  amis,  tels  que  Licinianus,  il  protégea  les 
poètes,  et  parmi  eux,  Martial  qui  parle  de  sa  gloire  I  II 
vit  surtout  affluer,  chez  lui,  les  clients,  les  accusés  tout 
pâles,  lui  demandant  grâce,  ou  implorant,  à  deniers 
comptants,  le  secours  de  son  éloquence'.  Comment  en 
aurait-il  été  autrement,  lorsqu'il  se  montrait  délateur 
infatigable,  lorsqu'il  soutenait  avec  tant  de  dévouement 
et  d'énergie  les  intérêts  du  prince?  N'est-ce  pas  lui  qui 

1.  Voir  le  chap.  précédent. 
.3.  Martial,  VI,  6i. 
3.  Id.,  I,  50. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.       231 

inventa,  avec  son  rival  en  délation,  Armillatus,  la  doc- 
trine d'après  laquelle  «  dans  toute  l'étendue  des  mers, 
tout  poisson  remarquable  par  sa  taille  et  sa  beauté  est 
la  chose  du  lise,  en  quelques  eaux  qu'il  nage  ».  Aussi, 
en  homme  avisé,  le  pécheur  qui  avait  pris  le  fameux 
turbot  l'offrit  à  Domitien  «  afin  qu'il  ne  lui  fût  pas  en- 
levé ».  Mais  toute  médaille  a  son  revers.  Parfurius, 
triomphant  sous  le  Néron  chauve,  souleva  contre  lui 
tant  de  haines,  qu'aussitôt  après  la  mort  de  son  maître, 
il  fut  accusé  par  le  sénat  et  condamné. 

Concurrent  malheureux  de  Palfurius  Sura  au  premier 
concours  des  Quinquennales,  Metius  Carus,  obtint,  la 
seconde  fois,  la  palme  de  l'éloquence.  «  0  toi,  s'écrie 
Martial,  qui  as  eu  le  bonheur  de  remporter  la  couronne 
d'or,  dis-moi,  Carus,  où  tu  as  mis  le  trophée  conquis 
aux  jeux  de  Pallas?  »  Il  n'était  pas  difficile  à  Carus  de 
répondre  à  cette  question.  Il  ne  pouvait  y  avoir  qu'une 
place  pour  cette  couronne,  présent  d'une  main  si  auguste. 
Carus  l'avait  deviné,  c'était  la  tête  de  Domitien.  «  Vois- 
tu,  répond-il  au  poète,  ce  marbre  éclatant,  vivante  image 
du  maître?  Ma  couronne  est  allée  d'elle-même  se  poser 
sur  son  front  »  Martial  est  saisi  d'enthousiasme  à  cette 
nouvelle,  et  son  admiration  redouble  quand  il  apprend 
que  l'empereur,  sensible  à  la  flatterie  de  Carus,  lui  fait 
présent  aussi  «  de  ce  marbre  latin,  supérieur  à  l'ivoire  de 
Phidias  ».  Vite,  il  compose,  pour  célébrer  ce  trait  glo- 
rieux de  munificence,  une  nouvelle  pièce  que  terminent 
ces  deux  vers  :  «  Non  seulement,  ô  Carus,  Pallas  t'a  ac- 
cordé la  couronne  ;  c'est  elle  encore  qui  t'a  donné  l'image 
du  maître  que  tu  révères  ' .  » 

1.  .Martial,  IX,  24  ;  25. 


232  CHAPITRE   XX. 

A  partir  de  ce  jour,  vers  l'an  92,  la  carrière  de  Carus 
est  toute  tracée.  Il  n'a  plus  qu'à  justifier  la  faveur  de 
Domitien,  en  se  faisant  l'exécuteur  de  ses  vengeances. 
Il  commence  à  poursuivre  les  malheureux  que  l'em- 
pereur lui  désigne.  Ils  furent  nombreux.  Dès  Tannée 
suivante,  l'un  d'eux  avait  succombé.  Tacite  nous  l'ap- 
prend dans  son  style  énergique,  en  félicitant  Agricola 
d'avoir  échappé,  par  une  mort  prématurée,  aux  hor- 
reurs des  dernières  années  de  Domitien.  «  Agricola, 
dit-il,  n'a  pas  vu  le  palais  du  sénat  assiégé,  tant  de 
sénateurs  égorgés  dans  un  même  massacre,  tant  de  no- 
bles femmes  exilées  ou  fugitives  :  Carus  Metius  ne  comp- 
tait encore  qu'une  victoire  *  !  »  On  ignore  le  nom  de  cette 
première  victime.  Elle  était  illustre,  sans  doute,  mais 
Carus  n'en  dédaignait  aucune.  Il  en  était  d'obscures 
comme  ce  Thelesinus,  à  la  perte  duquel  Martial  applau- 
dit, parce  que  Thelesinus  ne  voulait  prêter  d'argent  que 
sur  gage  :  «  Si  je  veux  l'emprunter  sur  parole,  û  The- 
lesinus? —  Je  n'ai  pas  d'argent,  me  dis-tu.  —  Si 
j'offre  ma  terre  en  gage,  tu  en  as.  Tu  n'as  pas  confiance 
en  moi,  ton  vieil  ami  :  mais  tu  as  confiance  en  mon 
pauvre  champ,  en  mon  arbre.  Mais  voici  que  Carus  te 
dénonce  :  fais-toi  suivre  au  tribunal  par  mon  champ.  Tu 
cherches  un  compagnon  d'exil?  emmène  mon  champ  *  !  » 
La  plus  illustre  victime  de  Carus  fut  Herennius  Sene- 
cio.  Son  crime  était  d'avoir  écrit  la  Biographie  d'Hdvi- 
dius  Priscus.  Il  lui  en  coûta  la  vie  comme  à  Arulenus 
Rusticus  pour  avoir  retracé  les  vertus  de  Thrasea.  «  On 
sévit,  suivant  les  belles  expressions  de  Tacite,  non  seu- 
lement contre  les  auteurs  de  ces  ouvrages  mais  contre 

1.  Agricola,  45. 

2.  Martial,  XII,  25. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  LE   RÈGNE   DE  DOMITIEN.       233 

les  ouvrages  eux-mêmes,  et  les  triumvirs  eurent  Tordre 
de  brûler,  dans  les  comices  et  sur  le  forum,  les  mo- 
numents de  ces  illustres  génies.  Sans  doute,  ou 
espérait  étouffer  dans  les  flammes  la  voix  du  peuple 
romain,  la  liberté  du  sénat,  la  conscience  du  genre 
humain  ^  !  » 

Au  cours  du  procès,  il  arriva  à  Herennius  Senecio 
de  dire,  dans  sa  défense,  qu'il  avait  composé  cette  Bio- 
graphie à  la  prière  de  Fannia,  fille  de  Thrasea  et 
femme  d'Helvidius  Priscus.  Aussitôt  Carus,  saisissant 
l'occasion  de  perdre  une  nouvelle  victime,  fait  amener 
Fannia  devant  le  tribunal,  et  l'interroge  d'un  ton  mena- 
çant. Sans  se  troubler,  Fannia  comparaît,  et,  en  digne 
fille  de  Thrasea,  en  digne  femme  d'Helvidius,  tient  tète 
à  l'accusateur.  «  As-tu  fais  cette  prière  à  Senecio? 
<;  — Je  l'ai  faite. — As-tu  fourni  des  documents  à  l'écrivain? 
<(  —  J'en  ai  fourni.  —  Au  su  et  au  vu  de  ta  mère? 
«  —  A  son  insu.  »  Et  il  ne  lui  échappa  pas,  continue  Pline 
le  Jeune,  une  seule  parole  qui  sentit  la  crainte ^  »  He- 
rennius Senecio  fut  condamné  à  mort  ;  Fannia  à  la  con- 
fiscation et  à  l'exil.  Déjà  deux  fois,  elle  avait  accompagné 
son  mari  en  exil,  elle  y  partit  une  troisième  à  cause  de 
lui.  Mais,  indomptable  jusqu'au  bout,  elle  emporta  avec 
elle  son  exemplaire  de  l'œuvre  de  Senecio,  tandis  que 
tous  les  autres  étaient  brûlés  sur  le  forum  par  la  main 
des  triumvirs.  Un  dernier  détail  de  ce  procès  n'est  pas 
moins  odieux.  Quelques  années  après,  Aquilius  Regulus, 
le  rival  de  Carus  en  délation,  accablait  d'invectives  la 
mémoire  d'Herennius.  Carus  eut  l'impudence  de  lui 
dire  :  «  De  quel  droit  touches-tu  à  mes  morts?  Me  vois- 

1.  Agricola,  2. 

2.  Pline  le  Jeune,  VII,  19. 


234  CHAPITRE  XX. 

tu  tourmenter  les  tiens,  Crassus  ou  Camerinus*  ?  '» 
Carus  Metius  poursuivait  le  cours  de  ses  odieux 
triomphes  quand  la  mort  de  Domitien  l'arrêta.  Il  venait 
de  désigner  à  ses  coups  une  victime,  sinon  plus  illustre 
que  Senecio,  mais  plus  connue  des  modernes,  Pline  le 
Jeune.  Il  avait  composé  contre  lui  un  mémoire  où  il  re- 
latait tous  les  crimes  de  lèse-majesté,  réels  ou  imagi- 
naires, dont  Pline  s'était  rendu  coupable.  Heureusement 
pour  le  spirituel  neveu  du  grand  naturaliste,  Domitien 
fut  tué,  avant  d'avoir  donné  suite  à  la  délation.  Le  mé- 
moire, signé  par  Carus,  fut  trouvé  dans  le  portefeuille 
de  l'empereur '.  Carus  Metius  fut  accusé  à  son  tour,  à 
une  époque  incertaine,  sous  le  règne  même  de  Domi- 
tien, par  un  autre  délateur  que  le  vieux  Scholiaste  de 
Juvénal  appelle  Héliodore  et  qui  aurait  accusé  égale- 
ment L.  Junius  Silanus  et  Massa  Baebius^  L'exemple  de 
Carus  justifiait  ainsi  la  belle  réponse  de  Maternus  aux 
éloges  enthousiastes  d'Aper  sur  la  puissance  des  déla- 
teurs :  «  Qu'ont-ils  donc  dans  leur  destinée  qui  soit  digne 
de  tant  d'envie?  Est-ce  de  craindre  ou  d'être  craints?  » 
Les  honteux  services  que  Carus  rendait  en  dénonçant 
les  autresne  l'empêchaient  pas  d'être  dénoncé  lui-même 
par  un  plus  hardi  et  un  plus  perfide.  Il  échappa  à  cette 
accusation,  puisque  Pline  en  parle  comme  vivant  au 
commencement  du  règne  de  Trajan.  On  aime  au  moins 
à  espérer  qu'il  fut  enfin  puni  de  ses  crimes,  et  qu'il  fit 
partie  de  ces  troupes  de  délateurs,  exposés  aux  huées 
de  l'amphithéâtre  par  ordre  de  Trajan,  et  relégués  dans 
des  îles  désertes. 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  ô. 

2.  Id.,  VII,  27. 

3.  Juvénal,  i,  30. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE   RÈGNE   DE   DOMITIEN.      235 

Fabricils  Yeiento  est  plus  célèbre  par  ses  crimes  que 
par  son  éloquence.  11  s'était  déjà  fait  connaître  sous 
Néron  en  accusant  des  citoyens  éminents.  Flatteur  du 
prince,  élevé  de  bonne  heure  à  la  préture,  l'an  54%  il 
justifia  les  bonnes  grâces  de  Néron  en  lui  rendant  d'utiles 
services.  Une  méchanceté  naturelle,  aigrie  par  une  lai- 
deur physique  devenue  proverbiale,  l'excitait,  malgré  sa 
lâcheté,  à  poursuivre  sa  sinistre  besogne^.  Avant  de 
perdre  ses  victimes,  il  tâchait  de  les  déshonorer.  Vers 
l'an  61,  sous  Néron,  il  mit  en  circulation  un  pamphlet, 
sans  aucun  mérite  littéraire,  intitulé  Codicille,  où  il 
accablait  d'invectives  les  sénateurs  et  les  prêtres.  Le 
livre  fît  scandale.  Les  intéressés  se  plaignirent,  et 
comme  le  crédit  du  personnage  était  plus  mince  qu'il  ne 
croyait,  il  se  trouva  quelqu'un,  Talius  Geminus,  pour  le 
dénoncer  à  son  tour.  Tant  que  l'accusateur  parla  de 
l'honneur  du  sénat  et  du  respect  dû  à  la  religion  et  à  ses 
ministres,  Néronrestaindifférent,et  ne  s'occupa  pas  d'une 
alTaire  aussi  peu  importante.  Mais  Geminus  ayant  re- 
proché à  Veiento  d'avoir  trafiqué  des  faveurs  du  prince, 
et  vendu  à  deniers  comptants  le  droit  de  parvenir  aux 
honneurs,  Néron  évoqua  l'afTaire  devant  son  propre  tri- 
bunal. Malgré  ses  supplications  et  la  mention  de  ses 
services,  Veiento  fut  convaincu  et  chassé  d'Italie.  Néron 
condamna  même  son  ouvrage  à  être  supprimé  et  livré 
aux  flammes.  Cette  dernière  circonstance  mit  le  Codicille 
à  la  mode.  Chacun  voulut,  comme  il  arrive  toujours 
en  pareille  occasion,  lire  l'ouvrage  incriminé.  On  s'en 
procura  des  exemplaires,  on  les  prêta  sous  le  manteau, 
on  les  lut  avec  avidité,  tant  qu'il  y  eut  péril  à  le  faire, 

1.  Dion  Cassius,  LXI,  G. 

2.  Juvénal,  vi,  1 13;  iv,  113. 


236  CHAPITRE  XX. 

et,  destinée  facile  à  prévoir,  comme  il  ne  contenait  que 
de  grossières  imputations,  dès  qu  a  la  mort  de  Xéron, 
tout  le  monde  put  se  le  procurer,  le  Codicille  tomba  dans 
le  plus  profond  oubli  '. 

Rentré  à  Rome,  après  la  chute  de  Néron,  Veiento 
semble  avoir  attendu  jusqu'au  règne  de  Domitien 
pour  se  venger.  Dès  lavènement  du  second  fils  de  Yes- 
pasien,  il  se  rendit  redoutable  par  des  dénonciations 
incessantes.  11  devint  riche,  puissant,  et,  malgré  le 
haut  prix  auquel  il  mettait  son  éloquence,  avocat  très 
consulté  :  «  A  Rome,  s'écrie  Juvénal,tout  se  paye  !  Com- 
bien donnes-tu  pour  parvenir  à  saluer  Cossus?  pour 
obtenir  de  Veiento,  sans  même  qu'il  desserre  les  lèvres, 
un  simple  regard'^?.  «Délateur  infatigable,  flatteur  ingé- 
nieux, Veiento  avait  tous  les  droits  pour  assister  à  la 
délibération  relative  au  Turbot  et  jouer  un  rôle  considé- 
rable dans  cet  important  débat.  Il  n'y  manqua  pas. 
Catullus  Messalinus,  laveugle,  s'extasie  à  l'aspect  du 
turbot  qu'il  ne  voit  point,  Veiento  saura  le  surpasser. 
«  Veiento  ne  veut  pas  demeurer  en  arrière.  Mais, 
comme  un  énergumène  dont  Bellone  aiguillonnerait  la 
fureur,  le  voilà  qui  prophétise  :  «  Infaillible  présage,  » 
s'écrie-t-il.  <>  d'un  grand  et  illustre  triomphe  !  Tu  prendras 
«  quelque  roi  1  Le  Breton  Arviragus  tombera  du  timon 
«  de  son  char  :  la  bête  est  étrangère  :  vois-tu  les  piquants 
«  qui  se  dressent  sur  son  dos?  »  Il  ne  lui  manqua  que 
de  nommer  la  patrie  et  de  dire  Tàge  du  Turbot"!  » 

Après  la   mort   de  Domitien,   Veiento    sut,   comme 
d'autres  délateurs,  se  concilier  les  bonnes  grâces  du 

1.  Annales,  XIV,  ôO. 

2.  Satires,  lu,  183. 

3.  Ibid.,  IV,  123. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  LE   RÈGNE   DE   DOMIÏlE.N.       237 

débonnaire  Nerva.  Cependant,  il  ne  se  sentait  pas  très 
rassuré,  car  déjà  un  certain  nombre  d'accusateurs  obs- 
curs avaient  été  condamnés  dès  l'avènement  de  ce 
prince,  sur  la  plainte  des  parents  ou  des  amis  de  leurs 
victimes.  Quoiqu'il  ne  fût  pas  en  cause,  il  se  sentait 
menacé  ;  aussi  il  ne  manquait  pas  l'occasion  de  défendre 
les  délateurs  incriminés  et  de  recommander  l'oubli  des 
injures.  Son  intervention,  toutefois,  était  trop  peu  dé- 
sintéressée pour  qu'on  n'accueillît  pas  avec  défiance  les 
conseils  sortant  d'une  telle  bouche.  Il  en  fît  un  jour  l'ex- 
périence. Pline  le  Jeune,  ami  personnel  d'Helvidius 
Priscus  et  de  sa  famille,  désirait  ardemment  punir  celui 
qui  l'avait  dénoncé,  Publicius  Certus,  consul  désigné 
par  Domitien.  Il  voulait  au  moins  l'empêcher  d'exercer 
le  consulat  sous  Nerva.  A  une  séance  du  sénat,  il  se  mit 
à  parler  d'une  façon  générale,  sans  désigner  personne, 
de  crimes  qui  demandaient  une  punition  exemplaire.  Il 
fut  aussitôt  interrompu;  mais,  malgré  les  clameurs  des 
intéressés,  comme  Veiento,  et  des  timides,  il  réussit  à 
faire  entendre  une  protestation  éloquente  qui  remua 
profondément  l'auditoire  et  changea  ses  dispositions'. 
Publicius  Certus,  heureusement  pour  lui,  était  ab- 
sent. Veiento  comprit  le  danger.  L'incendie  qui  s'atta- 
quait à  Certus  pouvait  l'atteindre  à  son  tour.  Il  entre- 
prend alors  la  défense  de  Certus  :  on  s'étonne  d'une 
pareille  audace,  on  l'interrompt,  on  lui  coupe  la  pa- 
role. Troublé,  déconcerté,  enfin,  il  s'écrie  :  «  Je  vous 
en  supplie.  Pères  Conscrits,  ne  me  forcez  pas  à  im- 
plorer le  secours  des  tribuns  !  »  Le  silence  se  fait  aus- 
sitôt, et  le  tribun  Muréna  lui  répond  d'un  ton  dédai- 

1.  Voir  au  chap.  xxiii,  plus  en  détail,  le  rôle  particulier  joué  par 
Pline  le  Jeune  dans  cette  séance. 


238  CHAPITRE  XX. 

gneux  :  «  Je  te  permets  de  parler,  honorable  Yeiento  '.  » 
Nouvelles  réclamations  de  l'assemblée.  Dans  les  inter- 
valles de  silence,  le  consul  continuait  son  appel,  faisait 
voter  les  sénateurs,  et  enfin  prononçait  la  levée  de  la 
séance.  Cependant,  fort  du  droit  antique  qu'avait  le  sé- 
nateur de  parler  aussi  longtemps  qu'il  voulait,  et  que 
Caton  d'Utique  avait  exercé  dans  une  circonstance  mé- 
morable, pour  empêcher  un  vote  exigé  par  César  ^ 
Veiento,  toujours  debout,  continuait  à  parler.  Il  ne 
s'arrêta  que  lorsqu'il  se  trouva  seul  dans  la  salle.  Alors, 
plein  de  colère,  il  alla  se  plaindre  à  l'empereur  de  cet 
affront,  en  répétant  le  vers  d'Homère  :  «  0  vieillard, 
comme  ces  jeunes  combattants  se  plaisent  à  te  vexera  » 
Nerva  était  bon  prince  ;  Veiento  faisait  partie  de  ses 
soupers  fins,  il  y  occupait  même  la  place  d'honneur,  à 
côté  de  Nerva.  Il  laissa  tomber  l'affaire  de  Certus*. 
C'était  sauver  en  même  temps  Yeiento. 

En  esquissant  ces  biographies  des  délateurs,  on  pense 
involontairement  aux  vers  où  Virgile  décrit  l'arbre  mer- 
veilleux dont  Énée  va  cueillir  un  rameau;  à  peine  est-il 
arraché,  qu'il  en  pousse  aussitôt  un  autre,  et  la  branche 
se  couvre  sans  cesse  d'un  rameau  semblable.  A  chaque 
délateur,  il  en  succède  un  autre,  sans  qu'il  soit  facile 
d'indiquer  en  eux  quelque  différence.  Cependant,  moins 
connu  que  les  précédents,  Catullus  Messalinus  semble 
avoir  été  encore  plus  odieux.  Chaque  fois  que  son  nom 


1.  Muréna  se  sert  par  ironie  du  mot  vit'  clarissime,  qui  répond 
au  mot  honorable  employé  par  les  membres  de  nos  Assemblées. 

2.  Voy.  Histoire  de  l'éloquence  latine  avant  Cicéron,  I,  p.  239. 

3.  Iliade,  VUI,  102. 

4.  Pline  le  Jeune,  IX,  13:  IV,  22. 


LES  DÉLATEURS  SOUS   LE   RÈGNE   DE  DOMITIEN.       239 

est  cité  par  les  contemporains,  il  est  accompagné  d'une 
épithète  injurieuse.  La  perversité,  qui  lui  est  commune 
avec  les  autres,  prenait  chez  lui  un  aspect  plus  repous- 
sant. Il  avait  des  cheveux  blancs  et  il  était  aveugle. 
Mais  l'âge  et  la  perte  de  la  vue  paraissaient  exciter  da- 
vantage sa  lubricité  et  sa  cruauté.  Il  semblait  vouloir 
se  venger  sur  l'humanité  de  cette  double  infirmité.  Il  ne 
cessait  de  pousser  Domitien  aux  mesures  sanguinaires. 

Enfermé  avec  lui  au  château  d'Albe,  au  moment  où 
Agricola  mourait,  vers  93,  il  lui  désignait  les  victimes, 
et  se  chargeait  de  les  traduire  devant  le  sénat.  «  Il  ne 
respectait  rien,  dit  Pline  le  Jeune,  ne  rougissait  de  rien, 
n'avait  pitié  de  rien.  Aussi  était-ce  lui,  comme  un  trait 
aveugle  et  brutal,  que  Domitien  lançait  le  plus  volon- 
tiers contre  les  honnêtes  gens*  !  » 

Juvénal  n'a  eu  garde  de  l'oublier  dans  sa  revue  des 
sénateurs  appelés  pour  décider  du  Turbot.  Il  le  met  en 
scène  d'une  manière  spirituelle,  en  le  stigmatisant  d'une 
épithète  ineffaçable,  Morlifero  CatuUo.  «  Vient  aussi  l'ho- 
micide Catullus,  dit-il,  celui  qui  brûlait  d'amour  pour 
une  femme  que  ses  yeux  ne  pouvaient  voir,  monstre  abo- 
minable et  digne  d'être  remarqué,  même  de  nos  jours; 
adulateur  aveugle,  semblable  à  ceux  qui  garnissent  nos 
ponts,  ou  qui  vont  tendre  la  main  aux  chars  des  pro- 
meneurs dans  le  bois  d'Aricie  et  qui  envoient  des  baisers 
aux  attelages  lancés  au  galop.  Aucun  ne  se  montre  plus 
étonné  en  présence  du  turbot.  Il  prodiguait  les  excla- 
mations, en  se  tournant  vers  la  droite  :  la  bête  était  à 
sa  gauche.  C'est  avec  le  même  discernement  qu'il  vantait 
le  gladiateur   cilicien  et  ses  coups,   les   machines  du 

1.  Pline  le  Jeune,  IV,  2'2. 


240  CHAPITRE   XX. 

théâtre,  et  les  acteurs  enlevés  jusqu'à  la  corniche  !  » 
Catullus  Messalinus  mourut  avant  Domitien.  Ce  sinistre 
vieillard,  eut,  sous  le  règne  de  Nerva,  une  oraison 
funèbre,  digne  de  lui,  et  qui  est  la  plus  sanglante  épi- 
gramme  des  hommes  et  des  choses  de  cette  triste 
époque.  <>  Junius  Mauricus  soupait  chez  IServa  avec  un 
petit  nombre  d'invités.  Tout  auprès  du  prince,  à  la 
place  d'honneur,  était  assis  Veiento.  Nommer  l'homme, 
c'est  tout  dire.  La  conversation  tomba  sur  Catullus  Mes- 
salinus. Sa  méchanceté,  ses  avis  sanguinaires  furent,  à 
la  fm  du  souper,  le  sujet  de  l'entretien  général,  quand 
l'empereur  Nerva  prenant  la  parole  :  «  Que  pensons- 
«  nous,  dit-il,  qu'il  lui  serait  arrivé,  s'il  n'était  pas  mort? 
<(  —  Eh  bien,  répartit  Mauricus,  il  souperait  avec  nous  '  !  » 
Nerva  laissa  le  mot  impuni.  Mauricus  n'avait-il  pas  dit 
vrai?  Catullus  Messalinus,  malgré  les  souvenirs  odieux 
qui  s'attachaient  à  son  nom,  n'était  pas  plus  coupable 
que  Veiento  et  les  autres  assassins  que  Pline  dédaigne  de 
nommer.  Et  c'est  du  vertueux  Nerva  que  l'on  fait  dater 
l'âge  d'or  de  l'empire  romain,  pour  avoir  adopté  Trajan  ! 

A  cette  énumération  des  délateurs  de  Domitien  que 
Juvénal  réunit  en  séance  pour  décider  du  sort  du  turbot, 
et  dont  il  esquisse  les  portraits  avec  une  verve  impi- 
toyable, il  manquerait  un  nom  et  une  conclusion  si  l'on 
ne  voyait  pas  apparaître  «  le  ventre  de  Monta.n us,  attardé 
par  son  embonpoint  ».  C'est  ce  personnage,  du  reste, 
qui  résolut  habilement  le  problème  posé  par  Domitien. 
Ce  Montanus  n'est  pas  l'éloquent  orateur  qui,  à  l'avène- 
ment de  Vespasien,  prit  la  parole  dans  la  séance  où  les 

1.  Pline  le  Jeune,  IV,  22. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.      241 

délateurs  obscurs  du  règne  de  Néron  subirent  le  châti- 
ment de  leurs  crimes  :  ce  n'est  pas  non  plus  le  Curtius 
Montanus  qui  osa,  le  premier,  attaquer  le  redoutable 
Aquilius  Regulus,  et  qui  faillit  le  perdre  malgré  l'inter- 
vention de  Vipstanus  Messala. 

C'était  un  vulgaire  viveur,  ancien  habitué  des  soupers 
de  Néron,  gourmand  par  goût,  flatteur  par  habitude, 
délateur  àl'occasion,  et,  heureusement  pour  sa  mémoire, 
plus  préoccupé  de  la  bonne  chère  que  d'accusations 
capitales,  plus  altéré  de  falerne  que  de  sang.  Son  plus 
grand  mérite  est  de  n'avoir  été  accusé  par  Juvénal  que 
d'une  savante  gourmandise  et  d'une  basse  adulation. 
«  Quel  est  donc  ton  avis,  demande  le  prince  ?  le  tur- 
bot doit-il  être  coupé  en  morceaux?  —  Épargne-lui  ce 
déshonneur!  s'écria  Montanus,  que  l'on  prépare  un  vase 
profond,  de  parois  légères,  de  circonférence  spacieuse. 
Qu'il  se  trouve  à  l'instant,  pour  fabriquer  ce  plat,  un 
habile  Prométhée.  Vite,  l'argile  et  la  roue!  Mais  que  do- 
rénavant. César,  un  corps  de  potiers  suive  partout  ta 
maison!  »  Digne  de  son  auteur,  cet  avis  triompha.  Mon- 
tanus connaissait  les  somptuosités  d'un  autre  règne, 
les  festins  de  Néron  prolongés  jusqu'au  milieu  des  nuits, 
et  la  faim  savamment  renouvelée  dans  les  estomacs  par 
le  falerne.  II  n'eut  point  d'égal,  à  notre  époque,  dans 
l'art  de  manger.  Huîtres  de  Circé,  huîtres  du  lac  Lucrin, 
huîtres  de  Bretagne,  il  les  reconnaissait  au  premier 
coup  de  dent  :  comme  au  premier  coup  d'œil,  il  disait 
la  patrie  d'un  hérisson  de  mer'.  » 

Tel  était  le  sénat  de  Domitien,  ou  plutôt,  tels  étaient 
les  hommes  qui  servaient  d'instruments  à  Domitien  pour 

1.  Juvénol,  IV,  130. 

II.  —  16 


242  CHAPITRE  XX. 

dominer  le  sénat  silencieux  et  terrifié.  Ils  ne  savent 
qu'une  chose,  flatter  le  maître  et  se  jeter  sur  ceux  qu'il 
désigne,  aussi  bas  et  aussi  rampants  devant  lui  qu'ils  sont 
arrogants  et  féroces  vis-à-vis  de  leurs  victimes.  Ils  ne 
sont  pas  venus  jusqu'à  nous  représentés  en  pied  par  le 
pinceau  de  Tacite,  mais  seulement  dessinés  par  le 
crayon  de  Juvénal.  Il  ne  faut  peut-être  pas  le  regretter. 
Avilis  jusqu'au  ridicule,  ces  derniers  représentants  de 
l'éloquence  romaine  n'offrent  plus  un  sujet  digne  de  la 
gravité  de  Thistoire.  A  de  tels  hommes,  ce  qui  convient, 
ce  n'est  pas  la  flétrissure  infligée  par  un  Tacite,  ce  sont 
les  coups  de  fouet  de  la  satire  I 

Si  l'histoire  du  Turbot  n'avait  été  qu'un  cadre  ingé- 
nieux, imaginé  par  Juvénal  pour  montrer  la  misère  du 
sénat  et  l'infamie  des  délateurs  qui  y  faisaient  la  loi,  il 
est  un  personnage  qu'on  aurait  vu  figurer  dans  cette 
scène,  au  premier  rang,  Marcus  Aquilius  Regulus.  Regu- 
lus  clôt  dignement  la  série  des  délateurs.  C'est  le  héros 
du  genre.  Il  est  le  dernier,  et,  en  même  temps,  le  plus 
grand  de  ces  orateurs  qui,  aussi  peu  soucieux  de  la  rhé- 
torique que  de  la  morale,  étaient,  en  éloquence,  les 
disciples  de  Cassius  Severus,  et  en  politique,  les  instru- 
ments des  Tibère,  des  Néron  et  des  Domitien. 

Regulus  était  né  à  Rome  vers  l'an  40,  à  la  fin  du  règne 
deCaligula,  d'une  famille  qui  n'appartenait  peut-être  pas 
k\digem  Aitilia^  si  célèbre  par  le  dévouement  légendaire 
de  Regulus,  mais  qui  était  assez  illustre  pour  s'attirer  la 
haine  de  Néron.  Le  père  du  jeune  Marcus,  victime  d'une 
dénonciation,  fut  condamné  à  l'exil  et  y  mourut.  Ses 
biens  furent  confisqués  ou  partagés  entre  ses  créanciers. 
Sa  veuve  épousa  en  secondes  noces  un  Messala  ;  elle  en 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.  243 
eut  un  fils,  l'orateur  Yipstanus  Messala,  dont  il  a  été 
question  dans  un  chapitreprécédent.D'humeurfarouche, 
d'énergie  tenace,  dénué  de  scrupules,  Regulus  résolut 
de  sortir  de  la  misère  à  tout  prix  et  de  conquérir  la  ri- 
chesse et  la  réputation.  S'il  ne  pouvait  se  faire  aimer, 
il  jura  de  se  faire  craindre,  et  choisit  avec  préméditation 
le  métier  de  délateur.  De  lui-même  et  très  jeune  encore, 
il  sollicita  et  obtint  la  permission  d'accuser.  En  effet, 
l'abus  de  la  délation  avait,  par  la  force  des  choses,  en- 
traîné ce  correctif  singulier.  11  fallait,  pour  exercer  le 
métier  de  délateur,  en  obtenir  l'autorisation  de  l'empe- 
reur ou  du  sénat.  L'empereur,  il  est  vrai,  l'accordait 
presque  toujours,  et  le  sénat  ne  la  refusait  jamais. 

Regulus  usa  aussitôt  du  droit  qu'on  lui  avait  concédé 
Sans  avoir  jamais  paru  au  barreau,  sans  s'être  fait  con- 
naître comme  avocat  dans  les  causes  civiles,  il  aborda 
du  premier  coup,  les  procès  politiques  et  voulut  pour 
son  début  «  goûter  d'un  sang  illustre  ».  Il  accusa  et  fit 
condamner  à  mort  Marcus  Licinius  Crassus,  person- 
nage consulaire,  arrière-petit-fils,  au  cinquième  degré, 
de  Licinius  Crassus,  le  plus  riche  des  Romains.  Sa  se- 
conde victime  fut  Salvidienus  Orphitus,  à  qui  Néron 
faisait  un  crime  d'avoir  loué  trois  pièces  de  sa  maison, 
située  près  du  forum,  aux  représentants  de  certaines 
villes  de  province  qui  cherchaient  un  endroit  pour  se 
réunir'.  Bientôt  après,  un  personnage  considérable, 
Camerinus,  tombait  sous  ses  accusations,  et  payait  de 
son  sang  le  zèle  du  nouveau  délateur^.  Ces  meurtres 
répétés  soulevèrent  contre  Regulus  une  haine  univer- 
selle. 

1.  Tacite,  Histoires,  IV,  i'i. 

2.  Pline  le  Jeune,  I,  5. 


244  CHAPITRE  XX. 

Que  lui  importait?  Il  avait  conquis  la  fortune,  objet 
de  son  ambition.  Le  seul  meurtre  de  Crassus  lui  avait 
valu  sept  millions  de  sesterces,  et  les  autres  lui  avaient 
mérité  le  sacerdoce  et  la  questure.  Si  largement  récom- 
pensé, il  s'élance  dans  la  carrière  :  «  Enfants  innocents, 
femmes  nobles,  vieillards  illustres,  il  ne  respecte  rien, 
il  n'épargne  rien.  »  Bien  plus,  il  s'enivre  de  son  horrible 
métier  :  il  reproduit,  en  se  les  appropriant,  les  mots  de 
Caligula.  Celui-ci  souhaitait  que  le  peuple  romain  n'eût 
qu'une  tête  pour  la  faire  tomber.  Regulus  «  accuse  la 
lenteur  de  rs'éron  qui  se  fatigue,  lui  et  ses  délateurs,  à 
frapper  une  famille,  puis  une  autre,  comme  si,  d'un  seul 
mot,  il  ne  pouvait  pas  anéantir  le  sénat  tout  entier^  ». 

On  ne  connaît  que  d'une  manière  sommaire  la  con- 
duite de  Regulus  à  la  fin  du  règne  de  Néron.  La  perte 
de  la  dernière  partie  du  livre  XVI  des  Annales  de  Tacite, 
en  nous  laissant  ignorer  les  noms  de  ses  victimes,  fait 
tort  à  la  gloire  de  Regulus.  Privé  de  son  protecteur,  il 
est  obligé,  sous  Galba,  d'interrompre  la  série  de  ses 
exploits.  Mais  Galba  ne  règne  pas  longtemps,  et  Regulus 
a,  du  moins,  la  consolation  de  conspirer  contre  celui 
qui  l'a  réduit  au  silence,  et  de  hâter  la  perte  du  vieil 
empereur  avec  celle  de  Pison  sur  qui  Galba  comptait 
s'appuyer.  Le  parti  d'Othon  triomphe  à  son  tour  :  c'est 
pour  Regulus  l'occasion  de  commettre  de  nouveaux 
attentats.  Il  rencontre  le  meurtrier  de  Pison,  lui  achète 
la  tête  de  sa  victime,  et  «  la  déchire  de  ses  dents  ».  Ta- 
cite, il  est  vrai,  n'affirme  pas  ce  détail  odieux.  C'est  Cur- 
tius  Montanus  qui  jette  ce  sanglant  outrage  à  la  face  de 
Regulus  en  l'accusant  devant  le  sénat. 

1.  Tacite,  loc.  cit. 


LES   DÉLATEURS  SOUS   LE   RÈGNE  DE   DOMITIEN.      24i; 

Curtius  Montanus  avait  eu  l'honneur  d'être  associé 
par  Marcellus  Eprius  à  Thrasea,  à  Helvidius  Priscus,  à 
Paconius  Agrippinus  dans  les  accusations  que  ce  déla- 
teur avait  portées  contre  ces  illustres  citoyens.  Montanus 
avait  dû  fuir  de  Rome  pour  sauver  sa  vie.  Aussi,  lors- 
que la  défaite  de  Vitellius  permit  au  sénat  de  respirer, 
lorsque  l'avènement  de  Vespasien  fit  espérer  aux  hon- 
nêtes gens  que  l'ère  des  délateurs  était  passée,  Monta- 
nus dénonça  énergiquement  ceux  qui  s'étaient  signalés, 
sous  les  règnes  précédents,  et  demanda,  comme  un 
exemple   salutaire,  la  punition  d'un  de  ces  assassins. 

Nous  voici  de  nouveau  revenus  à  la  séance  mémo- 
rable du  sénat  où  l'on  crut,  pendant  tout  un  jour,  à  la 
renaissance  de  la  liberté.  Il  en  a  déjà  été  question  à 
propos  d'Eprius  Marcellus  et  de  Vibius  Crispus,  qui 
avaient  commis  les  mêmes  crimes  que  Regulus,  et  qui 
furent,  comme  lui,  accusés  par  les  parents  ou  les  amis 
de  leurs  victimes.  C'est  à  Regulus  que  Montanus  s'atta- 
qua avec  une  extrême  violence.  Dans  un  discours  élo- 
quent, que  Tacite  n'a  pas  hésité  à  reproduire  ou  plutôt 
à  refaire,  il  retraça  la  vie  criminelle  de  Regulus,  énu- 
méra  les  noms  de  ses  victimes  et  invita  le  sénat  à  exercer 
contre  lui  les  dernières  rigueurs.  Mais  nous  avons  vu 
comment  l'intervention  de  Vipstanus  Messala,  frère 
utérin  de  Regulus,  et  surtout  celle  du  jeune  Domitien 
et  de  Muçien,  lieutenants  de  Vespasien,  calmèrent 
l'effervescence  du  sénat  et  arrachèrent  les  accusés  au 
châtiment  qu'ils  méritaient.  Regulus  était  sauvé. 

Instruit  par  l'expérience,  il  chercha  à  s'effacer  sous  les 
règnes  de  Vespasien  et  de  Titus.  Il  renonça  à  intenter 
des  procès  politiques  ;  ces  empereurs  ne  l'eussent  pas 
permis,  et  il  se  consacra  aux  luttes  du  barreau.  Il  y 


246  CHAPITRE  XX. 

mûrit  et  fortifia  son  talent.  Il  se  trouva  donc  prêt,  lors- 
que la  carrière  s'ouvrit  de  nouveau  aux  délateurs,  à  y 
rentrer  avec  une  éloquence  plus  exercée  et  une  ardeur 
que  le  frein,  imposé  à  son  impatience,  n'avait  pas  ra- 
lentie, mais,  au  contraire,  irritée  et  surexcitée. 

L'avènement  de  Domitien  combla  ses  vœux.  Il  devint 
bientôt  le  favori  de  l'empereur,  et  régna  dans  Rome,  au- 
dessous  de  lui.  Puissance  et  richesses,  il  avait  tout  ce 
qu'il  avait  souhaité;  il  ne  lui  manquait  que  l'estime  et 
la  considération.  Les  poètes,  plus  souvent  courtisans  du 
succès  que  du  malheur,  essayèrent  de  lui  en  donner 
l'illusion  par  leurs  flatteries  intéressées.  Ils  chantaient 
ses  louanges,  lui  disaient  leurs  poésies  et  lui  emprun- 
taient de  l'argent.  Martial,  surtout,  épuise  pour  Regulus 
toutes  les  formes  de  l'adulation.  Regulus  est,  à  ses  yeux, 
le  plus  éloquent  des  orateurs,  l'égal  de  Cicéron;  son  ta- 
lent est  le  type  de  la  perfection;  il  suffit  qu'il  défende 
un  accusé  pour  que  celui-ci  soit  absous,  et  qu'il  n'ait 
plus  qu'à  aller  rendre  grâces  aux  dieux  immortels,  tan- 
dis qu'un  cortège  nombreux  de  citoyens  en  toge,  pré- 
cédant et  suivant  Regulus,  le  ramène  en  triomphe  dans 
sa  demeure  ^  Tantôt  Martial  se  plaint  amicalement  à 
Regulus  qu'on  ne  lise  pas  les  poètes  contemporains,  et 
qu'on  dédaigne  ses  épigrammes"  ;  tantôt  il  lui  envoie  le 
IP  livre  de  ses  Poésies  et  s'excuse  de  ne  lui  avoir  pas 
adressé  le  I"^  :  «  Tu  as  la  double  renommée  du 
talent  et  de  la  piété,  ose-t-il  lui  écrire  dans  une  au- 
tre dédicace,  ton  génie  n'est  égalé  que  par  ton  respect 
pour  les  dieux.  Personne  donc,  à  moins  d'ignorer  qu'un 

1.  Martial,  Épigrammes,  IV,  IC;  V,  03;  II,  74. 

2.  Id.,  Ibii/.,  V,  10. 

3.  Id.,  Ibid.,  II,  93. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DO.MITIEN.  247 
présent  doit  convenir  à  qui  le  recevra,  personne,  ô  Re- 
gulus,  ne  peut  trouver  étrange  que  je  t'offre  à  la  fois 
mon  livre  et  de  Vencens^  ». 

Quand  Martial  parle  de  la  piété  de  Regulus  et  de  son 
respect  pour  les  dieux,  quand  il  lui  offre  de  l'encens,  il 
dépasse  déjà  les  bornes  de  la  flatterie  permise.  Mais 
que  dire  des  deux  pièces  où  il  relate  un  accident  arrivé 
àRégulus?  Celui-ci  se  rendait  dans  une  de  ses  villas, 
située  à  quatre  milles  de  Rome,  sur  la  route  de  Tibur. 
Son  char,  attelé  de  deux  chevaux  fougueux,  venait  de 
passer  sous  un  portique  vermoulu  ;  au  même  instant,  le 
portique  s'écroule  avec  fracas,  sans  blesser  personne. 
Quelle  tendre  inquiétude  marque  Martial  I  «  Qui  pour- 
rait nier,  s'écrie-t-il,  que  tu  ne  sois  protégé  des  dieux, 
toi  pour  qui  seul  des  ruines  sont  innocentes?  —  Sans 
doute  la  Fortune  a  eu  peur  de  nos  plaintes  et  n'a  pas 
osé  affronter  le  poids  de  notre  haine.  Maintenant,  ces 
ruines  mêmes  nous  plaisent,  tant  nous  sentons  le  prix 
du  danger.  Restées  debout,  ces  voûtes  n'eussent  pas 
attesté  la  présence  des  dieux  ^.  »  L'existence  des  dieux 
prouvée  par  l'accident  qui  épargne  les  jours  d'un  Regu- 
lus! Exagération  pour  exagération,  n'a-t-on  pas  le  droit 
de  préférer  l'hyperbole  de  Claudien,  voyant  une  preuve 
de  la  Providence  divine  dans  le  châtiment  du  sangui- 
naire Rufîn?  Mais  un  distique  de  Martial  explique  la 
cause  de  sa  tendre  sollicitude.  «  Il  n'y  a  pas  un  sou  à  la 
maison,  Regulus,  dit-il,  je  n'ai  d'autre  ressource  que 
de  vendre  tes  présents:  veux-tu  être  mon  acheteur^?  » 
Sans  doute,  le  riche  délateur  fut  plein  de  bonté  pour  le 

1.  Martial,  Épigrammes,  I,  112. 

2.  Id.,  Ibid.,  I,  13;  83. 

3.  Id.,  Ibid.,  VU,  IG. 


248  CHAPITRE  XX. 

pauvre  poète,  car  celui-ci,  dans  une  autre  pièce,  lui 
adresse  de  petits  présents,  des  poulets,  des  œufs,  des 
figues  de  Chio,  un  chevreau,  des  olives  et  des  légumes. 
Il  a  bien  soin  de  dire  que  ce  ne  sont  pas  là  des  produits 
de  son  petit  champ  qui  ne  porte  que  lui-même  :  c'est 
au  marché  de  Suburre  qu'il  a  fait  ces  emplettes  pour 
son  cher  Regulus  *. 

Quel  pouvait  donc  être,  au  physique,  cet  homme  si 
puissant,  si  redouté,  cet  avocat  comparé  à  Cicéron,  ce 
délateur  qui  avait  déjà  causé  la  mort  de  tant  de  victimes 
et  préparait  en  ce  moment  celle  d'Arulenus  Rusticus,  qui 
avait  sa  cour  de  flatteurs  et  tenait  Martial  à  ses  gages? 
On  serait  disposé  à  se  le  représenter  avec  une  haute 
stature,  un  visage  menaçant,  une  tête  énorme,  un  geste 
provocateur,  une  voix  forte,  capable  de  faire  retentir 
tout  le  forum  et  de  glacer  les  cœurs  d'épouvante.  Aucun 
de  ces  traits  ne  convient  à  Regulus.  Voici  la  peinture 
que  fait  de  lui,  son  adversaire,  Pline  le  Jeune:  «  Regu- 
lus a  la  poitrine  faible,  l'air  embarrassé,  la  voix  sourde, 
lalangue  épaisse,  l'imagination  paresseuse,  une  mémoire 
très  peu  fidèle;  enfin,  il  n'a  pour  tout  mérite  qu'un  es- 
prit extravagant.  Cependant,  à  force  d'impudence  et  par 
sa  folie  même,  il  en  est  venu  à  s'acquérir  dans  l'opinion 
du  grand  nombre  la  réputation  d'orateur.  Aussi  Heren- 
niusSenecio  a-t-il  retourné  bien  spirituellement  contre 
lui  la  définition  de  l'orateur  donnée  par  le  vieux  Ca- 
ton  :  «  L'orateur  est  un  malhonnête  homme,  inhabile  à 
parler.  »  Par  Hercule  1  Caton  lui-même  a  moins  bien  dé- 
fini le  véritable  orateur  que  celui-ci  n'a  peint  Regulus^ .» 
Ce  portrait,  tracé  par  un   adversaire,  ne  doit    pas 

1.  Martial,  Épifframmes,  VII,  31. 

2.  Pline  le  Jeune,  IV,  7. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.      249 

être  accepté  sans  réserve.  Cependant,  il  est  difficile  de 
croire  que  Pline  ait  osé  altérer  complètement  la  vérité, 
en  s  adressant  à  un  contemporain  qui  pouvait  facilement 
le  convaincre  de  mensonge,  Pline  s'est  donc  borné  à 
exagérer  ce  qu'il  a  vu,  à  enlaidir  chacun  des  traits  de 
Régulus,  ses  défauts  physiques  comme  les  lacunes  de 
son  éloquence.  Mais  alors  d'où  venait  la  puissance  d'un 
tel  orateur,  car  l'opinion  publique  donnait  ce  nom  à 
Regulus,  et  Pline  le  lui  accorde  dans  d'autres  passages? 
A  quelles  qualités  a-t-il  dû  de  tenir  la  première  place 
parmi  des  hommes  qui  avaient  fait  de  la  parole  l'étude 
de  toute  leur  vie  et  l'instrument  de  leur  fortune?  On 
n'en  voit  pas  d'autres  que  son  énergie  et  son  audace. 
Pline  lui-même  en  fait  la  remarque  :  «  Les  méchants, 
dit-il,  ont  plus  d'opiniâtreté  que  les  bons.  Comme  la  har- 
diesse naît  de  l'ignorance  et  la  timidité  du  savoir 
l'honnête  homme  perd  de  ses  avantages  parla  modestie, 
tandis  que  le  scélérat  en  trouve  de  nouveaux  dans  son 
impudence.  »  Une  volonté  implacable,  un  cynisme  auda- 
cieux ont  fait  la  force  de  Regulus.  Combien  d'autres  ora- 
teurs n'ont  pas  d'autre  secret  pour  dominer  la  foule! 
Avant  d'avoir  parlé,  ils  en  imposent  déjà  au  public  par 
la  connaissance  que  celui-ci  a  de  leur  caractère,  et  par 
la  réputation  plus  ou  moins  méritée  qu'ils  ont  acquise. 
D'avance  on  les  trouve  éloquents.  Aussi  a-t-on  dit  avec 
raison  que  l'éloquence  d'un  orateur  est,  pour  une  bonne 
part,  dans  ceux  qui  l'écoutent. 

Il  y  avait  encore  autre  chose  dans  Regulus  ;  il  y  avait 
les  instincts,  les  aspirations  d'un  véritable  orateur,  en 
un  mot  le  respect  de  son  art.  On  en  trouve  la  preuve 
dans  le  témoignage  même  de  Pline  le  Jeune,  devenu 
plus  impartial  après  la  mort  son  ennemi.  «  Il  m'arrive 


250  CHAPITRE  XX. 

parfois  au  tribunal,  écrit-il,  de  songer  à  Regulus,  je  ne 
dis  pas,  de  le  regretter.  Pourquoi  donc  songé-je  à  lui? 
c'est  qu'il  avait  le  respect  de  l'éloquence,  il  craignait, 
il  pâlissait,  il  préparait,  il  écrivait  ses  discours'.  »  Le 
mot  de  Scnècio  n'est  donc  pas  aussi  juste  qu'il  est  pi- 
quant, et  il  convient  de  retenir  l'aveu  que  Pline  laisse 
échapper.  Quant  aux  travers  qu'il  prête  à  Regulus,  s'ils 
sont  fondés,  ils  ne  prouvent  rien  contre  son  éloquence. 
«  Il  est  vrai,  continue  Pline,  qu'il  ne  pouvait  se  défaire 
de  manies  singulières.  Il  avait  l'usage  de  mettre  du  col- 
lyre tantôt  sur  son  œil  droit,  tantôt  sur  son  œil  gauche, 
selon  qu'il  était  demandeur  ou  défendeur,  et  de  couvrir 
d'une  emplâtre  tantôt  un  sourcil,  tantôt  l'autre.  »  Cela 
veut  dire,  sans  doute,  que  Regulus,  après  s'être  fatigué 
la  vue  à  lire  les  dossiers  de  ses  clients,  était  obligé  de 
soigner  ses  yeux.  L'honnête  Pline  ne  songe  pas  à  cette 
explication  si  simple  ;  égaré  par  ses  rancunes,  il  se  fait 
l'écho  d'imputations  malveillantes  et  qui  touchent  au 
ridicule. 

Il  reproche  encore  à  Regulus  d'avoir  eu  «  des  supers- 
titions de  bonne  femme,  et  de  consulter,  chaque  fois,  les 
aruspices  sur  le  succès  de  son  futur  plaidoyer,  »  oubliant 
qu'il  croyait  lui-même  aux  songes  et  aux  revenants. 
En  revanche,  il  lui  fait  un  mérite  de  n'avoir  jamais 
cherché  à  abréger  les  débats  et  d'avoir  eu  soin  d'ap- 
peler au  tribunal  un  nombreux  public.  «  Il  était  fort 
agréable,  dit-il,  de  plaider  avec  lui,  car  il  demandait 
pour  les  plaidoiries  un  temps  illimité  et  se  chargeait  de 
réunir  des  auditeurs.  Quel  plaisir  d'avoir  du  temps  à 
soi,  sans  le  désagrément  de  l'avoir  demandé,  et  de  parler 

1.  Pline  le  Jeune,  Yl,  'i. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  LE   RÈGiNE  DE  DOMITIEN.      2bl 

avec  faveur  dans  un  auditoire  assemblé  par  un  autre  ! 
Car  aujourd'hui,  ajoute-t-il  avec  amertume,  en  pensant 
que,  sous  Trajan,  il  n'a  plus  à  sa  disposition  qu'une 
clepsydre  ou  deux,  parfois  même  qu'une  demi-clepsydre, 
aujourd'hui  les  avocats  tiennent  moins  à  plaider  qu'à  se 
voir  quilles  de  leur  plaidoirie.  » 

On  peut  même  croire  que  Regulus  n'avait  pas  ce  dé- 
faut de  mémoire  que  Pline  critique  chez  lui,  si  l'on  en 
juge  par  une  épigramme  de  Martial  dirigée  contre  le 
rhéteur  Apollonius,  qui  confondait  tous  les  noms.  «  Au- 
trefois, ô  Regulus,  Decimus  (le  dixième)  devenait  Quintus 
(le  cinquième)  en  passant  par  la  bouche  d'Apollonius, 
et  Crassus  (le  gros)  devenait  Macer  (le  maigre).  Mainte- 
nant il  salue  l'un  et  l'autre  par  leur  vrai  nom.  Que  ne 
peuvent  le  travail  et  la  persévérance  !  Il  a  mis  leurs  noms 
par  écrit  et  il  est  parvenu  à  les  apprendre  par  cœur'  !  » 
Martial  était  le  courtisan  et  le  débiteur  de  Regulus.  On 
peut  conclure  de  ces  vers  que  celui-ci  n'était  pas  dénué 
de  mémoire,  et  n'avait  pas  besoin  d'écrire  ses  discours 
pour  ne  pas  oublier  ce  qu'il  avait  à  dire.  Martial  avait 
trop  d'esprit,  et  trop  d'intérêt  à  le  ménager,  pour  dou- 
bler la  portée  et  le  sel  de  son  épigramme,  en  dédiant 
la  pièce  dirigée  contre  un  rhéteur  sans  mémoire  à  un 
orateur  atteint  du  même  défaut. 

Ce  qui  choque  Pline  dans  Regulus,  ce  qui  le  rend 
injuste  pour  les  qualités  de  son  adversaire,  c'est  qu'ils 
appartiennent  l'un  et  l'autre  à  une  école  d'éloquence 
différente.  Regulus  est  un  des  plus  brillants  représen- 
tants de  la  «  nouvelle  éloquence,  »  et  le  dernier,  au 
moins  parmi  les  délateurs.  Il  se  rattache  à  cette  série 

1.  Martial,  Épigramtncs,  V,  21. 


252  CHAPITRE  XX. 

d'orateurs  qui  remontent  à  Cassius  Severus,  et  qui  le 
regardent  comme  le  fondateur  du  nouvel  art  de  la  pa- 
role, dédaigneux  du  style,  peu  scrupuleux  sur  les 
moyens,  ne  visant  qu'au  trait  et  sacrifiant  tout  au  succès. 

Pline  le  Jeune,  au  contraire,  élève  de  Quintilien,apris 
Cicéron  pour  modèle.  Il  dédaignait,  au  moins  en  théorie, 
car  il  les  mit  plus  d'une  fois  en  pratique  et  pas  toujours 
à  son  insu,  les  procédés  employés  par  ses  adversaires. 
Il  se  piquait  surtout  d'être  cicéronien,  et  afTectait  de 
mépriser  l'éloquence  à  la  mode.  Regulus  lui  lança  même 
quelques  traits  à  ce  sujet  dans  un  procès  où  il  avait 
pour  adversaires  Satrius  Rufus  et  Pline  :  «  Satrius 
Rufus,  dit-il,  et  celui  qui  rivalise  avec  Cicéron  et  qui 
n'est  pas  satisfait  de  l'éloquence  de  notre  époque.  »  C'est 
une  accusation  dont  Pline  est  loin  de  se  défendre;  il  en 
tire  gloire  au  contraire  :  «  Oui,  dit-il,  je  cherche  à  riva- 
liser avec  Cicéron,  et  je  ne  suis  pas  satisfait  de  l'élo- 
quence de  notre  époque  :  il  serait  insensé,  selon  moi, 
quand  on  choisit  des  modèles,  de  ne  pas  prendre  les 
meilleurs  ^  » 

Ainsi  Pline  le  Jeune  conservait  l'usage  des  divisions 
pratiquées  par  Cicéron,  et  condamnées  par  la  nouvelle 
école.  Il  maintenait  l'utilité  de  l'exorde,  de  la  division, 
de  la  confirmation  entourée  des  preuves  qui  s'appliquent 
à  chacun  des  points  en  litige,  et  couronnait  son  discours 
par  la  péroraison  habituelle.  Regulus,  en  disciple  de 
Cassius  Severus  et  de  Marcus  Aper,  avait  une  théorie 
toute  différente.  Il  n'en  faisait  pas  mystère.  «  Un  jour, 
dit  Pline,  que  nous  défendions  ensemble  une  même 
cause,  Regulus  me  dit  :  «  Toi,  tu  crois  devoir  dévelop- 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  o. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.      2o3 

per  tous  les  moyens  que  fournit  la  cause  :  moi,  d'un 
coup  d'oeil,  j'aperçois  la  gorge  :  c'est  là  que  je  serre,  ego 
jugulum  statim  video,  hune  premo.  (Il  serre  bien,  il  est 
vrai,  la  partie  dont  il  fait  choix  :  mais  il  se  trompe 
souvent  dans  le  choix  de  cette  partie.)  Je  répondis  : 
«  Ne  peut-il  arriver,  par  hasard,  que  tu  prennes  pour  la 
«  gorge,  le  genou,  la  jambe,  le  talon?  Moi,  qui  ne  suis 
«  pas  si  sûr  de  distinguer  la  gorge,  je  tàte  partout,  j'at- 
«  taque  partout,  je  fais  flèche  de  tout  bois'.  » 

Ce  sont  bien  là  deux  méthodes  opposées.  Mais,  mal- 
gré l'adresse  de  sa  réponse,  Pline  se  sent  troublé  par 
la  vigueur  et  la  netteté  de  la  théorie  de  son  adver- 
saire. Il  développe,  il  commente  les  paroles  qu'il  a 
opposées  à  Regulus,  dans  une  longue  lettre  adressée  à 
Tacite.  Puis  il  termine  en  demandant  son  avis  à  l'illustre 
historien,  en  le  priant,  s'il  n'approuve  pas  sa  réponse, 
de  lui  donner,  toutes  ses  raisons.  «  Car,  dit-il,  bien  que 
je  doive  céder  à  ton  autorité,  cependant,  en  un  sujet  si 
important,  mieux  vaut  encore,  selon  moi,  céder  à  la 
force  des  raisons  qu'à  l'autorité.  »  Pline  n'est  pas  sûr  de 
l'assentiment  de  Tacite,  et  cherche  à  se  le  concilier.  On  ne 
connaît  pas  la  réponse  de  l'historien.  Quand  même  Tacite 
ne  serait  pas  l'auteur  du  Dialogue  sur  les  orateurs,  on 
peut  la  pressentir.  L'auteur  des  Annales  n'a-t-il  pas 
pour  méthode,  comme  Regulus,  de  sauter  à  la  gorge  de 
ses  ennemis  et  de  la  serrer  fortement? 

Mais  toute  discussion  de  théorie  mise  à  part,  la  mé- 
thode de  Regulus,  avec  sa  formule  •.jugulum  statim  video, 
hune  premo,  éidli,  plus  que  toute  autre,  propre  aux  déla- 
tions. Les  accusations  haineuses,  qui  n'avaient  d'autre 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  20. 


2iJ4  CHAPITRE  XX. 

but  que  de  fournir  un  prétexte  à  une  sentence  de  con- 
damnation, n'avaient  pas  besoin  d'être  développées  en 
de  longs  discours.  Qui  aurait,  dans  le  sénat  de  Domitien, 
supporté  les  sept  oraisons  contre  Verres?  Qui  en  aurait 
écouté  même  une  seule,  avec  son  étalage  d'argumenta- 
tions, de  preuves,  de  témoignages,  de  déductions  savam- 
ment disposées  et  élaborées?  Venait-on  accuser  quelque 
personnage    devant   le   sénat  ?  Les   sénateurs  aussitôt 
s'informaient,  allaient  aux  renseignements.  Quel  était  le 
crime  de  l'accusé?  Peu  importait.  Qui  portait  l'accusa- 
tion? Était-ce  un  favori,  un  délateur  attitré  ?  Que  pensait 
l'empereur?  Avait-il  donné  son  assentiment  à  la  pour- 
suite ?  Cela  seul   méritait   considération .    L'empereur 
approuve  la  poursuite  !  —  Soit,  répondaient  les  séna- 
teurs :  encore  une  lâcheté  à  commettre,  mais  hâtons- 
nous,  afm  de  l'oublier  plus  vite  !  —  Et  ils  s'empressaient 
de  condamner,  sans  laisser  à  l'accusateur  le  temps  de 
s'étendre,  pour  ne  pas  prolonger  également  leur  honte  et 
leurs  remords.  Force  était  donc  au  délateur  d'être  bref 
et  énergique,  c'est-à-dire  d'être  éloquent  à  la  manière 
de  Regulus.  L'accusé  lui-même,  quand  il  osait  se  dé- 
fendre, ce  qui  réussit  quelquefois  à  plusieurs,  était  con- 
traint d'user  de  la  même  méthode.  Son  meilleur  moyen 
de  salut  n'était  pas  de  répondre  à  l'accusation,  mais  de 
sauter  à  la  gorge  d'un  plus  puissant,  pour  se  sauver 
avec  lui,  s'il  ne  l'entraînait  pas  dans  sa  propre  chute. 

L'éloquence  de  Regulus,  comme  celle  de  tous  les  dé. 
lateurs,  consistait  surtout  à  troubler  son  adversaire  par 
des  interpellations,  c'est-à-dire  par  des  questions  embar- 
rassantes, qui  n'avaient  point  de  rapports  avec  le  débat, 
mais  qui  mettaient  l'orateur  dans  une  situation  fausse, 
et  paralysaient  ses  moyens.  InofFensive  et  sans  portée 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.      255 

SOUS  un  régime  régulier,  cette  arme  était  terrible  sous 
les  empereurs.  Un  jour,  Pline  le  Jeune  défendait  contre 
Regulus,  au  tribunal  des  centumvirs,  la  cause  d'Ario- 
nilla,  femme  de  Timon.  Pline,  qui  s'était  chargé  de  ce 
procès  à  la  prière  d'Arulenus  Rusticus,  plus  tard  vic- 
time de  Regulus  et  de  Domitien,  s'appuyait,  dans  une 
partie  de  la  cause,  de  l'avis  de  Metius  Modestus,  homme 
irréprochable,  mais  qui  était  alors  en  exil,  relégué  par 
lempereur.  Regulus  ne  laisse  pas  échapper  l'occasion 
de  déplacer  le  débat  par  un  argument  ac?  Iwminem.  «  Dis- 
moi,  Pline,  demande-t-il  tout  à  coup,  que  penses-tu 
de  Modestus  ?  —  Répondre  du  bien  était  dangereux, 
raconte  Pline,  mais  quelle  honte,  si  je  répondais  du  mal. 
Je  ne  puis  dire  autre  chose,  sinon  que  les  dieux  me  furent 
en  aide.  «  — Je  dirai  ce  que  j'en  pense,  répondis-je,  si  les 
«  centumvirs  doivent  prononcer  là-dessus.  »  Cette  pre- 
mière réponse  était  adroite,  mais  elle  ne  satisfit  pas 
Regulus.  «  —  Je  te  le  demande,  dit-il,  que  penses-tu  de 
«  Modestus?  —  Jusqu'ici,  répondis-je,  on  interrogeait 
«  des  témoins  contre  les  accusés,  jamais  contre  les  con- 
«  damnés.  »  Cette  seconde  réponse  de  Pline  n'était  pas 
seulement  habile,  elle  frappait  encore  directement  le 
délateur  qui  s'acharnait  avec  rage  contre  ses  victimes. 
«  Eh  bien,  reprit  Regulus  en  revenant  à  la  charge,  je 
«  ne  te  demande  plus  ce  que  tu  penses  de  Modestus,  mais 
«  quelle  opinion  as-tu  de  son  amour  pour  le  prince? 
«  — C'est  là,  répliquai-je,  ce  que  tu  demandes  :  mais  moi, 
«  je  déclare  qu'il  est  illégal  même  de  faire  une  question 
«  sur  ce  qui  est  tranché  par  un  arrêt  ».  Regulus  garda 
«  enfin  le  silence  *.  » 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  5. 


256  CHAPITRE  XX. 

La  réponse  de  Pline  est  heureuse,  et  il  a  le  droit  de 
s'en  féliciter.  Cependant  le  soin  même  qu'il  prend 
d'éviter  de  répondre  directement  à  Regulus,  et  ses 
faux-fuyants  trahissaient  le  secret  de  sa  pensée. 
Il  le  sentait  lui-même,  aussi  il  ne  pardonna  jamais  à 
Regulus  l'embarras  où  il  l'avait  jeté  par  ses  questions 
insidieuses.  C'est  de  ce  procès  que  date  sa  haine  contre 
lui.  Après  la  mort  de  Domitien,  Regulus  prétendit,  pour 
calmer  les  ressentiments  de  Pline,  que  cette  interpella- 
tion avait  eu  pour  but,  non  d'embarrasser  Pline,  mais 
d'achever  la  perte  de  Modestus  qui,  dans  une  lettre  lue 
devant  Domitien,  avait  écrit  ces  mots  :  «  Regulus,  le 
plus  pervers  de  tous  les  bipèdes.  »  Le  trait  peint 
l'homme  ;  Regulus  s'excusait  d'une  infamie  par  une 
infamie  plus  grande. 

Un  dernier  caractère  de  la  nouvelle  éloquence  est, 
comme  nous  l'avons  dit,  la  recherche  du  trait.  Les  déla- 
teurs en  semaient  leurs  discours  :  Regulus  en  usa  lar- 
gement à  leur  imitation.  Malheureusement,  nous  ne 
possédons  pas  assez  de  fragments  de  son  éloquence  pour 
en  citer  des  exemples  bien  frappants.  Après  avoir  pro- 
voqué les  poursuites  contre  Arulenus  Rusticus,  Regulus 
triompha  de  sa  mort.  Il  composa  et  lut  en  public  un 
livre  injurieux  où  il  traitait  Rusticus  de  «  singe  des 
stoïciens  »,  et  où  il  lui  reprochait  :  «  sa  face  couturée 
d'une  balafre  vitellienne  ».  La  première  de  ces  injures 
est  un  nouveau  témoignage  de  la  haine  que  les  délateurs 
portaient  aux  stoïciens.  Ils  se  sentaient  mal  à  l'aise  en 
face  de  ces  honnêtes  gens,  à  l'esprit  souvent  étroit,  mais 
dont  la  conscience  implacable  condamnait  leur  con- 
duite, et,  d'avance,  ils  voyaient  en  eux  des  ennemis. 
Quant  à  ce  souvenir  de  Vitellius  évoqué  sous  Domitien, 


LES   DÉLATEURS  SOUS   LE   RÈGNE  DE  DOMITIEN.      257 

il  eût  été  mortel  si  la  persécution  n'eût  pas  déjà  frappé 
Arulenus  Rusticus.  «  On  reconnaît  à  ces  deux  traits,  dit 
Pline  qui  les  rapporte,  l'éloquence  de  Regulus*.  » 
Juvénal  a  de  ces  expressions,  mais  elles  semblent  mieux 
à  leur  place  dans  une  satire  que  dans  un  discours,  où 
elles  jurent  avec  le  reste  du  style.  C'est  par  ces  mots,  à, 
en  croire  Pline,  que  Regulus  écrasait  ses  adversaires. 
Sa  rage  s'exerçait  ici  contre  un  mort,  mais  il  était 
coutumier  du  fait.  Un  jour,  il  déchirait  avec  tant  d'em- 
portement la  mémoire  d'Herennius  Senecio  qu'il  s'atti- 
rait la  verte  réplique  du  délateur  Metius  Carus,  que 
nous  avons  citée  plus  haut  :  «  De  quel  droit  touches-tu 
à  mes  morts  ?  Me  vois-tu  tourmenter  les  tiens ,  Crassus 
et  Camerinus  ?  » 

Il  faut  joindre  à  ces  rares  souvenirs  de  l'éloquence  de 
Regulus  la  Biographie  de  son  fils,  qu'il  composa  sous 
le  règne  de  Trajan.  Cet  homme  impitoyable,  dénué  de 
tout  sentiment  tendre,  ne  se  rattachait  à  l'humanité  que 
par  l'amour  ardent  qu'il  portait  à  son  fils.  Celui-ci  avait 
montré,  dès  la  première  enfance,  d'heureusss  disposi- 
tions qui  arrachaient  au  besoigneux  Martial  les  éloges 
les  plus  hyperboliques.  «  Vois-tu,  dit-il,  comme,  si 
jeune  encore,  avant  d'avoir  accompli  sa  troisième  an- 
née, Regulus  écoute  et  applaudit  son  père  !  Comme  il 
quitte,  à  l'approche  de  son  père,  le  sein  de  sa  mère  ; 
comme  il  comprend  que  la  gloire  de  son  père  est  la 
sienne  !  Déjà  les  clameurs,  la  barre  des  centumvirs,  la 
foule  qui  s'y  presse,  la  basilique  Julia  sont  les  plaisirs 
de  ce  petit  enfant  ^  !  »  Ce  nourrisson  si  précoce  fit 
preuve,  un  peu  plus  tard,  d'une  grande  vivacité  d'esprit. 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  5. 

2.  Martial,  Éidgrammes,  \'I,  38 

II.   —  17 


258  CHAPITRE  XX. 

Pline  lui-même  le  reconnaît  :  «  Mais,  ajoute-t-il  avec 
malveillance,  son  caractère  n'était  pas  décidé  :  il  se 
pouvait  qu'il  suivît  la  bonne  voie,  pourvu  qu'il  ne  prît 
pas  exemple  sur  son  père .  »  Regulus  donnait  à  son  fils 
les  marques  de  la  plus  vive  afFection.  Ses  moindres  ca- 
prices étaient  des  lois  :  «  Petits  chevaux  de  selle,  grands 
chevaux  d'attelage,  chiens  de  toute  taille,  rossignols, 
perroquets,  merles,  tout  ce  qui  excitait  son  désir,  lui 
était  aussitôt  prodigué  ».  Il  alla  même  jusqu'à  Véman- 
ciper  pour  qu'il  pût  hériter  des  biens  de  sa  mère. 

L'objet  de  tant  de  tendresses  ne  devait  pas  en  jouir 
longtemps.  Le  jeune  Regulus  mourut  avant  d'avoir  perdu 
letitrede/îMcr,  et  d"être  entré  dans  l'adolescence,  c'est-à- 
dire  de  sept  à  quatorze  ou  quinze  ans.  Le  père  se  livra 
aux  manifestations  d'une  folle  douleur.  «  Il  fit  tuer  sur  le 
bûcher  de  son  fils  tous  les- animaux  qu'il  avait  aimés,  et 
il  remplit  des  accents  de  son  désespoir  les  jardins 
somptueux  qu'il  possédait  au  delà  du  Tibre,  dont  les 
portiques  sans  fin  couvraient  un  espace  immense,  et 
dont  les  statues  bordaient  toute  la  rive.  »  Là  il  reçut  les 
compliments  de  condoléance,  non  seulement  de  ses 
amis  et  de  ses  courtisans,  mais  ce  qui  indigne  Pline, 
de  toute  Rome.  »  Tout  le  monde  le  hait,  dit-il,  tout  le 
monde  le  déteste,  et,  comme  si  on  l'estimait,  comme  si 
on  l'aimait,  chacun  court  et  s'empresse  ^  »  Le  naïf  Pline 
ne  peut  s'expliquer  ce  concours,  mais  si  Regulus  n'est 
plus  puissant  depuis  l'avènement  de  Trajan,  il  est  tou- 
jours riche,  et,  dans  cette  foule  hypocrite,  il^  a  bon 
nombre  de  captateurs  de  testaments  qui  vont  mettre 
ses  leçons  en  pratique. 

Regulus  apporta  dans  les  témoignages  de  sa  douleur 

1.  Pline  le  Jeune,  IV,  2. 


LES   DÉLATEURS  SOUS   LE  RÉGNE   DE  DOMITIEX.      âoQ 

la  même  énergie  qu'il  avait  montrée  en  toutes  choses. 
«  Il  s'est  mis  en  tête,  dit  Pline,  de  pleurer  son  fils;  il 
le  pleure  comme  on  n'a  jamais  pleuré.  Il  s'est  mis  en 
tête  d'en  avoir  le  plus  grand  nombre  possible  de  statues 
et  de  portraits.  Tous  les  ateliers  ne  travaillent  que  pour 
lui.  Images  sur  la  toile,  images  en  cire,  images  en  ai- 
rain, images  en  or,  en  ivoire,  en  marbre,  toutes  les 
images  possibles  se  font  en  ce  moment  pour  lui  ^  « 

Ces  manifestations  d'un  amour  inconsolable  ne  suf- 
firent pas  à  Regulus.  Il  composa  lui-même  un  écrit  sur 
la  vie  de  son  fils  et  en  donna  à  Rome  une  lecture  pu- 
blique devant  un  nombreux  auditoire.  Puis  il  fit  copier 
mille  exemplaires  de  cette  Biographie,  les  répandit  dans 
l'Italie  et  les  provinces,  en  invitant  les  décurions  de 
chaque  ville  à  choisir  celui  d'entre  eux  qui  aurait  le  plus 
bel  organe  pour  lire  cet  écrit  au  peuple,  sur  la  place 
publique.  C'est  déjà  là  une  entreprise  peu  ordinaire, 
mais  ce  qui  est  plus  étonnant,  c'est  que  Regulus,  avec 
sa  ténacité  habituelle,  en  n'épargnant  ni  son  argent  ni 
sa  peine,  réussit  à  faire  lire  la  Biographie  de  son  fils 
partout  où  il  l'envoya.  Pline  conclut  mélancoliquement: 
«Ah  !  si  cette  énergie  eût  été  employée  dans  un  meilleur 
sens,  que  de  bien  Regulus  aurait  pu  faire  !  » 

Quelle  était,  au  juste,  la  valeur  de  cette  œuvre  dictée 
par  la  douleur  paternelle  ?  Il  est  difficile  de  le  savoir.  On 
ne  peut  s'en  rapporter  sur  ce  point  à  Pline,  qui  reste  in- 
sensible au  désespoir  et  au  deuil  de  Regulus.  «  Aurais-tu 
par  hasard,  écrit-il  à  Lepidus,  la  commission  de  lire 
en  plein  forum,  dans  ton  municipe,  le  livre  lamentable 
de   Regulus,    et   de  reproduire  l'homme  dépeint  par 

1.  Pline  le  Jeune,  IV,  7. 


260  CHAPITRE  XX. 

Démosthène,  enflant  sa  voix,  s' épanouissant  et  donnan 
des  coups  de  gosier,  eTiàfaç  Tr,v  ûwvyjV,  xat  y£yy,)vwç,  xa: 
XapuYYi'Cwv  ?  Car  ce  livre  est  d'une  telle  ineptie  qu'il  pro- 
voque le  rire  plutôt  que  des  gémissements.  On  dirait 
qu'il  est  écrit  non  sur  un  enfant,  mais  par  un  enfant  *.  » 
Pline  satisfait  sa  haine  avec  l'antithèse  par  laquelle,  il 
termine  son  jugement.  Mais,  sans  qu'il  soit  besoin 
d'attribuer  à  l'œuvre  de  Regulus  une  éloquence  supé- 
rieure, on  peut  croire  qu'une  douleur  si  vive  avait 
inspiré  à  un  homme,  habile  à  parler,  des  accents  émus 
et  véritablement  touchants.  Quant  à  la  sincérité  de  son 
désespoir,  pourquoi  la  suspecter,  comme  Pline  fait  ? 
Celui-ci  n'a  jamais  été  père,  et  ne  peut  s'y  connaître. 
D'ailleurs,  les  bêtes  féroces  aiment  bien  leurs  petits. 

Les  lettres  de  Pline  le  Jeune,  auxquelles  on  doit  la 
plupart  des  renseignements  que  nous  avons  reproduits 
sur  Regulus,  délateur  et  père  de  famille,  le  dépeignent 
encore  sous  une  face  nouvelle  et  ridicule,  comme  cap- 
tateur  de  testaments,  et  captateur  malheureux.  On  sait 
par  Juvénal,  qui  l'a  flétrie  avec  éloquence,  en  quoi  con- 
sistait cette  singulière  profession,  si  l'on  peut  se  servir 
de  ce  mot.  Regulus  s'y  essaya  à  son  tour,  mais  sans 
succès.  Riche,  veuf,  n'ayant  qu'un  enfant,  il  n'avait  nul 
besoin  de  se  ravaler  à  des  moyens  aussi  bas  pour  aug- 
menter une  fortune  déjà  colossale.  Mais,  superstitieux  à 
l'excès,  il  tenait  à  accomplir  un  présage  qui  l'avait  en- 
couragé dès  sa  jeunesse.  Un  jour  qu'il  offrait  un  sacrifice, 
pour  savoir  en  combien  de  temps  il  pourrait  arriver  à 
posséder  60  millions  de  sesterces,  ce  qui  lui  paraissait 
le  comble  de  la  fortune,   la  victime  avait  présenté  de 

1.  Pline  le  Jeune,  IV,  7. 


LES  DELATEURS  SOUS  LE  REGNE  DE  DOMITIEN.      261 

doubles  entrailles.  Regulus  en  avait  conclu  qu'il  pos- 
séderait un  jour  120  millions  de  sesterces  K  De  là  toutes 
les  délations  qu'il  avait  portées,  de  là  ces  plaidoiries 
perpétuelles  au  barreau  ;  de  là,  à  défaut  des  unes  et  des 
autres,  ces  captations  de  testaments.  Il  n'y  réussit  pas 
toujours,  à  en  croire  Pline  qui  s'indigne  de  son  hypocri- 
sie, quand  elle  est  couronnée  de  succès,  et  fait  des  gorges 
chaudes  de  ses  mésaventures. 

Un  jour,  il  apprend  que  Verania  était  à  l'extrémité. 
C'était  la  veuve  de  ce  Pison,  dont  on  accusait  Regulus 
d'avoir  déchiré  la  tête  avec  ses  dents.  Regulus,  qu'elle 
avait  tant  de  raisons  de  haïr,  pousse  l'impudence  jusqu'à 
venir  la  voir.  Il  s'assied  à  son  chevet  et  feint  de  s'inté- 
resser à  sa  santé.  Il  lui  demande  le  jour  et  l'heure  de  sa 
naissance,  puis,  comptant  sur  ses  doigts  avec  force  si- 
magrées: «  Tu  es,  lui  dit-il,  à  ton  époque  climatérique, 
mais  tu  en  réchapperas.  Pour  en  être  sûr,  je  vais  con- 
sulter un  aruspice  que  j'ai  souventmisàl'épreuve.wllpart 
fait  un  sacrifice,  et  revient  jurer  à  la  mourante,  sur  la 
tête  de  son  fils,  que  les  présages  sont  favorables.  La 
crédule  Verania  demande  son  testament  et  y  consigne 
un  legs  pour  Regulus.  Peu  après  le  mal  redouble,  et  elle 
meurt  en  s'écriant  :  «  Oh  !  le  scélérat,  le  perfide  et  plus  que 
parjure  !  »  Une  autre  fois,  un  riche  consulaire  Velleius 
Blaesus,  se  mourait.  Comme  il  parlait  de  modifier  son 
testament,  Regulus,  qui  y  voyait  son  avantage,  suppliait 
les  médecins  de  prolonger  à  tout  prix  lavie  du  malade. 
Le  nouveau  testament  fait  et  scellé,  Regulus  change  de 
ton  et  s'adressant  aux  mêmes  médecins  :  «  Combien  de 
temps   encore  voulez-vous    torturer   ce   malheureux  ? 

1.  Pline  le  Jeune,  II,  ÎO. 


262  CHAPITRE  XX. 

Pourquoi  lui  refuser  une  douce  mort,  puisque  vous  ne 
pouvez  le  rendre  à  la  vie  ?  »  Blaesus  meurt,  et,  plus 
avisé  que  Yerania,  comme  s'il  avait  tout  entendu,  il 
ne  laissa  rien  à  Regulus. 

«  As-tu  assez  de  ces  deux  récits?»  demande  Pline,  que 
la  présence  d"esprit  de  Blaesus  a  mis  de  belle  humeur, 
M  ou,  selon  la  loi  des  écoles,  exiges-tu  le  troisième  ?  Je 
puis  te  satisfaire.  Aurélia,  femme  riche,  allait  sceller  son 
testament,  et  s'était  parée  de  ses  plus  riches  vêtements. 
Regulus,  venu  comme  témoin,  demande  à  Aurélia  de  lui 
léguer  k'S  robes  qu'elle  portait.  Aurélia  croit  qu'il  plai- 
sante :  mais  la  demande  est  sérieuse.  Regulus  insiste  et 
contraint  cette  femme  à  rouvrir  son  testament,  et  à 
inscrire  le  legs.  Il  ne  la  perd  pas  de  vue  pendant  qu'elle 
écrit,  et  s'assure  par  lui-même  que  la  mention  est  exacte. 
Il  est  vrai,  ajoute  Pline,  qu'Aurélia  n'est  pas  morte,  mais 
ce  n'est  pas  la  faute  de  Regulus  ;  il  avait  compté  qu'elle 
n'en  réchapperait  pas.  Et  voilà  l'homme  qui  reçoit, 
comme  s'il  en  était  digne,  des  legs  et  des  héritages  ^  1  » 

Cependant  Domitien  meurt  et  le  temps  de  Nerva  et  de 
Trajan  est  venu.  Le  règne  des  délateurs  est  passé.  Re- 
gulus ne  se  croit  plus  en  sûreté.  Il  redoute  surtout  la 
haine  de  Pline  le  Jeune,  qui  ne  cachaitpas  ses  sentiments 
à  son  égard.  Aussi  le  fait-il  supplier  de  lui  rendre  ses 
bonnes  grâces  par  Caecilius  Celer,  par  Fabius  Justus,  par 
Spurinna.  «  Je  t'en  supplie,  dit-il  à  celui-ci,  va  voir 
Pline  chez  lui  demain,  de  très  bon  matin,  je  ne  puis 
plus  supporter  mes  inquiétudes  :  obtiens  à  tout  prix 
qu'il  ne  soit  plus  irrité  contre  moi.  »  Bientôt  il  vient  lui- 
même  trouver  Pline  dans  la  salle  des  préteurs.  11  le  tire 

1.  Pline  le  Jeune,  II,  20. 


LES   DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE   DE   DOMITIEN.      263 

à  l'écart,  et  lui  demande  pardon  des  plaisanteries  qu'il 
avait  un  jour  dirigées  contre  lui  et  où  il  lui  repro- 
chait d'être  disciple  de  Cicéron  *.  «  Mais,  répondit  Pline, 
toi  qui  te  rappelles  si  bien  cette  affaire  insignifiante, 
comment  peux-tu  oublier  celle  où  tu  m'as  demandé  ce 
que  je  pensais  de  Modestus  ».  Regulus  pâlit  à  ces  mots, 
il  balbutia  confusément  cette  réponse  :  «  En  te  faisant 
cette  question,  ce  n'est  pas  à  toi  que  je  voulais  nuire, 
mais  à  Modestus  ».  Pline  toutefois  ne  prit  aucun  en- 
gagement et  dit  qu'il  attendrait  Mauricus,  rappelé  de 
l'exil  où  l'avait  envoyé  Regulus.  Si  Mauricus  voulait  ac- 
cuser Regulus,  Pline  se  réservait  de  régler  sa  conduite 
sur  la  sienne.  Mais  Mauricus,  soit  bonté,  soit  prudence, 
recula  devant  l'idée  d'entamer  un  procès  contre  un 
adversaire  aussi  difficile  à  abattre,  8u(7xa6ats£Tov  ^  On  ne 
poursuivit  donc  pas  Regulus,  et  le  délateur  de  tant  de 
citoyens  illustres  fut  épargné. 

Néanmoins,  Regulus  se  trouvait  dans  une  situation 
fausse,  et  s'étudiait  à  ménager  tout  le  monde,  de  peur 
de  réveiller  des  souvenirs  fâcheux,  et  d'être  entraîné 
un  jour  ou  l'autre,  à  l'improviste ,  sur  un  terrain 
dangereux.  Au  sénat,  de  peur  d'attirer  l'attention 
sur  lui,  il  avait  toujours  soin  d'adopter  l'avis  de  la  ma- 
jorité, et  ne  craignait  pas,  à  l'occasion,  de  se  déjuger 
lui-même,  afin  de  se  trouver  du  côté  du  plus  grand 
nombre.  Ainsi,  l'an  99,  dans  le  procès  de  péculat 
et  de  crime  capital,  intenté  à  Marins  Priscus,  proconsul 
d'Afrique,  et  soutenu  par  Pline  le  Jeune  et  Tacite,  que 
le  sénat  avait  délégués  à  cet  office,  Regulus  penchait 
pour  la  condamnation  la  plus  douce,  parce  que  le  sénat 

1.  Voir  plus  haut. 

2.  Pline  le  Jeune,  I,  5. 


264  CHAPITRE  XX. 

paraissait  y  incliner.  N'osant  prendre  directement  la 
parole,  il  excita  en  particulier  le  sénateur  Pompeius  Col- 
lega  à  combattre  la  motion  du  consul  désigné,  Cornutus 
Tertullus,  qui  demandait  le  châtiment  le  plus  rigoureux, 
et  à  proposer  une  peine  plus  légère.  CoUega  le  fit.  Mais 
quand  Regulus  vit,  contrairement  à  son  attente,  la  ma- 
jorité du  sénat  passer  du  côté  de  Cornutus,  il  n'hésita 
pas  un  instant  :  il  quitta  Pompeius  Collega  qui  se  trouva 
presque  seul,  et  vint  se  ranger  auprès  de  Cornutus. 
Collega  lui  reprocha  amèrement  de  n'avoir  pas  le  cou- 
rage de  suivre  l'avis  dont  il  était  l'auteur.  Regulus  ne 
répondit  rien  et  laissa  Pline  railler  la  mobilité  de  son 
caractère,  qui  passait  de  l'audace  extrême  à  l'extrême 
timidité  ^  Que  lui  importait  1  Ce  n'était  ni  timidité  ni 
mobilité  d'esprit,  maiscalcul  et  prudence.  Par  cette  po- 
litique sans  dignité,  mais  adroite,  il  conjura  les  orages 
les  plus  lointains,  et  obtint  ce  qu'il  souhaitait  le  plus 
désormais,  de  se  faire  oublier. 

Regulus  échappa  ainsi  à  tous  les  dangers,  et  même  au 
plus  terrible  de  tous,  à  la  proscription  en  masse  des 
délateurs,  ordonnée  par  Trajan.  On  sait  comment  ce 
prince,  pour  donner  satisfaction  à  la  conscience  publi- 
que, pour  éviter  les  débats  judiciaires  elles  représailles 
sans  fin  que  des  poursuites  régulières  auraient  entraînés, 
commanda  d'arrêter  les  délateurs  qui  s'étaient  signalés 
sous  Domitien,  les  fit  comparaître  enchaînés  dans  l'am- 
phithéâtre sous  les  yeux  du  peuple  assemblé,  et  les 
abandonna  sur  des  navires  «  à  la  colère  des  flots  et  des 
dieux  ».  A  cette  vue,  l'enthousiasme  fut  grand  dans 
Rome;  les  poitrines,  si  longtemps  comprimées,  sous  les 

1.  Pline  le  Jeune,  II,  11. 


LES  DÉLATEURS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN.  265 
mauvais  empereurs,  par  la  cruauté  qu'inspirait  cette 
engeance  infâme,  se  dilatèrent  enfin  et  respirèrent  li- 
brement. Aussi,  c'est  avec  une  joie  sincère  qui  révèle  ses 
anciennes  terreurs,  que  Pline  rappelle,  dans  son  Pané- 
gyrique, le  spectacle  dont  Rome  fut  alors  témoin. 

<(  Oui  !  s'écrie-t-il,  nous  avons  vu  amener  dans  l'amphi- 
théâtre, comme  des  assassins  et  des  brigands,  la  troupe 
des  délateurs....  Rien  n'a  été  plus  agréable,  plus  digne  de 
ce  siècle,  que  d'apercevoir  du  haut  de  nos  sièges,  les  déla- 
teurs, le  cou  renversé  et  la  tête  en  arrière,  forcés  de  nous 
montrer  leur  face  hideuse.  Nous  les  reconnaissions  ;  nous 
jouissions,  lorsque  ces  scélérats,  comme  des  victimes 
expiatoires  des  alarmes  publiques,  étaient  entraînés  sur 
le  sang  des  criminels  à  des  supplices  plus  lenls  et  à  des 
peines  plus  terribles.  On  les  jette  sur  des  navires  ras- 
semblés à  la  hâte  ;  on  les  abandonne  à  la  merci  des 
vents.  Qu'ils  partent  !  Qu'ils  fuient  ces  terres  dévastées 
par  les  délations  !  Si  les  flots  et  les  tempêtes  les  jettent 
sur  des  rochers,  qu'ils  ne  trouvent  que  la  pierre  nue  et 
des  rivages  inhospitaliers  1  Qu'ils  y  mènent  une  vie  pé- 
nible et  pleine  de  tourments  !  Qu'ils  aient  le  chagrin 
dernier  de  laisser  derrière  eux  le  genre  humain  tran- 
quille et  rassuré  '  !  » 

Pline  a  raison.  Le  supplice  de  ceux  qui  avaient  fait 
couler  tant  de  larmes  sous  Domitien,  et  qui  avaient 
causé  tant  de  deuils,  fut  pour  Rome  un  beau  spectacle. 
Malheureusement,  ni  Regulus,  ni  les  autres  célèbres 
délateurs  dont  nous  avons  parlé,  ne  comparurent  dans 
l'amphithéâtre.  Pline  les  y  aurait  cherchés  vainement 
du  regard.  Les  victimes  expiatoires  qu'on  promena  en 

1.  Panégyrique  de  Trajan,  34. 


266  CHAPITRE  XX. 

public,  comme  preuves  vivantes  de  la  justice  du  prince, 
sont  prises  dans  la  tourbe  des  délateurs  obscurs.  Les 
grands  coupables,  ceux  qui  ont  immolé  le  plus  de  vic- 
times, qui  ont  acquis  par  leurs  délations  le  plus  de 
crédit  et  de  richesses,  dont  l'exemple  a  été  le  plus  fu- 
neste, en  provoquant  les  appétits  des  criminels  vul- 
gaires, ceux-là,  comme  toujours,  sont  épargnés.  Pen- 
dant que  les  délateurs  de  bas  étage,  jetés  pêle-mêle  sur 
des  vaisseaux,  vont  échouer  surdes  rives  inhospitalières, 
pendant  qu'ils  souffrent  les  tourments  de  l'exil,  qu'ils 
sont  en  proie  aux  remords  et  à  la  misère,  leur  chef, 
Regulus,  plein  de  jours  et  de  richesses,  meurt  paisible- 
m_ent  dans  son  lit.  ?Ne  serait-ce  pas  le  cas  de  répéter 
avec  La  Fontaine? 

Selon  que  vous  serez  puissant  ou  misérable, 

Les  jugements  de  cour  vous  rendront  blanc  ou  noir. 

En  vain  l'opinion  publique,  et,  après  elle,  la  postérité 
ont  condamné  Regulus:  un  jugement  de  cour  l'aw  rendu 
blanc  »  et  l'a  épargné. 


CHAPITRE     XXI 


AVOCATS   ET   ORATEURS   DE  LÀ  FIN  DU  l<^^  SIÈCLE. 


Salvius  Liberalis.   —  Poiupeius  Saturninus.  —  Cornélius  Tacite, 
avocat  et  orateur  au  sénat. 


A  la  longue  liste  des  délateurs  protégés,  encouragés 
par  Domitien,  que  nous  avons  dressée,  à  la  Biographie 
d'Aquilius  Regulus  «  le  maître  et  le  chef  du  chœur  »,  par 
laquelle  nous  avons  terminé,  il  serait  fâcheux  qu'on  n'eût 
pas  à  opposer  des  voix  plus  honnêtes,  et  une  éloquence  qui 
ne  fût  pas  entachée  de  sang.  Heureusement  pour  l'hon- 
neur du  nom  romain  et  de  l'humanité,  il  s'est  trouvé 
des  orateurs  qui  pouvaient,  sous  le  règne  de  Nerva  et 
de  Trajan,  se  reporter,  sans  rougir,  aux  discours  qu'ils 
avaient  prononcés  dans  l'âge  précédent.  Toutefois,  le 
nombre  en  est  fort  restreint.  Les  uns  s'étaient  vus  bien- 
tôt, par  prudence,  obligés  de  se  taire  :  les  autres  avaient 
été  proscrits  et  envoyés  en  exil.  En  outre,  à  défaut  des 
noms,  on  a  peu  de  renseignements  sur  les  personnes. 
L'absence  de  monuments  historiques  ou  de  documents 
détaillés  ne  permet  pas  de  rendre  à  chacun  la  justice 
qui  lui  est  due.  Aussi  ne  faut-il  pas  craindre  d'exhumer 


268  CHAPITRE  XXI. 

ceux  de  ces  orateurs  «  honnêtes  gens  »  sur  qui  des  cir- 
constances inattendues,  comme  la  découverte  d'une  ins- 
cription, permettent  de  jeter  une  lumière  même  incom- 
plète. Parmi  eux  se  trouve  l'orateur  Salvius  Liberalis. 

On  ne  connaissait  de  Salvius  Liberalis  qu'un  mot  rap- 
porté par  Suétone,  et  le  rôle  qu'il  joua,  d'après  Pline 
le  Jeune,  dans  le  procès  intenté  à  Marins  Priscus  par 
la  province  d'Afrique.  Mais  qu'était  ce  personnage? 
Quelles  étaient  son  origine,  ses  fonctions?  Quel  titre 
avait-il  à  prendre  la  parole,  devant  le  sénat,  dans  les 
circonstances  où  Pline  le  fait  intervenir?  Trois  courtes 
inscriptions,  dont  l'une  a  été  découverte  assez  récem- 
ment, permettent  de  répondre,  et  donnent  sur  lui  quel- 
ques renseignements'.  On  y  voit  que  Salvius  Liberalis 
joignaitàcesdeuxnomsceuxdeNoniusBassus,  qu'il  était 
Italien,originaire  de  la  colonie  Ombrienne  d'Urbinum, où 
la  dernière  inscription  a  été  retrouvée.  Il  occupait  une 
position  importante  dans  son  pays,  puisqu'il  en  devint 
plus  tard  le  patron^  et  qu'il  y  fut  élu  quatre  fois  magis- 
tral quinquennal.  Aussi  l'attention  de  Vespasien  fut-elle 
naturellement  attirée  sur  lui,  lorsque  ce  prince  résolut 
de  reconstituer  le  sénat  et  l'ordre  des  chevaliers. 

Les  deux  corps  principaux  de  l'État,  en  effet,  avaient  été 
décimés  par  les  proscriptions  ou  par  les  guerres  civiles, 
et  ils  étaient  composés,  en  majeure  partie,  de  membres 
indignes  d'y  figurer.  Vespasien  ne  garda  que  les  plus 
honnêtes  parmi  les  survivants,  et  leur  adjoignit  les  ci- 
toyens les  plus  estimés  de  Rome  et  de  l'Italie  ^  Mais 
pour  se  conformer  à  la  légalité  et  introduire  dans  le  sé- 

1.  La  plus  détaillée  a  été  découverte  en  1824  et  publiée  en 
1826.  Voyez  ces  textes  à  l'Appendice. 

2.  Suétone,  Vespasien,  9. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  I"  SIÈCLE.  269 
nat  quelques-uns  des  nouveaux  venus,  il  dut  leur  con- 
férer par  décret  les  charges  qu'il  fallait  avoir  occupées 
pour  avoir  droit  au  titre  de  sénateur.  Ainsi  Salvius  Li- 
beralis  ne  géra  aucune  des  magistratures  subalternes,  le 
vigintivirat  et  la  questure,  par  lesquels  il  était  d'usage 
de  passer,  sous  l'empire,  pour  arriver  aux  dignités  plus 
importantes.  Il  ne  remplit  même  ni  le  tribunal  ni  la 
préture;  un  décret  rendu  par  Titus  et  par  Yespasien, 
probablement  pendant  leur  censure;  l'an  72  de  notre  ère, 
lui  conféra  les  titres  de  tribun  et  de  préteur  honoraire 
allectus  inter  tribunicios^  inter  praetorios. 

Outre  ces  détails,  l'inscription  d'Urbisaglia  mentionne 
encore  différentes  dignités  et  charges  importantes,  rem- 
plies par  Salvius  Liberalis,  mais,  à  ce  qu'on  peut  con- 
jecturer, sous  le  règne  de  Trajan.  Tels  sont  le  consulat, 
le  proconsulat  de  la  Macédoine  et  celui  de  la  Bretagne. 
Elle  ajoute  que,  désigné  par  le  sort  pour  le  procon- 
sulat d'Asie,  Salvius  Liberalis  s'excusa.  Elle  ne  dit  pas 
pour  quel  motif  il  déclina  cette  mission.  Est-ce  pour 
plaire  au  prince,  ou  à  un  concurrent  moins  heureux, 
ou  pour  une  simple  raison  de  santé  que  Salvius  vou- 
lut rester  à  Rome?  En  pareil  cas,  on  donnait  au  dé- 
missionnaire une  indemnité  en  argent  qui,  d'après  le 
continuateur  de  Dion  Cassius,  s'élevait  à  un  million  de 
sesterces  ^  Enfin,  cette  inscription  rappelle  que  Salvius 
appartint  au  collège  des  Frères  Arvales.  Elle  confirme 
ainsi  une  autre  inscription  déjà  connue,  qui  donne  la 
formule  même  de  l'admission  de  Salvius  dans  le  sacré 
collège,  formule  ainsi  conçue  :  «  Dans  le  temple  de  la 
Concorde,  en  présence  des  Frères  Arvales,  sur  l'arrêt 

1.  Dion  Cassius,   LXXVllI,  22;  riiistorien  grec  appelle    cette 
indemnité  Y^pa;,  Tacite  (Fie  d' Agricola, i'2)sesertda  mot  salarium , 


270  CHAPITRE  XXI. 

de  l'empereur  César  Vespasien  Auguste,  nous  nous  ad- 
joignons C.  Salvius  Liberalis  Nonius  Bassus,  à  la  place 
de  feu  C.  Matidius,  son  oncle  paternel  (ou  Matidius  Pa- 
truinus?)  »  La  date  de  la  réception  de  Salvius  est  du 
l^*"  mars  78. 

Salvius  Liberalis  a  donc  été  un  citoyen  considérable, 
désigné  par  ses  vertus  et  son  talent  aux  faveurs  de  Ves- 
pasien, nommé  par  lui  sénateur  et  Frère  Arvale,  élevé 
par  Trajan  aux  premi'ères  charges  de  l'État.  A  son  élo- 
quence, qui  avait  d'abord  attiré  sur  lui  l'attention  des 
habitants  d'Urbinum,  il  joignait  un  tour  d'esprit  vif  et 
une  allure  indépendante.  Il  défendait  un  jour  devant 
Vespasien  un  personnage  nommé  Hipixarque,  dont  la 
fortune  était  assez  grande  pour  paraître  son  unique 
crime.  Vespasien  était  connu  par  son  habitude  de  pi^es- 
ser  les  éponges  humides,  comme  il  disait,  en  parlant  des 
concussionnaires  qu'il  avait,  à  dessein,  laissés  s'enrichir. 
Les  juges  et  l'accusateur  pensèrent  qu'en  traduisant 
Hipparque  devant  son  tribunal,  Vespasien  voulait  pres- 
ser Véponge.  Salvius  Liberalis  s'y  prit  habilement  pour 
détruire  l'effet  de  cet  argument  non  exprimé,  mais  d'au- 
tant plus  dangereux.  Il  s'écria  au  milieu  de  son  discours  : 
«Qu'importe  àCésarqu'Hipparque  possède  cent  millions 
de  sesterces?  »  Le  trait  était  hardi  et  adroit  :  il  mettait 
à  nu  les  secrètes  pensées  de  l'assemblée,  et  peut-être 
celles  du  prince.  Vespasien,  pris  au  piège ,  s'exécuta  ga- 
lamment. Tandis  que  les  juges  se  regardaient  avec  une 
certaine  stupeur,  il  se  leva  de  son  siège,  et  alla  féliciter 
Salvius  d'avoir  si  bien  vu  qu'il  n'était  animé  dans  ce 
procès  d'aucune  intention  de  lucre  •. 

1.  Suétone,  Vespasien^  13. 


AVOCATS  ET  ORATEURS   DE  LA  FIN   DU   T'  SIECLE.       271 

Salvius  ne  trouva  pas  grâce  devant  Domitien.  Il  fut 
accusé  sous  son  règne,  et  condamné  à  la  relégation.  Un 
délateur  nommé  Norbanus  Licinianus  avait  intenté  l'ac- 
cusation, ou  l'avait  au  moins  soutenue  de  son  témoi- 
gnage. Rappelé  de  l'exil  sous  Nerva,  Salvius  négligea 
de  tirer  vengeance  de  son  ancien  adversaire.  Mais  ce- 
lui-ci ne  voulut  pas  être  oublié.  Chargé  de  soutenir  l'ac- 
cusation de  concussion  portée  par  la  Bétique  contre  son 
ancien  gouverneur  Classicus,  Norbanus  se  laissa  cor- 
rompre par  Casta,  femme  de  Classicus,  et  fut  convaincu 
de  prévarication.  On  rappela,  à  ce  propos,  ses  anciens 
méfaits.  Deux  personnages  consulaires,  Pomponius 
Rufus  et  Libo  Frugi,  attestèrent  que  Norbanus  avait  té- 
moigné jadis  contre  Salvius  Liberalis,  et  avait  contribué 
à  le  faire  condamner.  Ce  souvenir  lui  fut  funeste.  Le 
sénat  suspendit  momentanément  le  débat  engagé  contre 
Classicus  ou  plutôt  contre  sa  mémoire,  car  Classicus 
s'était  tué  pour  se  soustraire  à  une  condamnation,  et 
Norbanus  Licinianus  fut  invité  à  répondre  à  l'accusation 
de  ses  adversaires.  Il  demanda  un  jour  de  délai  pour 
préparer  sa  défense.  On  le  lui  refusa.  Il  lui  fallut  répon- 
dre sur-le-champ.  «  Son  caractère  fourbe  et  méchant,  dit 
Pline  qui  assistait  à  la  scène,  ne  me  permet  pas  de  déci- 
der si  ce  fut  avec  audace  ou  avec  fermeté,  mais  il  est 
certain  que  ce  fut  avec  la  plus  grande  présence  d'esprit». 
Le  sénat  fut  inflexible;  il  voulut  à  la  fois  satisfaire  sa 
haine  contre  les  délateurs  et  rendre  hommage  à  Salvius 
Liberalis.  Il  condamna,  séance  tenante,  Norbanus  à  la 
relégation  dans  une  île'. 

Salvius  Liberalis  ne  semble  pas  être  intervenu  dans 
le  débat,  soit  pour  charger  Norbanus,  soit  pour  le  dé- 

1.  Pline  le  Jeune,  III,  9. 


272  CHAPITRE  XXI. 

fendre.  Il  prit  cependant  la  parole  à  la  fin  du  procès  de 
Classicus,  mais  d'une  manière  conforme  à  sa  nature 
brusque  et  franche.  Il  apostropha  durement  les  autres 
députés  de  la  Bétique,  collègues  de  Norbanus,  et  leur 
demanda  en  termes  véhéments  pourquoi  ils  ne  poursui- 
vaient pas  tous  les  complices  des  concussions  que  la 
province  leur  avait  désignés,  et,  suivant  les  circons- 
tances, accusaient  les  uns  et  ménageaient  les  autres.  On 
songe  involontairement  à  Caton  l'Ancien,  en  voyant 
Liberalis  mettre  en  cause  ces  pauvres  députés  qui  s'es- 
timaient déjà  très  heureux  d'avoir  obtenu  la  condam- 
nation de  leur  ancien  gouverneur.  Le  rapprochement 
devient  encore  plus  sensible,  lorsque  Pline  parle  du 
discours  âpre  et  éloquent  que  Salvius  prononça  à  cette 
occasion,  et  de  la  véritable  tempête  qu'il  fit  éclater  sur 
leurs  têtes.  «  Je  tirai  du  danger,  dit-il,  ces  honorables 
citoyens.  Aussi  quelle  reconnaissance!  c'est  à  moi,  di- 
sent-ils, qu'ils  doivent  d'avoir  échappé  à  ce  terrible 
ouragan,  illum  tu?'binem!  » 

Quelques  mois  auparavant,  le  sénat  avait  jugé  le 
grand  procès  de  la  province  d'Afrique  contre  son  pro- 
consul, Marius  Priscus.  Il  en  a  déjà  été  parlé  à  propos 
de  Regulus,  et  nous  aurons  à  y  revenir  d'une  manière 
plus  détaillée.  Il  suffira  donc  de  mentionner  ici  le  rôle 
que  Salvius  Liberalis  joua  dans  le  débat.  Il  défendait 
l'accusé.  Pline  le  Jeune  avait  prononcé  la  veille  contre 
lui  un  long  discours,  qu'il  raconte  avec  sa  complaisance 
habituelle  pour  ses  propres  œuvres.  Salvius  devait  lui 
répliquer,  et  il  savait  que  sa  réponse  serait  réfutée  par 
Tacite.  Placé  entre  ces  deux  orateurs,  les  plus  célèbres 
de  son  temps,  Salvius  Liberalis  fut  à  la  hauteur  de  sa 
tâche  et  de  ses  adversaires.  Malheureusement  Pline  né- 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  1"  SIÈCLE.  273 
glige  d'analyser  son  discours  et  se  borne  à  louer  le  ta- 
lent dont  il  fit  preuve.  «  Le  lendemain,  dit-il,  Marins 
Priscus  fut  défendu  par  Salvius  Liberalis,  orateur  à 
l'esprit  délié  et  méthodique,  homme  énergique  et  élo- 
quent, et  qui  déploya  dans  cette  cause  toutes  les  res- 
sources de  son  talent'.  »  Venant  d'un  adversaire  tout 
enflammé  encore  du  succès  quïl  vient  d'obtenir,  cette 
appréciation  équivaut  à  un  éloge  complet.  C'est,  mal- 
heusement,  avec  le  souvenir  du  procès  de  Classicus,  le 
seul  passage  où  Pline  parle  de  ce  sénateur  éloquent  et 
de  cet  honnête  homme. 

Moins  connu  encore  est  l'orateur  Pomi-eius  Saturmnus. 
Il  porte  le  même  nom  qu'un  délateur  du  règne  de  Do- 
mitien  dont  Juvénal  écrit  :  «  Plus  cruel  encore  est  Pom- 
peius,  habile  à  ouvrir  la  gorge  aux  gens  avec  ses  dé- 
nonciations clandestines  ^  »  Le  Saturninus  dont  il  est 
question  ici  est  un  ami  et  un  correspondant  de  Pline, 
qui  lui  témoigne  une  grande  tendresse  et  professe  pour 
lui  la  plus  vive  admiration.  L'amitié  et  les  éloges  de 
Pline  sont  pour  Pompeius  Saturninus  un  brevet  d'hon- 
nêteté qui  le  distingue  du  délateur  cité  par  Juvénal. 
«  Je  vantais  son  talent,  écrit  Pline,  avant  de  savoir 
combien  il  est  souple,  varié,  multiple.  Aujourd'hui,  il 
s'est  emparé  de  moi,  il  me  tient,  il  m'envahit  tout  entier. 
Je  l'ai  entendu  plaider  avec  vivacité  et  avec  feu.  Sa  pa- 
role est  aussi  ornée  et  aussi  polie  dans  la  réplique  que 
dans  les  discours  préparés.  Les  pensées  sont  justes  et 
nombreuses,  la  composition  est  belle  et  pleine  de  force. 


1.  Pline  le  Jeune,  II,  11. 
î.  Juvénal,  Satires,  iv,  109. 


274  CHAPITRE  XXI. 

les  expressions  sont  harmonieuses  et  marquées  au  coin 
de  l'antiquité.  » 

Pompeius  ne  se  bornait  pas  à  l'étudede  l'éloquence. 
Il  avait  composé  des  Histoires^  et  Pline  vante  la  briè- 
veté, la  clarté,  la  douceur,  l'éclat  et  même  le  sublime 
de  ses  narrations.  Ce  panégyriste  complaisant  trouve 
même,  dans  les  harangues  historiques  de  son  ami,  des 
qualités  plus  grandes  de  précision  et  de  solidité  que 
dans  ses  discours  judiciaires.  Enfin  Pompeius  était 
poète.  «  Catulle  et  Calvus  ne  font  pas  mieux.  »  Cepen- 
dant Pline  reconnaît  qu'au  milieu  de  vers  pleins  de 
qualités  exquises,  il  s'en  trouve,  à  dessein,  de  durs 
et  de  négligés,  mais  Catulle  et  Calvus  en  ont  aussi  de 
pareils.  Ce  n'est  pas  tout.  Pompeius  lui  communique  sous 
le  nom  de  sa  femme  des  lettres  dont  il  se  défend  faible- 
ment d'être  l'auteur.  «  Je- crus  lire,  dit  Pline,  Plante  et 
Térence  en  prose....  Je  ne  quitte  donc  plus  Pompeius, 
je  le  prends  avant  d'écrire,  je  le  prends  après,  et  quand 
je  me  délasse;  et  je  crois  toujours  le  lire  pour  la  pre- 
mière fois.  Crois-moi,  fais-en  autant.  Traite-le  en  ancien 
quoiqu'il  soit  notre  contemporain'.  » 

Tels  sont  les  termes  dans  lesquels  Pline  le  Jeune  parle 
de  Pompeius  Saturninus.  Ils  sont  extraordinaires  et 
dépassent  les  bornes  de  l'admiration.  Toutefois,  qu'on 
rabatte,  autant  qu'on  le  voudra,  de  leur  exagération,  il 
n'en  doit  pas  moins  rester  que  Pompeius  offrait  un  en- 
semble de  qualités  remarquables,  comme  orateur,  his- 
torien et  poète.  Jamais  Pline  n'a  parlé  d'aucun  de  ses 
contemporains  avec  autant  d'enthousiasme.  Il  s'est 
trompé  par  optimisme,  nous  n'en  doutons  point,  mais 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  IG. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA   FIN   DU   I"  SIÈCLE.      -27a 

la  chaleur  de  son  admiration  fait  vivement  regretter 
qu'il  n'ait  rien  survécu  des  écrits,  plaidoyers,  Histoires 
ou  vers  dont  Pline  recommande  si  chaudement  la  lec- 
ture à  son  ami  Erucius. 

L'orateur  dont  il  nous  reste  à  parler  est  Cornélius 
Tacitus.  Le  nom  du  grand  historien  de  l'empire  n'est 
ignoré  de  personne.  Ses  œuvres  admirables  à  tant  de 
titres  qu'il  est  superflu  même  d'y  joindre  unmot  d'éloge, 
lesHistoires^  les  Annales,  la  Germanie,  la.  Vied'Agricola, 
sans  parler  du  Dialogue  sur  les  orateurs,  sont  dans  toutes 
les  mains  et  dans  toutes  les  mémoires.  Cependant  on  n'a 
que  des  renseignements  peu  précis  et  insuffisants  sur  sa 
biographie  :  la  date  de  sa  naissance,  celle  de  sa  mort,  le 
lieu  de  sa  naissance  sont  inconnus.  On  ne  possède  sur 
les  principales  circonstances  de  sa  vie  que  les  indica- 
tions furtives,  en  quelque  sorte,  qu'il  laisse  échapper 
comme  à  regret,  en  parlant  des  événements  auxquels  il 
a  été  mêlé.  Le  caractère  commun  des  grands  écrivains 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  sauf  de  rares  exceptions  S  est 
la  réserve,  la  discrétion  avec  lesquelles,  au  moment 
même  où  ils  nous  donnent  les  plus  beaux  fruits  de  leur  gé- 
nie, ils  dissimulent  soigneusement  leur  personne. 

A  leur  exemple,  nos  auteurs  du  xvii^  siècle  se  cachent 
modestement  derrière  leurs  ouvrages.  On  n'en  sait  pas 
plus  sur  La  Bruyère,  d'après  ses  Caractères,  que  sur  Thu- 
cydide ou  Tite-Live,  d'après  leurs  œuvres  d'histoire.  Ce 
silence  est  regrettable,  quand  on  n'a  pas,  comme  cela 
arrive  trop  souvent,  d'autresdocuments  pour  y  suppléer. 
C'est  sans  doute  dans  le  but  d'épargner  de  tels  regrets  aux 

I .  Notamment  Cicéron.  Et  cependant  que  de  détails  intimes  et 
intéressants,  sur  sa  jeunesse  en  particulier,  il  nous  laisse  ignorer. 


276  CHAPITRE  XXI. 

âges  qui  suivront,  que  nos  écrivains  contemporains  ont 
soin  d'informer  la  postérité  de  mille  détails  personnels, 
et  d'étaler  naïvement  leur  moi  à  toutes  les  pages  de 
leurs  livres.  Pour  en  revenir  à  Tacite,  nous  nous  bor- 
nerons à  relever  les  indications  sommaires  que  fournis- 
sent ses  ouvrages  et  les  Lettres  de  Pline  le  Jeune.  Avant 
d'être  historien.  Tacite  a  été  orateur.  C'est  à  ce  titre 
qu'il  appartient  à  une  histoire  d'éloquence. 

On  suppose,  mais  sans  preuves  à  l'appui,  que  Tacite 
était  le  fils  deCAiLS  Cornélius  Tacitus,  chevalier  romain, 
qui  fut  procurateur  de  la  Belgique  sous  Vespasien.  Tacite 
aurait  pu,  ainsi,  apprendre  de  bonne  heure  à  connaître 
et  à  aimer  la  Germanie  dont  il  devait  plus  tard  opposer 
les  mâles  vertus  à  la  décadence  romaine.  Comme  l'em- 
pereur Tacite  (275-276  ap.  J.-C),  né  à  Interamna  en 
Ombrie  (aujourd'hui  Terni),  se  prétendait  parent  de 
Tacite,  et  avait  dans  cette  ville,  ainsi  que  son  frère 
Florianus',  une  statue  et  un  cénotaphe,  on  y  lîl  naître 
également,  mais  arbitrairement,  l'historien.  Terni  ne 
peut  invoquer  d'autre  preuve  que  sa  persévérance  à 
maintenir  sa  prétention.  Au  xvi°  siècle  elle  montrait  le 
tombeau  de  Tacite,  et  en  1514,  lui  élevait  une  statue.  Ni 
le  tombeau  ni  la  statue  ne  trouvèrent  grâce  devant  le 
pape  Pie  V.  11  fît  démolir  l'un  et  l'autre,  en  haine  de 
l'écrivain,  auquel  il  reprochait  d'avoir  mal  parlé  du 
christianisme  ^  Quant  à  la  date  de  la  naissance  de 
Tacite,  elle  est  reculée  par  les  uns  jusqu'à  l'an  50  de 
notre  ère;  elle  est  placée  par  les  autres  vers  l'an  54. 
Cette  dernière  date  semble  plus  conforme  à  l'interpréta- 
tion qu'il  convient  de  tirer  d'une  lettre  de  Pline  le  Jeune, 

1.  Vopiscus,  Tacite,  10,  3;  15.  1. 

2.  Fr.  Angeloni,  Storia  di  Terni,  page  42. 


AVOCATS   ET  ORATEURS  DE   LA   FIN   DU   1"   SIÈCLE.      277 

né  en  62,  et  où  il  dit  ([ue  Tacite  et  lui  étaient  à  peu  près 
du  même  âge,  aeiaie  prope  modum  aequales^ . 

Si  Tacite  est  l'auteur  û.\i  Dialogue  sur  les  orateurs,  dont 
lascèneseplaceran76ou77,  sous  le  règne  de  Vespasien, 
l'illustre  historien  aurait  eu  pour  maîtres  d'éloquence 
les  orateurs  Marcus  Âper  et  Julius  Secundus.  Il  se  serait 
attaché  à  eux,  comme  les  jeunes  gens,  dans  l'ancienne 
Rome,  s'attachaient  à  la  personne  d'un  orateur  illustre, 
pour  les  écouter,  profiter  de  leurs  leçons,  de  leurs 
exemples,  et  être  à  la  fois  leurs  commensaux  et  leurs 
disciples.  On  trouverait  ainsi  l'emploi  de  la  jeunesse  de 
Tacite,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'envoyer  faire  la  guerre  sur 
les  bords  du  Rhin,  comme  le  veulent  certains  biogra- 
phes. Tacite  se  serait  fait  remarquer  ainsi,  dès  sa  plus 
tendre  jeunesse,  par  des  dispositions  extraordinaires, 
peut-être  même  par  des  succès  au  barreau,  qui  auraient 
attiré  l'attention  d'Agricola.  On  s'explique  de  cette  façon 
qu'un  personnage  aussi  considérable  qu'Agricola,  consul 
désigné,  et  futur  commandant  en  chef  de  la  province  et 
des  légions  de  Bretagne,  ait  consenti  à  promettre  sa  fille 
en  mariage  à  un  jeune  homme  de  vingt-deux  ans,  et  la 
lui  ait  donnée  aussitôt  qu'il  fut  élevé  au  consulat,  en  78'. 
Déjà,  il  est  vrai,  Tacite  entrait  dans  les  charges  publi- 
ques. Il  reçut  le  vigintivirat  de  Vespasien,  la  questure 
de  Titus,  et  la  préture  de  l'empereur  Domitien^ 

Tacite  nous  donne  lui-même  ce  détail  :  «  L'an  de  Rome 
841  (88  de  notre  ère),  dit-il,  Domitien  donna  des  jeux 
Séculaires.  J'y  assistai  régulièrement,  comme  revêtu  du 
sacerdoce  des  quindécemvirs  et  préteur  en  exercice.  Je 

1.  Pline  le  Jeune,  VII,  20. 

2.  Tacite,  Vie  d'Agricola,  9. 

3.  Id.,  Histoires,  I,  1. 


278  CHAPITRE  XXI. 

ne  rapporte  pas  ce  détail  par  vanité,  mais  parce  que  le 
soin  de  présider  à  ces  jeux  et  à  leurs  diverses  cérémonies 
appartint  de  tout  temps  au  collège  des  quindécem- 
virs'.  »  La  phrase  de  Tacite  :  «  Je  ne  rapporte  pas  ce 
détail  par  vanité  »  a  choqué  Montaigne.  «  Cela  m'a 
semblé  un  peu  lasche,  dit-il,  qu'ayant  eu  à  dire  qu'il 
avait  exercé  certain  honorable  magistrat  à  Rome,  il 
s'aille  excusant  que  ce  n'est  point  par  ostentation  qu'il 
l'a  dict:  ce  traictme  semble  bas  de  poil,  pour  une  asme 
de  sa  sorte  ;  car  le  n'oser  parler  rondement  de  soy  ac- 
cuse quelque  faulte  de  cœur  :  un  jugement  roide  et 
haultain,  et  qui  juge  sainement  et  sûrement,  il  use  à 
toutes  mains  des  propres  exemples,  ainsi  que  de  chose 
estrangière,  et  témoigne  franchement  de  luy  comme  de 
chose  tierce.  Il  fault  passer  par-dessus  ces  règles  popu- 
laires de  la  civilité,  en  faveur  de  la  liberté  et  de  la  vé- 
rité-. »  Montaigne  est  sévère,  et,  en  homme  qui  parle  com- 
plaisamment  de  lui-même,  il  semble  plaider  sa  propre 
cause.  La  réflexion  de  Tacite  part  d'un  scrupule  peut- 
être  excessif,  mais  louable,  d'après  lequel  l'historien 
croirait  abaisser  la  dignité  de  son  art,  et  manquer 
de  respect  à  ses  lecteurs  en  les  entretenant  de  sa  per- 
sonne. 

L'année  qui  suivit  sa  préture,  en  89,  Tacite  quitta 
Rome  avec  la  fille  d'Âgricola,  et  il  passa  plusieurs  an- 
nées sans  y  revenir.  C'est  ainsi,  comme  il  l'explique, 
qu'il  ne  put  avec  sa  femme  veiller  auprès  du  lit  de  dou- 
leur de  son  beau-père,  mort  en  93,  et  qu'ils  éprouvèrent 
le  désespoir  de  l'avoir  perdu  quatre  ans  avant  le  temps ^. 

1.  Tacite,  Annales,  XI,  11. 

2.  Montaigne,  Essais,  I.  III,  chap.  viii. 

3.  Vie  d'Agricola,  44,  45. 


AVOCATS  ET   ORATEURS   DE   LA   FIN   DU   1"^  SIECLE.       279 

L'explication  la  plus  naturelle  de  cette  longue  absence 
est  qu'après  avoir  rempli  les  fonctions  de  préteur 
à  Rome,  il  fut  chargé  comme  propréteur  de  l'ad- 
ministration d'une  province.  On  peut  alors  supposer 
que  cette  province  fut  la  Germanie,  ou  une  province 
assez  voisine  de  la  Germanie  pour  lui  permettre  de  re- 
cueillir les  renseignements  si  curieux  et  si  précis  dont 
il  a  composé  son  livre. 

Tacite  revint  à  Rome  quelque  temps  après  la  mort 
d'Agricola,  en  93,  et,  rentré  dans  le  sénat,  assista,  audi- 
teur silencieux  mais  désolé,  la  rougeur  au  front,  aux 
actes  qui  signalèrent  les  dernières  années  du  règne  de 
Domitien.  Il  y  a  plus  que  l'indignation  d'une  âme  gé- 
néreuse, il  y  a  le  souvenir  d'un  témoin  oculaire,  et 
presque  le  remords  d'un  complice  involontaire  dans 
les  phrases  éloquentes,  où  il  énumère  les  crimes  dont 
le  sénat  romain  fut  alors  le  théâtre.  «  Bientôt  après, 
ajoute-t-il,  nos  propres  mains  traînèrent  Helvidius 
en  prison  ;  bientôt  les  regards  de  Mauricus  et  de  Rus- 
ticus  confondirent  notre  lâcheté  ;  et  Senecio  nous 
couvrit  de  son  sang  innocent.  Néron,  du  moins 
détournait  les  yeux  :  il  ordonnait  les  crimes  et  n'en 
était  pas  spectateur.  Le  plus  grand  de  nos  maux  sous 
Domitien  était  de  voir  et  d'être  vus,  quand  nos  soupirs 
étaient  comptés,  quand  son  visage  cruel,  couvert  de 
cette  rougeur  dont  il  s'armait  contre  la  honte,  observait 
tranquillement  la  pâleur  de  tant  d'infortunés  !  » 

Mais,  enfin,  Rome  est  délivrée  de  Domitien  au  mois 
de  septembre  96,  et  dès  le  début  du  nouveau  règne,  en 
janvier  97,  Tacite  succède  comme  consul  à  Yerginius 
Rufus  et  prononce  son  éloge  funèbre.  Nous  aurons  à 
revenir  surles  actes  du  consulat  de  Tacite,  qui  appartien- 


280  CHAPITRE   XXI. 

nent  à  l'histoire  de  réloquence.  Disons,  pour  terminer 
sa  biographie,  qu'au  sortir  du  consulat,  il  se  mit  à  écrire 
différentes  œuvres  historiques  II  composa  la  Germania 
en  97,  sous  le  deuxième  consulat  deTrajan  et  du  vivant 
de  Nerva.  Ti-ajan  régnait  seul  quand  il  écrivit  la  Biogra- 
phie  d'Agricola.  «  Agricola  n'a  pas  vécu,  dit-il,  jusqu'en 
ce  siècle  heureux  :  il  n'a  pas  vu  le  règne  de  Trajan,  mais 
il  le  prévoyait  et  l'appelait  de  tous  ses  vœux^.  »  Il  s'ap- 
pliqua ensuite  à  la  composition  des  quatorze  livres  de 
ses  Histoires  qui  embrassaient  un  espace  de  vmgt-huit 
ans,  de  C8  à  96,  et  dont  nous  n'avons  plus  que  les 
quatre  premiers  livres  avec  le  commencement  du  cin- 
quième. 

Arrivé  à  la  fin  de  sa  tâche,  c'est-à-dire  à  la  mort  de 
Domitien,  Tacite  voulut  rattacher  son  ouvrage  à  l'his- 
toire même  de  l'empire.  Il  reprit  alors  les  événements  an- 
térieurs à  la  mort  de  Néron,  et  condensa  dans  les  seize 
livres  de  ses  Annales,  les  cinquante-quatre  années  qui 
s'écoulent  entre  l'avènement  de  Tibère  et  la  chute  du  der- 
nier prince  de  la  famille  d'Auguste.  Un  passage  du  livre  II 
des  A??na/es  (chap.  lxi)  fait  allusion  aux  conquêtes  accom- 
plies par  Trajan  en  115  à  l'extrémité  de  l'Orient,  et  donne 
une  date  approximative  à  la  composition  de  ce  dernier 
ouvrage.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  discuter  les  diverses 
questions  que  peut  faire  naître  la  chronologie  des 
œuvres  de  Tacite.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  la  gloire 
de  Tacite,  comme  historien,  était  établie  de  son  vivant  ; 
que  Pline  cite  ses  Histoires.  «  Ces  Histoires,  dit-il,  seront 
immortelles,  c'est,  j'en  conviens  franchement,  ce  qui 
m'inspire  un  désir  plus  ardent  d'y  trouver  une  place  -.  >» 

1.   Vie  cV Agricola,  44. 

?.  Pline  le  Jeune   VII,  20. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  UE  LA  FIN  DU  I"  SIÈCLE.  281 
Quant  au  Dialogue  sur  les  orateurs,  si  cet  ouvrage  est 
de  Tacite,  comme  il  est  très  probable,  il  est  de  sa 
jeunesse.  Il  appartient  à  l'époque  de  sa  vie  où,  avant 
de  s'adonner  à  des  études  plus  hautes  et  plus  sérieuses, 
il  se  préoccupait  surtout  des  systèmes  difFérents  d'élo- 
quence. N'est-ce  pas  à  cette  œuvre  même  que  Pline  fait 
allusion  en  écrivant  de  sa  campagne  à  Tacite  :  «  Donc, 
trêve  à  la  poésie  qui,  selon  toi,  naît  de  préférence  dans 
les  forêts  et  dans  les  bois  ^  »  La  date  de  la  mort  de  Tacite 
est  inconnue.  Il  vécut,  sans  doute,  assez  pour  voir 
les  premières  années  du  règne  d'Hadrien. 

Malgré  l'absence  de  détails  précis  sur  les  débuts  de  la 
carrière  oratoire  de  Tacite,  on  est  en  droit  de  supposer 
qu'ils  ont  été  brillants.  C'est  par  l'éloquence  judiciaire, 
au  défaut  de  l'éloquence  politique,  qu'un  jeune  homme 
ambitieux  se  faisait  connaître  et  attirait  sur  lui  l'atten- 
tion des  empereurs  et  de  leurs  ministres.  Tacite  avait 
dû  paraître  sur  le  forum  de  bonne  heure,  et  plaider  ces 
causes  qui  semblaient  aux  Romains  une  préparation 
indispensable  à  l'administration  des  affaires  publiques. 
C'est  grâce  à  ses  succès  oratoires  qu'il  obtint  les 
dignités  auxquelles  relevèrent  successivement  Ves- 
pasien,  Titus  et  Domitien.  C'est  à  son  éloquence  qu'il 
devait  la  considération,  la  renomnée,  dont  Pline  le 
Jeune  parle  en  tant  d'endroits,  et  ce  cortège  empressé 
de  courtisans  dont  il  se  vit  entouré,  aussitôt  après 
la  mort  de  Domitien.  Tacite  est  déjà  célèbre,  et 
Pline  est  fier  de  se  dire  son  ami,  à  une  époque  où  Tacite 
ne  semble  pas  encore  avoir  composé  ses  ouvrages. 
Ce  ne  peut  être  son  alliance  avec  Agricola  qui  l'a  mis 

1.  Pline  le  Jeune,  IX,  10  ;  —  Dialogue  sur  les  orateurs,  V2. 


282  CHAPITRE   XX!. 

autant  en  évidence,  c'est  plutôt  le  rôle  politique  qu'il 
a  joué  dans  le  sénat  à  l'avènement  de  Nerva,  et  ce 
rôle  il  l'a  dû  à  l'habileté  de  sa  parole.  Cependant,  il  ne 
reste  aucun  témoignage  sur  la  part  que  Tacite  prit  aux 
diverses  délibérations  du  sénat,  depuis  le  moment  où  la 
mort  de  Domitien  fut  annoncée  au  public,  jusqu'au  jour 
où  l'autorité  de  Nerva  fut  reconnue  sans  contestation. 
Il  faut  se  transporter  à  l'époque  de  son  consulat,  et 
consulter  les  lettres  de  Pline  le  Jeune,  pour  trouver 
deux  circonstances  solennelles  oii  il  est  constaté  qu'il 
a  prononcé  un  discours. 

Au  commencement  de  l'année  97,  au  mois  de  janvier, 
le  consul  Verginius  Rufus  mourut  des  suites  d'un  acci- 
dent. Nommé  consul  pour  la  troisième  fois,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-trois  ans  par  la  faveur  de  Nerva,  il  exerçait 
sa  voix  et  préparait  un  discours  pour  remercier  l'empe- 
reur. Il  était  debout  et  tenait  à  la  main  un  livre  ou  registre 
{liber)  de  grande  dimension  et  fort  pesant.  L'objet  lui 
échappe  tout  à  coup  des  mains;  Verginius  veut  le  retenir 
et  le  ramasser,  il  tombe  sur  le  pavé  glissant,  se  brise  la 
cuisse,  et  meurt  à  la  suite  des  opérations  qu'on  lui  fit 
subir  pour  la  lui  remettre.  Tacite,  nommé  consul  à  sa 
place',  fut  chargé  par  l'empereur  de  prononcer  sur  le 
forum  l'éloge  funèbre  de  son  prédécesseur.  Par  cette 
mesure,  Nerva  honorait  doublement  Verginius  Rufus,  en 
lui  accordant  la  distinction,  rare  à  Rome,  d'un    éloge 

1.  Malgré  les  nombi'eux  téaioignages  qui  placent  le  consulat  de 
Tacite  en  97.  sous  le  règne  de  Nerva,  .M.  Asbach,  s'appuyant  sur 
un  passage  du  Panégyrique  de  Trajan,  mal  compris  par  lui,  a 
voulu  le  placer  en  9S,  sous  le  règne  de  Trajan.  M.  Philippe  Fabia 
n'a  pas  eu  de  peine  à  le  réfuter  et  à  démontrer  qu'il  fallait  s'en 
tenir  à  la  date  universellement  reconnue.  (Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres,  7  avril  1893.) 


AVOCATS   ET   ORATEURS   DE   LA   FIN    DU   l""  SIÈCLE.      283 

funèbre  du  haut  des  rostres  par  un  magistrat  public, 
par  un  consul,  tandis  que  l'usage  n'accordait  aux  défunts 
illustres  qu'un  éloge  prononcé  par  un  membre  de  leur 
famille,  dans  un  coin  du  forum  ou  sur  leur  tombeau  ; 
en  outre,  celui  qui  prenait  la  parole  pour  louer  Vergi- 
nius  était  Tacite  !  Aussi  Pline  le  Jeune  qui  avait  été  le  pu- 
pille de  Verginius,  qui  était  resté  son  admirateur  et  son 
ami,  a-t-il  raison  de  dire,  en  parlant  de  cette  cérémonie  : 
K  Les  obsèques  de  ce  grand  homme  feront  époque  dans 
le  règne  du  prince,  dans  l'histoire  du  siècle,  dans  celle 
du  forum  et  des  rostres.  Son  éloge  fut  prononcé  par 
Tacite,  en  sorte  que,  pour  comble  à  ce  bonheur  sans 
exemple,  il  fut  loué  par  la  voix  la  plus  éloquente  ^  » 

Agé  de  quatre-vingt-trois  ans,  né  par  conséquent  l'an 
13  ou  14  de  notre  ère,  avant  la  mort  d'Auguste,  Verginius 
Rufus  était  déjà  en  état  de  connaître  et  de  juger  par  lui 
même  des  hommes  ou  des  choses,  lorsque  Tibère  écri- 
vait de  Caprée  «  la  longue  et  diffuse  lettre  »  qui  renver- 
sait Séjan  et  brisait  l'édifice  de  sa  fortune.  Que  de  cho- 
ses, depuis,  Verginius  avait  pu  voir  dans  le  cours  de  sa 
longue  carrière,  que  de  violences  et  d'actes  sanguinaires, 
que  de  lâchetés,  que  de  bassesses  répugnantes  et  que  do 
dévouements  aujourd'hui  ignorés  !  Quelle  succession  de 
princes,  différents  d"humeur  et  de  caractère,  mais  tous 
semblables  par  leur  cruauté  et  leur  infamie,  sauf  Ves- 
pasien  et  Titus,  avait  défilé  sous  ses  yeux  !  Il  y  avait 
là,  pour  un  orateur  comme  Tacite,  une  ample  matière  à 
réflexions  graves  et  philosophiques. 

Quels  jugements  profonds  et  énergiques  pouvait 
porter,  sur  les  dix  règnes  dont  Verginius  avait  été 
témoin,    l'historien    qui  a  résumé   en  termes  si    sai- 

1.  Pline  le  Jeune,  II,  1. 


284  CHAPITRE   XXI. 

sissants,  au  début  de  ses  Histoires,  la  période  parti- 
culière qu'il  entreprenait  de  raconter.  Ne  devait-il 
pas  y  avoir,  dans  l'oraison  funèbre,  quelques  traits 
analogues  aux  phrases  célèbres  où  il  parle  de  «  cette 
époque,  riche  en  désastres,  terrible  par  les  batailles, 
féconde  en  séditions,  où  la  paix  elle-même  fut  cruelle  ; 
...  où  l'Italie  fut  affligée  par  des  calamités  nouvelles  ou 
qui  ne  s'étaient  pas  vues  depuis  plusieurs  siècles...  où 
la  mer  était  pleine  d'exilés  et  les  rochers  souillés  par 
des  meurtres,  où,  à  Rome,  se  voyaient  des  cruautés  plus 
grandes  encore  :  où  la  noblesse,  la  richesse,  les  hon- 
neurs, le  refus  même  des  honneurs  tenaient  lieu  de 
crimes  ;  où  les  délateurs  étaient  encouragés  par  des  ré- 
compenses aussi  odieuses  que  leurs  forfaits,  où  ils  se 
partageaient  les  sacerdoces  et  les  consulats  comme  des 
dépouilles,  le  gouvernement  des  provinces  et  le  pouvoir 
politique...  où  l'on  vit  en  même  temps  des  femmes  s'exi- 
lant  avec  leurs  époux,  des  parents  généreux,  des  escla- 
ves dévoués  jusqu'à  la  torture  et  des  morts  comparables 
à  celles  qu'on  vante  dans  l'antiquité  '.  » 

Nous  ne  croyons  pas  exagérer.  Tacite  dut  briser  le 
cadre  trop  étroit  où  l'habitude  romaine  enfermait  l'orai- 
son funèbre  et  esquisser,  en  quelques-uns  de  ces  traits 
dont  il  a  le  secret,  l'ensemble  des  événements  dont  Ver- 
ginius  Rufus  avait  été  le  spectateur,  et  dans  lesquels  il 
avait,  à  plusieurs  reprises,  joué  un  rôle  considérable. 

Verginius  Rufus,  simple  chevalier,  fils  d'un  père  obs- 
cur ^  était  originaire  du  même  pays  que  Pline  le  Jeune. 
Son  municipe  était  voisin  de  Côme,  ses  propriétés  tou- 
chaient à  celles  de  Pline,    et  c'est  à  ces  relations  de 

1.  Histoires,  I,  2. 

2.  Ibid.,  I,  b1. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA   FIN  DU  T"  SIÈCLE.       285 

voisinage  qu'il  dut  d'être  nommé  tuteur  de  celui-ci. 
Consul  pour  la  première  fois,  l'an  64,  sous  Néron*,  Vcr- 
ginius  fut  envoyé  comme  proconsul  en  Germanie.  Qua- 
tre ans  après,  il  réprima  le  soulèvement  de  la  Gaule 
qui  se  révoltait  contre  le  despotisme  de  Néron,  et  il  con- 
traignit Vindex  à  se  donner  la  mort.  Galba,  à  qui  les 
émissaires  de  Vindex  étaient  venus  offrir  leur  appui, 
s'il  voulait  se  déclarer  empereur,  instruit  de  la  défaite 
de  Vindex,  se  préparait  déjà  à  se  tuer,  à  son  exemple, 
lorsqu'il  apprit  les  hésitations  de  Néron,  et  sut  que  Ver- 
ginius  Rufus  avait  refusé  l'empire  pour  lui-même.  Il 
essaya  alors  de  se  concilier  Verginius,  mais  celui-ci, 
fidèle  jusqu'à  l'excès  à  Néron,  ou  peut-être  trop  timide 
pour  prendre  une  résolution  décisive,  refusa  de  se  join- 
dre à  Galba  et  de  rétablir  l'ordre  en  commun.  Aussi,  dès 
que  Galba  se  vit  proclamé  par  le  sénat,  il  envoya  à  Ver- 
ginius l'ordre  de  remettre  l'armée  à  son  successeur 
Flaccus  Hordeonius.  Verginius  obéit,  et  vint  se  joindre 
au  cortège  de  Galba  qui  se  rendait  à  Rome  '. 

Mais,  à  ces  époques  troublées,  c'était  trop  d'avoir  paru 
assez  grand  pour  mériter  l'empire.  En  vain  Verginius 
avait  refusé  le  pouvoir  que  lui  offraient  les  légions  de 
Germanie.  Galba  se  rappelait  que  son  armée  avait  hé- 
sité à  se  détacher  de  Néron,  que  Verginius  avait  tardé 
à  se  déclarer  pour  lui,  et  il  le  voyait  avec  défiance.  Plus 
cruel,  il  aurait  mis  Verginius  à  mort  ;  il  se  contenta  de 
le  retenir  à  sa  cour,  l'honorant  de  paroles  flatteuses, 
mais  en  réalité  le  gardant  prisonnier^.  Suspect  sous 
Galba,  Verginius  fut,  en  revanche,  bien  traité  par  Othun, 

1.  Annales,  XV,  '23. 

2.  Plutarque,  Galba,  10. 
•3.  Tacite,  Histoires,  I,  8. 


286  CHAPITRE  XXI. 

et  élevé  par  lui  au  consulat  en  69.  Lorsque  celui-ci,  à  la 
nouvelle  de  la  défaite  de  Bédriac,  se  donna  la  mort,  les 
soldats  d'Othon  coururent  chez  Verginius  Rufus  pour  le 
sommer  avec  menaces  d'accepter  l'empire.  Sur  son  refus, 
ils  voulurent  le  contraindre  à  se  rendre  auprès  de  Valens 
et  de  Caecina  pour  décider  l'un  d"eux  à  se  proclamer 
empereur,  en  opposition  à  Vitellius.  Verginius,  assailli 
dans  sa  maison,  eut  la  plus  grande  peine  à  se  soustraire 
à  des  instances  qui  mettaient  ses  jours  en  péril.  Il  éluda 
de  prendre  un  engagement,  et  échappa  aux  soldats  par 
une  porte  de  derrière  ' . 

C'est  surtout  aux  ouvrages  mêmes  de  Tacite  que  nous 
empruntons  ces  détails  biographiques  sur  l'homme  mo- 
deste, à  qui  deux  fois  l'empire  fut  offert,  et  qui,  deux 
fois,  eut  la  sagesse  et  la  grandeur  d'àme  de  le  refuser. 
Sans  doute  Tacite  se  rappelait  l'oraison  funèbre  qu'il 
avait  prononcée  en  l'honneur  de  ce  Romain  des  anciens 
temps,  quand,  dans  ses  Histoires,  il  mentionnait  dételles 
preuves  de  modestie  et  de  désintéressement.  N'y  a-t-il 
pas  même  quelque  trace  moins  lointaine,  quelques  sou- 
venirs moins  effacés,  peut-être  quelques  expressions  de 
son  éloge  funèbre,  dans  le  récit  qu'il  fait  d'une  aventure 
arrivée  à  Verginius,  peu  de  temps  après  la  mort 
d'Othon.  Il  se  trouvait  à  Ticinum  et  assistait  à  un  souper 
de  Vitellius.  Imitant  l'exemple  de  leur  chef,  les  officiers 
se  livraient  au  plaisir  de  la  bonne  chère,  et,  de  leur  côté, 
les  soldats  s'abandonnaient  à  tous  les  excès.  Bientôt  à 
l'ivresse  succédaient  le  désordre,  les  rixes,  les  rivalités 
entre  les  différents  corps,  et  des  combats  où  deux  cohor- 
tes d'auxiliaires  gaulois  étaient  massacrées.  «  En  ce  mo- 

1.  Tacite,  Histoires,  \\.  ôl;  Plutarque,  Olhon,  18. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  V  SIECLE.  287 
ment  (nous  laissons  ici  la  parole  à  Tacite),  en  ce  moment, 
un  esclave  de  Vcrginius  vint  à  passer.  On  l'accuse  d'être 
aposté  par  son  maître  pour  assassiner  Vitellius;  et  déjà 
les  soldats  couraient  à  la  salle  du  festin,  demandant  la 
mort  de  Verginius.  Vitellius,  qui  tremblait  cependant 
au  moindre  soupçon,  ne  douta  pas  un  instant  de  l'inno- 
cence  de  celui-ci.  Il  eut  de  la  peine,  toutefois,  à  con- 
tenir les  soldats  qui  voulaient  la  mort  d'un  consulaire, 
leur  ancien  général.  Du  reste,  nul  ne  fut  plus  souvent 
que  Verginius  exposé  aux  révoltes  de  toute  espèce 
L'admiration,  l'estime  de  son  caractère  subsistaient 
tout  entières,  mais  les  soldats  le  haïssaient  parce  qu'il 
les  avait  dédaignés,  oderant  quia  fastiditl^  !  » 

La  perte  des  Bistoires  de  Tacite  nous  laisse  ignorer 
les  autres  événements  de  la  vie  de  ce  citoyen  illustre. 
On  voit  cependant,  par  ce  que  l'on  en  connaît,  que  si 
l'orateur  était  grand,  le  sujet  était  digne  de  lui.  Ce 
n'était  certes  pas  un  homme  ordinaire,  celui  qui,  après 
avoir  refusé  deux  fois  l'empire,  avait  inspiré  assez  d'es- 
time, par  la  noblesse  de  son  caractère,  pour  échapper 
aux  soupçons  et  à  la  cruauté  de  Galba,  de  Vitellius  et  de 
Domitien.  Verginius  Rufus  avait  la  conscience  de  ce 
qu'il  valait  et  se  i^endait  lui-même  justice.  Ainsi,  un  his- 
torien distingué  de  ces  époques  troublées,  dont  Tacite 
invoque  souvent  le  témoignage,  Marcus  Cluvius  Rufus, 
lui  dit  un  jour  :  »  Tu  sais,  Verginius,  quelle  exactitude 
on  doit  apporter  dans  l'histoire  ;  par  conséquent,  si  tu 
lis  dans  mes  Histoires  autre  chose  que  ce  que  tu  voudrais, 
je  te  prie  de  me  pardonner.  »  Verginius  lui  répondit  no- 
blement: «  Et  toi,  Cluvius,  ignores-tu  que  j'ai  fait  ce  que 

1.  Tacite    Histoires,  II,  68. 


288  CHAPITRE  XXI. 

j'ai  fait,  pour  que  vous,  vous  fussiez  libres  d'écrire  ce 

qu'il  vous  plairait*.  » 

Les  écrits  de  ses  contemporains  lui  furent  favorables, 
et  Pline  le  Jeune  peut  dire  de  lui  sans  exagération  : 
«  Verginius  vécut  encore  trente  années  pour  être  té- 
moin de  sa  gloire.  11  a  lu  les  vers  faits  en  son  honneur, 
il  a  lu  les  Histoires,  et  a  joui,  vivant,  de  la  postérité, 
posteritati  suae  interfuit  ^.  »  En  tout  cas,  en  parlant  du 
désintéressement  et  de  la  modestie  de  Verginius  Rufus, 
Tacite  a  dû  citer  l'épitaphe  que  celui-ci  avait  ordonné 
de  gi'aver  sur  son  tombeau  : 

Hic  situs  est  Rufus,  pulso  qui  Vindice  quondam, 
Imperium  asseruil  non  sibi,  sed  patriae. 

«  Ci-git  Rufus  qui,  vainqueur  de  Yindex  autrefois, 
revendiqua  l'empire  non  pour  lui-même,  mais  pour  la 
patrie  !  » 

Mais,  ô  vanité  des  choses  humaines!  l'homme  qui 
deux  fois  dédaigna  l'empire,  qui  trois  fois  fut  honoré 
du  consulat,  dont  Tacite  prononça  l'oraison  funèbre, 
qui  demanda  pour  toute  récompense  cette  inscrip- 
tion, après  tout  modeste,  n'avait  pas  encore,  dix  ans 
après,  obtenu  le  tombeau  simple  dont  il  se  contentait, 
et  nulle  épitaphe,  pas  même  celle  qu'il  avait  récla- 
mée, n'indiquait  la  place  de  ses  cendres!  «  Je  voulus 
voir,  dit  Pline,  son  tombeau,  et  je  regrette  de  l'avoir 
vu  :  il  est  encore  inachevé  !  Ce  n'est  pas  la  difficulté 
d'exécuter  le  plan:  il  est  modeste  et  plutôt  mesquin; 
c'est  négligence  de  la  part  du  mandataire.  Je  ne  puis  son- 
ger sans  indignation  et  sans  douleur  que,  dix  ans  après 

1.  Pline  le  Jeune,  IX,  19. 

2.  Id.,  II,  1. 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  I"  SIÈCLE.  289 
sa  mort,  les  restes  oubliés,  les  cendres  négligées  d'un 
si  grand  homme  gisent  à  l'abandon,  sans  une  épitaphe, 
sans  un  nom,  tandis  que  sa  mémoire  glorieuse  se  pro- 
page dans  l'univers  entier.  Et  pourtant,  sa  prévoyance 
avait  ordonné  qu'on  écrivît  en  vers,  sur  sa  tombe,  son 
action  immortelle  et  vraiment  divine  '.  » 

L'oraison  funèbre  de  Yerginius  Rufus  est  le  seul  sou- 
venir oratoire  qui  soit  resté  du  consulat  de  Tacite.  Mais 
deux  ans  après,  au  mois  de  janvier  de  l'année  99,  il  pre- 
nait la  parole  dans  le  sénat,  à  propos  de  l'accusation  de 
péculat  intentée  au  proconsul  Marins  Priscus  par  la 
province  d'Afrique.  Comme  il  en  a  déjà  été  parlé  plus 
haut,  et  que  nous  aurons  à  raconter  plus  loin,  d'après 
Pline  le  Jeune,  la  part  active  qu'il  y  prit  et  qu'il  raconte 
longuement,  il  suffit  de  mentionner  ici  le  rôle  de  Tacite. 
Pline  le  Jeune  et  lui  s'étaient  partagé  les  rôles.  Pline, 
plus  jeune,  plus  avide  de  se  signaler,  et  qui  d'ailleurs 
avait  encore  le  consulat  à  conquérir  (il  l'obtint  l'année 
suivante),  se  chargea  de  porter  le  premier  la  parole  et 
de  soutenir  l'accusation.  Tacite  accepta  volontiers  de 
répliquer  aux  défenseurs  de  l'accusé  principal  et  de  ses 
complices.  C'est  ce  qui  eut  lieu.  Après  le  discours  de 
Pline,  Claudius  Marcellinus  et  Salvius  Liberalis  parlè- 
rent successivement,  l'un  pour  Flavius  Martianus  co- 
accusé, et  l'autre  pour  Marins  Priscus.  Tacite  répliqua 
à  tous  les  deux. 

Malheureusement,  le  vaniteux  Pline,  uniquement 
occupé  de  faire  savoir  à  son  correspondant  le  succès 
éclatant  de  son  propre  plaidoyer,  ne  nous  dit  presque 
rien  de  Tacite.  Il  n'indique  ni  le  plan  qu'il  a  suivi,  ni 

1.  Pline  le  Jeune,  Vi,  10;  IX,  19. 

II.  —  19 


290  CHAPITRE  XXI. 

les  arguments  qu'il  a  fait  valoir.  Il  n'en  dit  qu'un  mot 
ce  mot,  il  est  vrai,  est  tout  à  fait  caractéristique  :  «  Tacite, 
raconte-t-il,  répondit  à  Salvius  Liberalis  avec  une 
extrême  éloquence,  et  avec  le  caractère  distinctif  de  sa 
parole,  c'est-à-dire,  (7c;j.voj;  ^  »  Or,  comme  nous  avons 
eu  l'occasion  de  le  dire  ailleurs  -,  la  qualité  que  les  Grecs 
appellent  gsijlvôttiÇ,  qu'ils  reconnaissent  chez  un  très 
petit  nombre  de  leurs  orateurs,  est  le  caractère  particulier 
de  la  grande  éloquence  sénatoriale,  c'est  la  dignité,  ce 
que  les  Romains  comprennent  sous  le  nom  de  majestas. 
Ce  seul  mot  donne  donc  une  grande  idée  de  la  harangue 
que  Tacite  prononça  en  cette  occasion,  et  fait  regretter 
davantage  l'insuffisance  du  récit  de  Pline. 

Pourquoi  Tacite  n'a-t-il  plus  eu  d'autres  procès  à  sou- 
tenir avec  Pline  le  Jeune  pour  associé?  on  aurait  encore 
quelques  détails,  si  brefs  qu'ils  fussent,  sur  son  élo- 
quence judiciaire  ou  sénatoriale.  Il  est  vraisemblable, 
en  effet,  qu'il  dut  encore  prendre  plus  d'une  fois  la 
parole  devant  le  sénat  de  Trajan,  mais  le  temps  jaloux 
en  a  effacé  jusqu'au  moindre  vestige.  Heureusement 
pour  sa  gloire,  son  éloquence  vit  tout  entière  dans  les 
admirables  discours  qu'il  a  introduits,  suivant  l'usage 
des  historiens  anciens,  dans  ses  Histoires,  dans  ses 
Annales  et  jusque  dans  la  Vie  d'Agricola.  C'est  là  qu'il 
faut  en  chercher  l'image  vivante,  grave,  austère  et  en 
même  temps  habile,  à  laquelle  ne  manque  aucune  des 
qualités  que  l'art  peut  donner,  et  au-dessus  desquelles 
apparaît  cette  qualité  suprême,  cette  dignité  (7£p.vÔTYjÇ  ou 
majestas  que  Pline  relevait  dans    le   plaidoyer  contre 

1.  Pline  le  Jeune,  II,  11. 

2.  Voy.  Histoire   de  l'éloquence    latine  avant   Cicéron   :  L'élo» 
quence  au  sénat,  1. 1,  p.  242, 


AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  1"  SIÈCLE.  291 
Marius  Priscus.  Il  n'appartient  pas  à  notre  sujet  d'insis- 
ter sur  cette  partie  si  considérable  et  si  belle  de  l'œuvre 
de  Tacite.  Nous  nous  exposerions  à  répéter  moins  bien 
et  avec  moins  d'autorité,  ce  que  tant  d'écrivains  distin- 
gués, tant  de  critiques  éminents  ont  dit  avant  nous,  et 
ce  que  pense  chaque  lecteur  lettré  qui  a  pris  en  main 
les  écrits  de  Tacite. 

Il  nous  suffira  de  dire  que  Tacite  orateur  est  de 
son  temps,  au  double  point  de  vue  de  la  méthode 
et  du  style.  Il  appartient  à  l'école  de  la  nouvelle  élo- 
quence, il  relève  non  de  Cicéron,  comme  Quintilien 
et  comme  Pline,  mais  de  Cassius  Severus,  ainsi  que  la 
plupart  des  orateurs  que  nous  avons  passés  en  revue. 
A  l'exemple  d'Âquilius  Regulus,  «  il  saute  à  la  gorge  de 
son  adversaire  et  il  la  serre  ».  Il  va  droit  à  son  but,  sans 
préparation,  sans  détour,  sans  longs  développements. 
Son  style  surtout  porte  la  trace  du  siècle  où  il  vit.  Au 
milieu  des  qualités  les  plus  remarquables,  il  a  les 
défauts  des  époques  de  décadence,  la  recherche  du  trait, 
de  l'antithèse,  l'irrégularité  des  constructions,  le  néolo- 
gisme dans  les  tournures  et  dans  les  mots,  et  parfois,  en 
souvenir  de  son  passage  dans  les  écoles  des  rhéteurs,  la 
subtilité  et  la  déclamation.  Toutefois,  quelques  réserves 
que  l'on  puisse  faire  sur  le  style  et  sur  le  fond  des  dis- 
cours «  du  plus  grave  des  historiens  »,  comme  l'appelle 
Bossuet,  on  ne  prononcera  jamais  le  mot  d'éloquence 
politique,  sans  que  le  nom  de  Tacite  vienne  aussitôt  sur 
les  lèvres. 


CHAPITRE   XXII 

AVOCATS  ET  ORATEURS  DE  LA  FIN  DU  I<"  SIÈCLE 

II 

Pline  le  Jeune.  —  Sa  biographie.  —  Pline,  avocat  dans  les  causes 
civiles  et  centuui virales. 

Si  l'on  peut  regretter  que  l'auteur  des  Annales  et  des 
Histoires  ait  gardé  un  silence  aussi  absolu  sur  les  événe- 
nements  de  sa  vie  publique  ou  de  sa  vie  privée,  on  n'a 
pas  le  même  reproche  à  adresser  à  son  contemporain  et 
son  ami  Pline  le  Jeune.  La  prolixité  de  celui-ci,  sa 
vanité,  sa  complaisance  à  raconter  les  divers  incidents 
auxquels  il  a  été  mêlé,  et  jusqu'aux  menus  détails 
de  son  intérieur  domestique,  ne  laissent  presque  rien 
ignorer  de  ce  qui  le  concerne.  Seules,  les  dernières 
années  de  sa  vie,  sur  lesquelles  il  a  négligé  ou  n'a  pas 
eu  le  temps  de  recueillir  sa  correspondance,  sont 
peu  connues.  Cependant,  l'historien  ressent  parfois 
quelque  impatience  à  ne  pas  rencontrer,  dans  les 
250  lettres  que  Pline  a  publiées  ',  plus  de  renseignements 

1.  Le  chiffre  exact  est  247  lettres.  Nous  ne  comprenons  pas 
dans  ce  nombre  les  lettres  du  livre  X,  où  se  trouve  la  correspon- 
dance de  Pline,  gouverneur  de  Bithynie,  avec  l'empereur  Trajan. 
Ce  livre  contient  71  lettres  et  51  brèves  réponses  de  Trajan  aux 
questions  plus  ou  moins  importantes  que  Pline  lui  soumet. 


PLINE  LE  JEUNE   DANS   LES  CAUSES   CIVILES.         293 

précis  sur  les  événements   politiques  de  son  époque. 

Mais  si  Ton  est  curieux  de  connaître  la  vie  privée 
d'un  grand  personnage  romain,  ce  qu'il  nous  est  si 
rarement  possible  d'entrevoir;  d'être  au  courant  des 
commérages  de  la  grande  ville,  des  habitudes,  des 
goûts,  des  pensées,  des  préjugés  d'un  homme  de  lettres 
à  Rome  (car  Pline  fut  avant  tout  et  par-dessus  tout  un 
homme  de  lettres),  on  trouve  dans  la  correspondance 
de  Pline  le  Jeune  une  ample  moisson  de  documents 
intéressants  et  d'indications  précieuses.  Aussi,  est-il 
peu  d'écrivains  anciens  qui  aient  été  l'objet  d'autant 
d'études  spéciales,  composées  avec  amour  et  écrites 
avec  talent*.  On  n'aura  donc  pas  à  reprendre  ici  ce  que 
d'autres  ont  si  bien  fait;  nous  nous  bornerons  à  étu- 
dier Pline  orateur,  et  nous  ne  toucherons  à  sa  biogra- 
phie que  dans  la  mesure  nécessaire  pour  faire  connaître 
en  lui  l'avocat  et  l'auteur  du  Panégyrique  de    Trajan. 

Pline  dit  le  Jeune  naquit  à  Côme,  sur  les  bords  du  lac 
Larius,  Tan  61,  ou  au  commencement  de  l'année  62  de 
notre  ère.  Il  était  neveu  de  Pline  l'Ancien  par  sa  mère 
Plinia.  Il  perdit,  à  l'âge  de  huit  ans,  son  père  P.  Lucius 
Caecilius^  et  fut  placé  sous  la  tutelle  du  sénateur  Vergi- 
nius  Rufus,  originaire  des  environs  de  Côme,  dont  il  a 
été  question  au  chapitre  précédent.  Pline  le  Naturaliste 
se  trouvait  en  Espagne  comme  gouverneur  de  la  province, 
au  moment  de  la  mort  de  son  beau-frère.  A  son  retour, 
il  recueillit  chez  lui  sa  sœur  et  son  neveu,  éleva  celui-ci, 

1.  Notamment  Demogeot,  Élude  siu'  Pline  le  Jeune;  Nisard,  à 
propos  des  lectures  publiques  ;  A.  Dupré,  Thèse  stir  Pline  le  Jeune, 
I8i9;  plus  récemment  Mommsen,  Élude  sur  Pline  le  Jeune,  Her- 
mès, m. 

•  2.  Les  inscriptions  relatives  à  Pline  le  Jeune  l'appellent  fils  de 
Lucius,  voyez  à  TAppendice  l'inscription  des  Thermes  de  Côme. 


294  CHAPITRE  XXII. 

l'adopta,  et  lui  légua  son  nom  et  sa  fortune.  C'est  à 
partir  de  son  adoption  que  le  jeune  homme  joignit, 
suivant  l'usage,  à  son  nom  de  famille,  celui  de  son 
père  adoptif,  et  s'appela  C.  Plinius  L.  F.  Caecilius 
Secundus. 

On  connaît  le  zèle  infatigable  que  Pline  l'Ancien  appor- 
tait à  s'instruire.  Son  neveu  semble  s'être  inspiré  de  son 
exemple.  Mais  ce  n'étaient  pas  les  secrets  de  la  nature  qui 
piquaient  sa  curiosité.  Il  avait  le  goût  des  lettres  et  de 
1  éloquence.  Il  y  apportait  des  dispositions  naturelles 
remarquables,  et  une  ardeur  qu'alimentaient  sans  cesse 
les  encouragements  de  son   oncle.  A  quatorze   ans,  il 
composait  une  tragédie  grecque  et  suivait  à  Rome  les 
leçons  du  maître  le   plus  renommé   de  l'époque,   de 
Quintilien.  Pendant  que  les  rhéteurs  et  les  avocats  du 
temps  appartenaient  tous  à  la  nouvelle  école,  et  profes- 
saient à  l'endroit  de  Cicéron  les  maximes  dédaigneuses 
qu'on  trouve  érigées   en  théorie  dans  le  Dialogue  sur 
les  orateurs^  Quintilien  s'attachait  uniquement  à  Cicé- 
ron, et  déclarait  hautement  que  «  c'était  déjà  avoir  fait 
un  grand  progrès  dans  l'éloquence  que  de  se   plaire 
à  sa  lecture  ».  Pline,  à  l'exemple  de  son  maître,  prit 
Cicéron  pour  modèle.  Il  chercha  à  lui  ressembler,  non 
seulement  dans  son   style    et   dans   son  genre    d'élo- 
quence,  mais   encore   dans   sa   vie  privée.  A  chaque 
circonstance   qui    permet  le  moindre  rapprochement. 
Pline  rappelle  que  Cicéron  a  agi  ainsi,  qu'il  a  fait  tel 
ou  tel  acte.  C'est  pour  imiter  Cicéron  qu'il  recueille  sa 
correspondance,  qu'il  écrit  certaines  lettres  ;  c'est  en 
souvenir  du  proconsulat  de   Cicéron  en   Cilicie   qu'il 
accepte,  malgré  sa  santé  délicate,  le  gouvernement  de 
la  Bithynie  où  il  devait  mourir. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  CIVILES.  295 
En  même  temps  qu'il  écoutaitQuintilien,  Pline  suivait 
à  Rome  les  leçons  de  Nicétas  de  Smyrne,  le  plus  célèbre 
rhéteur  grec  de  son  temps'.  Et  déjà  il  venait  au  forum, 
écoutaitles  avocats  en  renom,  refaisait  leurs  plaidoyers,: 
et  s'exerçait  sans  trêve  et  sans  relâche  à  la  déclamation. 
Rien  ne  peut  mieux  donner  une  idée  de  l'application 
qu'il  apportait  à  l'étude,  que  sa  persistance  à  lire  Tite- 
Live  pendant  l'éruption  du  Vésuve.  Malgré  les  trem- 
blements de  terre  violents  et  répétés  qui  ébranlaient  la 
maison  du  cap  Misène  où  il  se  trouvait,  et  empêchaient 
tout  sommeil,  il  ne  cessa  de  faire  des  extraits  du  grand 
historien.  Il  fallut  l'arracher  à  ce  travail  à  sept  heures 
du  matin  pour  fuir  de  l'édifice  qui  s'écroulait.  Pline  avait 
alors  dix-huit  ans. 

L'année  suivante,  il  débuta  au  forum  et  plaida  sa 
première  cause  2.  Il  abandonna  bientôt  le  barreau 
pour  aller  en  Syrie  porter  les  armes,  à  la  fin  de  l'an- 
née 81.  Il  servit  plusieurs  années  comme  tribun  des 
soldats.  Mais  il  n'avait  nul  goût  pour  le  métier  militaire. 
D'ailleurs  la  vie  des  camps,  sous  Domitien,  n'offrait  aucun 
attrait  :  «  Les  talents  étaient  suspects,  l'incapacité  en 
honneur,  les  chefs  avaient  perdu  toute  autorité,  les 
soldats  tout  respect;  ni  commandement  ni  autorité, 
partout  le  relâchement,  le  désordre;  subversion  com- 
plète; rien  à  apprendre,  et  plutôt  tout  à  oublier^.  »  La 
phrase  est  belle,  la  peinture  saisissante,  toutefois,  il 
faut  reconnaître  que  Pline  n'eut  pas  à  souffrir  person- 
nellement de  la  situation  de  l'armée.  Il  ne  fit  guère  de 
service  effectif  en  Syrie.  Malgré  son  titre  de  tribun  mili- 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  VI,  C. 

2.  Id.,  Ibid.,  V,  8. 

3.  Id.,  Ibid.,  VII!,  14. 


•296  CHAPITRE  XXII. 

taire,  qu'il  n'omet  pas  de  rappeler  à  roccasion,  il  était 
employé  à  la  comptabilité  de  la  III"  légion  Gallica, 
par  le  gouverneur  de  la  province.  Il  eut  ainsi  le  loisir  de 
se  livrer  à  l'étude  des  lettres,  et  de  suivre  les  leçons  du 
philosophe  Euphrate.  Il  l'engagea  vivement,  et  finit 
même  par  le  décider  à  s'établir  à  Rome'. 

Après  avoir  servi  dans  les  camps  ou  plutôt  dans  les 
bureaux,  Pline  rentra  en  Italie  et  brigua  les  honneurs. 
Il  plaida  au  forum  et  fut  nommé  à  des  magistratures 
inférieures.  C'est  ainsi  qu'à  des  époques  qu'on  ne  peut 
déterminer,  il  fut  décemvir  pour  juger  les  procès,  decem- 
vlr  stlifibus  judicandis,  espèce  déjuge  assesseur  remplis- 
sant les  fonctions  et  relevant  du  Praetor  Peregrinus;  il 
fut  sévir  des  chevaliers  romains,  c'est-à-dire  chef  d'un 
des  six  escadrons  de  cavaliers  qui  prenaient  part  aux 
jeux  Troyens  ;  en  même  temps  Cùme,  sa  patrie,  le  nom- 
mait flamine  du  divin  Titus  Augustus^  Ces  dignités  ou 
ces  titres  d'honneur  sont  antérieurs  à  son  entrée  au  sé- 
nat. Pline  fut  nommé  questeur  en  89  ou  90,  et  tribun 
du  peuple  en  91  ou  92.  Il  remplissait  les  fonctions  de 
préteur  en  93,  lorsque  Domitien  bannit  de  Rome  les  phi- 
losophes. Malgré  sa  position  oflîcielle,  Pline,  comme 
nous  l'avons  vu,  eut  le  courage  d'aller  trouver  l'un  des 
proscrits,  le  philosophe  Artémidore,  pour  lui  apporter 
une  somme  d'argent  assez  forte,  qu'il  avait  empruntée  à 
son  intention  :  «  Et  cependant,  dit-il,  sept  de  mes  amis 
venaient  d'être  tués  ou  exilés.  Je  sentais  comme  la  cha- 
leur de  la  foudre  qui  avait  si  souvent  frappé  autour  de 
moi,  et  je  jugeais  à  des  signes  certains  que  le  même 


1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  1,  10. 

2.  Mommsen,  Henm's,  111,  115. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  CIVILES.  297 
sort  m'était  réservé  ^  ».  Le  péril  était  même  plus  grand 
qu'il  ne  le  supposait  alors,  puisqu'à  la  mort  de  Donii- 
tien,  on  trouva  dans  les  papiers  de  l'empereur  une  d(''- 
nonciation  portée  contre  Pline  par  le  délateur  Carus 
Metius^. 

Pendant  ces  tristes  années,  Pline  s'occupait  à  plaider 
des  causes  civiles  et  fréquentait  le  tribunal  des  centum- 
virs.  Il  plaida  même  quoique  magistrat,  sauf  pendant 
son  tribunat.  Il  donne  une  raison  curieuse  et  caracté- 
ristique de  cette  exception.  Il  eut  craint  d'avilir  la  dignité 
de  cette  magistrature  inviolable,  en  l'exposant  aux  alter- 
cations du  barreau,  aux  interruptions  d'un  adversaire  '. 
Il  parle  du  tribunat  sous  le  règne  de  Domitien,  comme 
l'eût  fait  à  peine  Tiberius  Gracchusplus  de  deux  siècles 
auparavant,  lorsque  le  tribunat  commençait  à  déchoir. 
En  revanche,  il  ne  prenait  pas  la  parole  au  sénat,  et  il 
en  donne  des  raisons  élevées  qui  rappellent  les  idées 
exprimées  par  Tacite  à  la  fin  de  la  Vie  d'A.gricola.  «  Puis 
j'assistai,  dit-il,  comme  spectateur  aux  séances  du  sénat, 
sénat  tremblant  et  muet,  car  il  fallait  ou  dire  sa  pensée 
et  se  perdre,  ou  dire  le  contraire  de  sa  pensée  et  se  désho- 
norer. Que  pouvait-on  apprendre?  qu'aurait-on  eu  aussi 
à  retenir?  Le  sénat  était  convoqué  tantôt  pour  ne  rien 
faire,  tantôt  pour  prendre  part  à  des  crimes  ;  il  siégeait 
pour  l'amusement  du  prince,  ou  pour  sa  propre  dou- 
leur ;  ses  décrets  n'étaientjamais  sincères,  mais  souvent 
cruels.  Plus  tard,  sénateur,  et  dès  lors,  ayant  mon  rôle 
dans  ces  calamités,  il  m'a  fallu,  pendant  plusieurs  an- 
nées, les  voir  et  les  endurer;  en  sorte  que  nos  esprits  y 

1.  Pline,  lettres,  III,  11.  Voy.  plus  haut  le  chap.  sur  Domitien 

2.  Id.,  Ihid.,  YII,  27.  Voy.  plus  haut  Carus  Mélius. 

3.  Id.,  Ihid.,  I,  23. 


298  CHAPITRE  XXII. 

ont  perdu,  même  pour  lavenir,  toute  vivacité,  tout  nerf, 
tout  ressort^  ». 

Il  y  a  sans  doute  de  l'exagération  dans  ces  paroles 
évidemment  inspirées  par  le  souvenir  de  Tacite.  Cepen- 
dant Pline  se  réjouit  sincèrement  de  la  mort  de  Domi- 
tien,  et  salua  avec  bonheur  l'aurore  du  siècle  des  Anto- 
nins.  Orateur,  il  pourrait  prendre  la  parole  au  tribunal 
des  centumvirs  et  dans  le  sénat,  sans  crainte  et  sans 
danger;  homme  politique,  il  s'élèverait  successivement 
à  tous  les  honneurs  auxquels  aspirait  son  ambition. 
L'avènement  de  Nerva,  en  9G,  le  trouva  déjà  investi  des 
fonctions  de  préfet  du  trésor  militaire,  qui  duraient 
trois  ans  (94  à  97). 

Au  sortir  de  cette  charge,  il  fut  nommé  par  Nerva, 
peu  de  temps  avant  sa  mort,  préfet  du  trésor  de  Sa- 
turne, et  confirmé  dans  ce  poste  par  Trajan.  Il  remplit 
pendant  deux  ans  cette  fonction  laborieuse,  de  98  à  100. 
Au  mois  de  janvier  de  Tannée  100,  Trajan,  consul  pour 
la  troisième  fois,  lui  accorda  le  consulat  honoraire  avec 
Julius  Cornutus  TertuUus,  et  lui  assigna  pour  temps 
d'exercice  les  mois  de  septembre  et  d'octobre.  C'est  à 
cette  occasion  que  Pline  prononça  le  panégyrique  de 
Trajan,  sur  lequel  nous  reviendrons.  Trois  ans  après, 
en  103,  Pline  fut  nommé  augure,  et  s'en  réjouit  naïve- 
ment avec  son  ami  Arrien,  parce  que  Cicéron  avait  été, 
aussi,  honoré  de  ce  titrée  La  confiance  de  l'empereur 
l'éleva  ensuite  aux  fonctions  importantes  de  curateur 
du  lit  du  Tibre,  de  ses  bords,  et  des  égouts  de  Rome. 
C'était  en  quelque  sorte  le  ministère  des  travaux  publics 
qui  lui  était  confié,  tant  on   donnait  d'extension  aux 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  VIII,  14. 
•2.  Id.,  Ibid.,  IV,  8. 


PLINE   LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  CIVILES.         299 

mots  le  lit  du  Tibre  et  les  bords  du  Tibre.  Pline  remplit 
cette  charge  de  l'an  105  à  l'an  107. 

Les  années  qui  suivirent  furent  consacrées  par  Pline 
à  écrire  différents  opuscules,  et  surtout  à  refaire 
les  discours  qu'il  voulait  publier.  En  même  temps, 
il  choisissait  dans  sa  volumineuse  correspondance  les 
lettres  qu'il  jugeait  les  plus  intéressantes  et  les  mieux 
tournées.  «  Je  les  ai  recueillies,  dit-il  dans  une  sorte 
de  préface,  sans  observer  l'ordre  des  temps,  car  je  ne 
composais  pas  une  histoire,  mais  suivant  qu'elles  se  sont 
trouvées  sous  ma  main^  »  Cette  assertion  est  à  peine 
vraie  du  I"  livre.  Le  reste  du  recueil  suit  un  ordre  chro- 
nologique rigoureux,  que  les  recherches  patientes  des 
érudits  modernes  et  notamment  de  Mommsen^  ont  réussi 
à  déterminer. 

Mais  les  préoccupations  littéraires,  que  l'auteur  a 
apportées  dans  le  choix  de  ses  lettres,  empêchent  que 
son  ouvrage  soit  aussi  intéressant  qu'il  aurait  pu  l'être 
et  le  mettent  bien  au-dessous  de  la  Correspondance  de 
Cicéron. 

Enfin  l'an  111  ou  112,  Trajan  nomma  Pline  gouver- 
neur de  la  province  du  Pont  et  de  la  Bithynie.  Nul  gou- 
vernement ne  pouvait  lui  être  plus  agréable.  C'était  sinon 
la  province  même,  du  moins  la  région  où  Cicéron  avait 


1.  Pline  le  Seune,  Lettres,  I,  1. 

2.  Mommsen,  Hermès,  III.  La  publication  de  ces  livres  a  été  faite 
successivement  comme  celle  des  Épigrammes  de  Martial.  Le 
livre  I"  date  de  la  fin  de  9G,  et  de  97  :  le  livre  II  va  de  97  à  100  ; 
le  IIIp  est  de  104  et  des  années  suiveintes  ;  le  livre  IV  commence 
en  104;  le  V^  a  été  publié  en  106;  le  VP  est  de  la  même  année  ; 
le  VII«  est  probablement  de  Tan  107  ;  le  VIII»  et  le  IX"^  compren- 
nent les  années  108  et  109.  Le  recueil  était  publié  en  entier  avant 
le  départ  de   Pline  pour  la  Bithynie. 


300  CHAPITRE  XXII. 

été  envoyé.  Pline  y  resta  un  peu  plus  d'un  an,  et  ap- 
porta à  ses  fonctions  son  zèle  habituel.  Il  entretint 
avec  l'empereur  une  correspondance  assidue  qui  com- 
pose le  livre  X  de  ses  Lettres,  et  qui  est  précieuse  pour 
l'histoire  par  les  renseignements  nombreux  qu'elle 
fournit  sur  l'administration  des  provinces  au  p""  siècle 
de  notre  ère.  On  y  voit  la  centralisation  excessive  qui 
pèse  sur  toutes  les  parties  de  l'empire,  et  qui  doit  ame- 
ner peu  à  peu,  par  son  exagération  même,  la  décompo- 
sition de  ce  corps  immense.  Les  derniers  temps  de  la 
vie  de  Pline  ne  sont  pas  connus.  Sa  santé  délicate  ne 
put  résister  au  climat  de  l'Asie.  Il  mourut  à  la  fin  de 
son  gouvernement,  soit  en  Bithynie  même,  soit  en  reve- 
nant en  Italie,  l'an  H3.  Il  avait  cinquante-deux  ans 
environ. 

Si  nous  n'avons  aucun  des  nombreux  plaidoyers  que 
Pline  le  Jeune  a  prononcés,  ce  n'est  pas  à  lui  assuré 
ment  qu'il  faut  s'en  prendre.  Jamais  orateur  n'a  autant 
songé  à  la  postérité,  ni  autant  travaillé  pour  elle.  Sa 
vie  entière  a  été  consacrée  à  la  culture  des  lettres.  Tout 
le  temps  que  lui  laissaient  les  charges  publiques  appar- 
tenait à  l'art  oratoire.  Il  préparait  avec  le  plus  grand 
soin  ses  discours,  puis,  après  les  avoir  prononcés,  il  les 
retravaillait  et  les  corrigeait  sans  cesse,  les  lisait  en  pu- 
blic ou  les  soumettait  à  la  censure  de  ses  amis.  Il  se  dé- 
lassait de  ce  labeur  considérable,  sur  lequel  il  revient 
constamment  dans  sa  correspondance,  en  faisant  des  vers 
et  en  composant  des  poésies  légères  et  badines.  C'était  sa 
distraction  avec  la  lecture  et  la  critique  des  œuvres  de 
ses  amis  lorsqu'il  était  de  loisir,  ou,  que  de  Rome,  il  se 
rendait  en  litière  dans  une  de  ses  maisons  de  campagne. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  CIVILES.  301 
Aussi , c'était  sur  ses  plaidoyers  qu'il  comptait  le  plus  pour 
passer  à  la  postérité,  et  pour  être  mis,  par  elle,  à  côté  de 
Cicéron,  parmi  les  grands  orateurs  judiciaires, 

«J'ai  plaidé,  dit-il,  des  causes  graves  et  importantes. 
Je  m'en  promets  peu  de  gloire  ;  cependant  je  me  propose 
de  les  retoucher,  de  peur  qu'en  leur  refusant  ce  dernier 
soin,  ce  travail  qui  m'a  tant  coûté  ne  périsse  avec  moi; 
car,  pour  ce  qui  regarde  la  postérité,  tout  ce  qui  n'est 
pas  achevé  est  comme  s'il  n'était  pas  commencé.  Tu 
peux,  diras-tu,  revoir  tes  plaidoyers,  et  en  même  temps 
écrire  l'histoire.  Plût  à  Dieu  qu'il  en  fut  ainsi  !  Mais  ces 
deux  ouvrages  sont  si  grands  l'un  et  l'autre,  que  c'est 
faire  assez  que  d'en  faire  un.  J'ai  commencé  à  plaider  au 
forum  àdix-neufans,  et  j'entrevois  à  peine,  à  l'heure  qu'il 
est,  en  quoi  consiste  la  perfection  de  l'éloquence  '  !  »  Mal- 
heureusement pour  Pline,  ces  œuvres  tant  choyées,  tant 
travaillées,  qui  avaient  fait  sa  gloire  de  son  vivant,  et  sur 
lesquelles  il  comptait  pour  se  présenter  devant  le  tribu- 
nal de  la  postérité,  ont  péri  tout  entières.  Il  n'en  sub- 
siste que  de  rares  indications,  le  nom  de  quelques-unes, 
et  quelques  détails  épars  dans  sa  correspondance. 

Au  temps  de  la  République,  les  jeunes  orateurs, 
comme  l'on  sait,  cherchaient  à  débuter  au  barreau 
d'une  façon  éclatante,  en  intentant  une  accusation  cri- 
minelle à  quelque  personnage  important.  A  leur  exem- 
ple, sous  l'empire,  les  délateurs  attaquaient  un  citoyen 
mal  vu  du  prince.  Les  uns  et  les  autres  trouvaient 
ce  moyen  plus  rapide  pour  acquérir  de  la  notoriété 
et  se  faire  une  réputation  d'éloquence.  Il  n'est  pas 
probable  que  Pline  le  Jeune  ait  ainsi  commencé.  Il 
était  trop  honnête  pour  embrasser  la  carrière  de  dé- 

1.  Pline  le  Jeune,  V,  8. 


302  CHAPITRE  XXII. 

lateur.  Quant  à  être  chargé  d'une  cause  criminelle,  ho- 
norable, telle  que  la  poursuite  d'un  gouverneur  concus- 
sionnaire, il  fallait  être  désigné  par  l'empereur  ou  par 
le  sénat,  et  avoir  déjà  donné  au  barreau  des  preuves 
sérieuses  de  capacité. 

Aussi  la  cause  que  Pline  plaida  à  dix-neuf  ans, 
dut  être  soutenue  modestement  devant  le  tribunal  des 
centumvirs.  Ces  magistrats,  dont  le  nombre  fut  porté 
jusqu'à  cent  quatre-vingts  juges,  décidaient  des  causes 
qui  étaient  portées  jadis  devant  le  préteur.  Ils  se  divi- 
saient en  quatre  conseils,  mais  lorsque  l'affaire  était  d'une 
haute  importance,  ils  se  réunissaient  en  deux  sections 
et  quelquefois  en  une  seule.  Dans  ce  cas,  les  affaires  qui 
leur  étaient  soumises,  quoique  concernant  les  simples 
particuliers,  prenaient  le  nom  d'actions  publiques  [jiidi- 
ciapublica)  mais  n'étaient  jamais,  cependant,  des  procès 
criminels.  Ces  derniers  ressortissaient,  en  droit,  de 
l'empereur,  et,  en  fait,  du  sénat.  C'est  devant  les  cham- 
bres soit  séparées,  soit  réunies  des  centumvirs,  que 
Pline  le  Jeune  a  plaidé  le  plus  souvent,  dans  sa  jeunesse, 
et  plus  tard,  lorsqu'il  avait  déjà  passé  par  les  honneurs, 
et  qu'il  était  réputé  le  meilleur  avocat  de  son  temps. 
Aussi  appelait-il  le  tribunal  des  centumvirs  «  son 
arène  habituelle*  ». 

C'est  là  qu'il  plaida  une  des  premières  causes  dont  il 
fasse  mention  nommément,  celle  de  Julius  Pastor.  Pline 
était  tout  jeune  encore;  il  se  qualifie  lui-même  d'arfo- 
lesceniulus.  Il  avait  de  vingt-deux  à  vingt-quatre  ans.  Il 
arrivait  de  l'armée,  où,  pendant  deux  ans,  ses  fonctions 
de  tribun  militaire  lui  avaient  fait  perdre  l'habitude  du 
barreau;  il  venait  de  se  marier,  et  l'affaire  de  Julius 

1.  Pline  le  Jeune,  VI,  12. 


PLINE   LE  JEUNE   DANS   LES  CAUSES  CIVILES.         303 

Pastor  devait  se  décider  devant  toutes  les  sections  réu- 
nies des  centumvirs.  En  outre,  les  partisans  de  son  ad- 
versaire étaient  très  puissants,  quelques-uns  même  pas- 
saient pour  les  amis  de  l'empereur,  et  cet  empereur 
était  Domitien.  Aussi,  la  veille  du  jour  où  un  procès  si 
important  pour  lui  allait  se  plaider,  il  dormit  mal.  Ses 
pensées  se  reportaient  sans  cesse  aux  circonstances 
fâcheuses  que  présentait  l'affaire,  et,  pour  comble  d'en- 
nui, un  songe  lui  représenta  sa  belle-mère,  femme  de 
Vectius  Proculus,  se  jetant  à  ses  pieds,  et,  au  nom  de 
sa  fille,  au  nom  des  dangers  auxquels  il  s'exposait,  le 
conjurant  d'abandonner  la  cause.  Pline,  malgré  son  pen- 
chant à  la  superstition  et  son  respect  pour  les  songes 
«  qui  viennent  de  Jupiter  »,  ne  se  laissa  pas  effrayer. 
Engagé  par  sa  parole,  il  défendit  la  cause  de  son  client 
et  le  fit  avec  assez  de  succès,  non  seulement  pour  gagner 
sa  cause,  mais  pour  conquérir  du  même  coup  l'estime 
et  la  faveur  du  public.  «  Ce  plaidoyer,  comme  il  le  dit 
lui-même  d'une  façon  alambiquée,  lui  ouvrit  les  oreilles 
du  public,  et  la  porte  de  la  renommée'.  » 

En  effet,  à  partir  de  ce  jour,  Pline  devient  un  avocat 
très  occupé,  mais  qui  n'a  pas  encore  le  droit  de  choisir 
ses  clients,  qui  accepte  tous  ceux  qu'on  lui  propose,  sur- 
tout quand  ce  sont  des  clients  considérables,  de  peur  de 
perdre,  par  un  refus  précipité,  une  occasion  importante 
de  se  signaler.  «  Tu  me  demandes,  écrit-il  à  Sabinus,  de 
me  charger  de  la  cause  des  Firmiens.  J'essayerai  de  le 
faire,  malgré  les  nombreuses  occupations  qui  me  tirail- 
lent en  tous  sens.  Je  désire,  en  effet,  mettre  au  nombre 
de  mes  clients  une  colonie  aussi  importante  (Firmum 

1.  Pline  le  Jeune,  I,  18. 


304  CHAPITHE   XXII. 

dans  le  Picenumj,  et  te  rendre  un  bon  office.  Lorsque  tu 
as,  comme  tu  le  répètes  sans  cesse,  recherché  mon  ami- 
tié pour  y  trouver  de  l'honneur  et  de  l'appui,  je  n'ai  rien 
à  refuser  à  tes  prières  :  en  outre,  c'est  pour  ta  patrie  que 
tu  m'implores.  Est-il  rien  de  plus  honorable  et  de  plus 
fort  que  les  supplications  d'un  ami  dévoué?  Tu  peux 
donc  engager  ma  parole  à  tes  ou  plutôt  à  mes  Firmiens. 
Ils  méritent  mes  efforts  et  mon  dévouement  à  cause 
de  l'éclat  de  leur  municipe.  En  outre,  ne  sont-ils 
pas  dignes  de  toute  estime  puisqu'ils  sont  tes  conci- 
toyens?* ». 

Pline  défendit  encore  en  justice,  vers  la  même  époque, 
les  intérêts  de  Côme,  sa  patrie.  Il  oublie  de  nous  dire  à 
quelle  occasion  il  parla,  préoccupé  de  faire  l'éloge  de 
ce  plaidoyer  auquel  il  met  la  dernière  main.  «  Rien? 
dit-il,  n'est  encore  sorti  de  mes  mains  qui  ait  dû  m'inté- 
resser  davantage.  Dans  mes  autres  plaidoyers,  on  n'avait 
à  juger  que  de  mon  zèle  et  de  ma  loyauté  à  remplir  mon 
ministère;  ici  l'on  jugera  de  mon  dévouement  à  servir 
ma  patrie.  Aussi  mon  discours  écrit  s'est-il  grossi  par  le 
plaisir  que  j'ai  eu  à  célébrer,  à  rehausser  ma  patrie,  à 
défendre  ses  intérêts  et  sa  gloire.  »  Il  s'agissait  sans 
doute  de  quelque  question  de  préséance,  de  quelque  ri- 
valité entre  Côme  et  d'autres  petites  villes  voisines,  car 
Pline  parle  des  descriptions  poétiques  et  des  jeux  de 
mots  dont  il  a  semé  son  ouvrage.  Il  demande  grâce 
pour  ces  ornements  à  Lupercus,  auquel  il  soumet  son 
plaidoyer,  et  il  ne  les  eût  point  introduits  si  la  cause  ne 
les  eût  admis  en  partie.  «  Si  je  suis  allé,  sous  ce  rapport, 
dit-il,  au  delà  de  ce  que  demande  la  gravité  de  l'art 

1.  Pline  le  Jeune,  VI.  18. 


PLINE   LE  JEUNE  DANS   LES  CAUSES  CIVILES.         .iO'6 

oratoire,  que  les  autres  endroits  du  plaidoyer  trouvent 
grâce  devant  les  critiques  chagrins'.  » 

Ces  causes  civiles  ont  été  plaidées  par  Pline  sous  le 
règne  de  Domitien.  Il  en  est  de  même  de  la  défense 
à'Arionilla,  femme  de  Timon,  dont  il  s'était  chargé  à  la 
prière  d'Arulenus  Rusticus,  vers  l'an  92.11  avait  là  pour 
adversaire  le  fameux  délateur  Aquilius  Regulus.  Nous 
avons  vu  plus  haut-  comment  celui-ci  embarrassa  Pline 
en  lui  demandant  à  trois  reprises  ce  qu'il  pensait  de 
Metius  Modestus,  que  Domitien  avait  condamné  à  l'exil. 
Or  c'était  sur  la  sentence  de  Modestus  que  Pline  fondait 
le  bon  droit  de  sa  cliente.  Pline  sut  éviter  assez  heureu- 
sement le  piège  qu'on  lui  tendait,  mais  il  ne  pardonna 
jamais  à  Regulus  la  perfidie  de  ses  questions.  Les  autres 
causes  civiles  de  Pline  dont  nous  avons  les  noms  appar- 
tiennent au  règne  de  Nerva  ou  plutôt  à  celui  de  Trajan. 
La  plus  ancienne  est  celle  de  Vectius  Priscus.  Pline  s'en 
chargea  à  la  prière  de  Fabatus,  grand-père  de  sa 
seconde  femme  ^  On  n'a  point  de  détails  sur  cette 
affaire.  On  sait  seulement  qu'elle  fut  plaidée  devant  le 
tribunal  des  centumvirs. 

Vers  la  même  époque,  autant  qu'on  peut  le  conjec- 
turer, Pline  eut  à  soutenir  devant  l'empereur  ou  plutôt 
devant  le  juge  délégué  par  l'empereur,  une  cause  capi- 
tale. Un  jeune  homme  était  mort  en  laissant  une  partie 
de  ses  biens  à  ses  affranchis,  et  l'autre  à  sa  mère.  Celle- 
ci,  dont  Pline  tait  le  nom  par  discrétion,  ne  pouvant 
se  consoler  de  n'être  pas  seule  à  hériter,  accusa  les 

l.  Pline  le  Jeune,  II,  5. 

"2.  Id.,  I,  5;  voir  plus  haut  le  chapitre  xx  sur  le  délateur  Aquilius 
Kegulus. 
3.  Pline  le  Jeune,  VI,  12. 

II.  —  20 


306  CHAPITRE   XXII. 

affranchis  d'aA'oir  empoisonné  le  jeune  homme  et  d'avoir 
produit  un  faux  testament.  L'affaire  fit  du  bruit,  à  cause 
de  la  position  de  la  demanderesse  et  de  la  réputation 
des  avocats  qui  intervinrent  pour  l'une  et  l'autre  partie. 
L'assistance  était  nombreuse.  Pline  le  Jeune  parla  avec 
éloquence,  et  eut  d'autant  moins  de  peine  à  obtenir 
gain  de  cause  que  les  esclaves  du  mort,  mis  à  la 
torture,  témoignèrent  unanimement  en  faveur  des 
accusés. 

Mais  la  mère  ne  se  tint  pas  pour  battue.  A  force  d'ins- 
tances, et  en  mettant  en  jeu  des  influences  considéra- 
bles, elle  obtint  de  l'empereur  que  l'affaire  fut  jugée 
de  nouveau,  affirmant  qu'elle  produirait  de  nouvelles 
l^reuves  de  ses  allégations.  Julius  Servianus,  qui  avait 
déjà  présidé  les  débats,  eut  ordre  d'instruire  de  nouveau 
l'affaire.  L'avocat  de  la  demanderesse  était  Julius  Afri- 
canus,  le  petit-fils  de  l'orateur  du  même  nom  qui  vivait 
sous  Néron  et  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Mais  il 
n'avait  pas  le  talent  de  son  aïeul,  et  il  montrait  plus  de 
faconde  que  d'habileté.  Il  plaida  longtemps  et  épuisa 
toutes  les  clepsydres  qu]on  lui  avait  accordées  sans  rien 
produire  de  nouveau.  Comme  on  l'avertissait  de  finir,  il 
s'adressa  au  juge  :  «  Je  t'en  conjure,  Servianus,  dit-il, 
permets-moi  d'ajouter  un  seul  mot.  »  Servianus  ne  le 
permit  pas.  Alors  toute  l'assistance  se  tourna  vers  Pline, 
s'attendant  que  celui-ci  répondrait  par  un  long  dis- 
cours, au  long  développement  d'Africanus.  Pline  trompa 
l'attente  du  public  et  des  juges.  «  J'aurais  répondu  à 
Africanus,  dit-il,  si  celui-ci  avait  ajouté  ce  seul  mot,  ([ui 
aurait  sans  doute  contenu  toutes  les  preuves  nouvelles.  » 
La  réplique  était  heureuse,  on  ne  pouvait  plus  spirituel- 
lement indiquer  le  vide  du  discours  d'Africanus  et  l'ab- 


PLINE   LE   JEUNE   DANS   LES  CAUSES  CIVILES.         307 

sence  des  charges  nouvelles  invoquées  par  lui.  Le  succès 
de  Pline  fut  complet.  «  Je  ne  me  souviens  pas,  dit-il, 
d'avoir  jamais  eu,  en  plaidant,  le  succès  que  j'obtins  ce 
jour-là  en  ne  plaidant  pas*.  » 

L'an  101,  Pline  mit  à  soutenir  les  intérêts  d'une  dame 
romaine  qu'il  appelle  Corellia  un  empressement  qui  fait 
honneur  à  son  caractère.  Elle  était  en  contestation  avec 
Caius  Caecilius,  alors  consul  désigné,  et  qui  fut  consul 
substitué  pour  la  deuxième  moitié  de  l'an  102.  Malgré  les 
relations  d'amitié  qui  l'unissaient  à  Caecilius,  Pline 
n'hésita  pas,  au  risque  de  mécontenter  le  consul,  à  sou- 
tenir contre  lui  la  cause  de  Corellia.  C'était  la  fille 
(le  Corellius  Rufus,  citoyen  éminent,  auquel  Pline 
avait  voué  la  plus  vive  reconnaissance.  Corellius  en 
eflet,  pendant  sa  jeunesse,  lavait  aidé  de  ses  con- 
seils, soutenu  de  ses  recommandations,  avait  appuyé 
toutes  ses  démarches,  et  lui  avait  facilité  l'accès  des 
magistratures.  Pline  cite  même  deux  traits  qui  prouvent 
l'estime  et  l'affection  que  Corellius  éprouvait  pour 
lui. 

Un  jour,  chez  l'empereur  Nerva,  la  conversation 
vint  à  tomber  sur  les  jeunes  gens  qui  donnaient  de 
grandes  espérances.  On  parlait  de  Pline,  et  c'était  un 
concert  unanime  d'éloges.  Corellius  seul  ne  disait  rien. 
Il  rompit  enfin  le  silence,  et  de  sa  voix  grave  qui  dou- 
blait l'autorité  de  ses  paroles  :  «  Pour  moi,  dit-il,  je 
dois  louer  Secundus  avec  plus  de  réserve,  car  il  ne  fait 
rien  que  d'après  mes  conseils  ».  En  outre,  à  son  lit  de 
mort,  Corellius  avait  dit  en  s'adressant  à  sa  fille  :  «  Dans 
le  cours  de  ma  longue  vie,  je  t'ai  acquis  de  nombreux 

1.  Pline  le  Jeune,  VII,  G. 


308  CHAPITRE  XXII. 

amis  :  les  meilleurs  cependant  sont  Secundus  et  Cornu- 
tus.  »  Pline  rappelle  avec  émotion  ces  preuves  d'amitié, 
et  il  se  promet  d'en  témoigner  sa  reconnaissance  à 
Corellius  par  le  dévouement  qu'il  apportera  à  défendre 
sa  fille  *.  Longtemps  après,  il  alla  même  jusqu'à  vendre 
une  terre  700000  sesterces  au  lieu  de  900  000  à  une 
seconde  Corellia,  femme  de  Minucius  Fuscus,  unique- 
ment parce  qu'elle  était  la  sœur  de  Corellius  Rufus, 
d'un  homme  dont  la  mémoire  était  «  sacrosainte  »  pour 
lui  2. 

La  dernière  cause  civile  mentionnée  par  Pline  est 
celle  de  Clarius.  Il  se  borne  à  en  dire  qu'il  a  écrit  son 
plaidoyer  et  l'a  développé  en  l'écrivante  Mais  cette 
cause  fut  précédée  du  discours  pour  Accia  Variola,  qui 
eut  le  succès  le  plus  éclatant  et  que  Pline  proclame  son 
chef-d'œuvre '\  Il  s'agissait  d'an  procès  de  succession. 
Une  adroite  intrigante  avait  circonvenu  par  ses  ma- 
nœuvres un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  passés,  qui 
appartenait  à  la  haute  société  de  Rome  et  qui  jouissait 
d'une  grande  fortune.  Elle  lui  avait  inspiré  une  folle  pas- 
sion, et  avait  réussi  à  se  faire  épouser,  malgré  la  vive 
opposition  de  toute  la  famille.  Onze  jours  après  le 
mariage,  le  vieillard  instituait  sa  nouvelle  femme  héri- 
tière pour  un  sixième,  et  léguait  à  Suberinus,  fils  de 
celle-ci,  dissipateur  déshérité  par  son  propre  père,  la 
plus  grande  partie  de  ses  biens.  Le  vieillard  mourut 
bientôt  après.  Le  testament  fut  aussitôt  attaqué  en  jus- 
tice par  Accia  Variola,  l'héritière  naturelle,  femme  de 

1.  Pline  le  Jeune.  IV,  17. 

2.  Id.,  VU,  11;  VII,  14. 

3.  Id.,  IX,  2S. 

4.  Id.,  VI,  33. 


PLINE   LE   JEUNE   DANS   LES  CAUSES  CIVILES.         309 

distinction,  dont  le  mari  était  préteur.  L'affaire  eut  un 
énorme  retentissement. 

La  qualité  des  personnes  intéressées,  les  détails 
piquants  et  scandaleux  dont  le  procès  abondait,  la 
gravité  des  questions  soulevées,  le  nombre  des  avo- 
cats, la  réunion  des  quatre  sections  du  tribunal 
des  centumvirs  et  des  cent  quatre-vingts  juges,  tout  con- 
tribuait à  donner  de  l'importance  à  cette  cause.  Aussi 
toute  la  ville  s'y  était  donné  rendez- vous.  Une  foule 
nombreuse  garnissait  les  bancs  du  vaste  tribunal  ; 
on  se  pressait  autour  en  rangs  serrés  :  les  hommes  et 
les  femmes  s'entassaient  même  dans  les  parties  hautes  de 
la  basilique,  et  se  penchaient  en  avant  à  tous  les  endroits 
d'où  l'on  pouvait  voir,  sinon  entendre.  «  Grande  était 
l'attente,  dit  Pline,  des  pères,  des  filles  et  même  des 
belles-mères.    » 

Le  plaidoyer  de  Pline,  à  ce  que  celui-ci  rapporte, 
répondit  à  tant  d'empressement.  Tout  s'y  trouvait, 
abondance  de  faits,  divisions  judicieuses,  narrations 
piquantes,  style  varié  :  le  discours  était  long,  mais  il  se 
renouvelait  sans  cesse.  «  Tu  y  verras,  écrit-il  à  Romanus 
auquel  il  lenvoie,  beaucoup  de  pensées  élevées,  beau- 
coup d'arguments  victorieux,  beaucoup  de  points  trai- 
tés à  fond.  Car,  àcùté  de  cette  éloquence  impétueuse  ou 
sublime,  il  faut  souvent  descendre  jusqu'à  compter,  à 
présenter  des  chiffres  et  des  calculs,  en  sorte  qu'on  se 
croirait,  non  plus  devant  les  centumvirs,  mais  devant 
de  simples  arbitres.  J'ai  cédé  au  souffle  de  l'indignation, 
à  celui  de  la  colère,  à  celui  de  la  douleur,  et,  dans  cette 
vaste  cause,  comme  dans  l'immense  étendue  de  la  mer, 
j'ai  tendu  la  voile  àplus  d'un  vent.  En  somme,  quelques- 
uns  de  mes  amis  intimes  regardent  ce  discours,  je  le 


:nO  CHAPITRE  XXII. 

répète,  comme  la  premier  des  miens,  comme  mon  dis- 
cours Pour  la  Couronne.  »  Il  est  fâcheux  que  nous  ne 
puissions  pas,  à  notre  tour,  juger  par  nous-mêmes  si  les 
éloges  que  Pline  s'accorde  ne  sont  pas  excessifs,  et  si 
l'enthousiasme  de  ses  amis  est  bien  fondé.  Nous  en 
sommes  réduits  à  les  croire  sur  parole.  Quant  au  procès 
lui-même,  il  offrait,  sous  le  rapport  de  la  stricte  légalité, 
des  parties  contestables  sur  lesquelles  Pline  le  Jeune  ne 
nous  renseigne  pas  suffisamment.  Il  est  dans  son  rôle 
d'avocat  ;  mais  il  est  permis  de  constater,  d'après 
son  propre  récit,  que  deux  sections  des  centumvirs 
se  prononcèrent  contre  lui,  tandis  que  deux  autres  se 
déclaraient  en  sa  faveur. 

Toutefois  le  plaidoyer  de  Pline  devait  présenter  de 
grandes  qualités  oratoires.  On  en  a  plusieurs  preuves. 
D'ordinaire,  quand  il  soumet  une  de  ses  œuvres  à  la 
critique  de  ses  correspondants,  il  a  recours  aux  for- 
mules les  plus  insinuantes  et  les  plus  timides.  Jamais 

Auteur  à  genoux,  dans  une  humble  préface, 

ne  demande  grâce  à  son  lecteur  en  termes  plus  soumis  n  i 
plus  modestes  que  Pline.  Il  prie  son  juge  de  remarquer 
ceci,  de  faire  attention  à  cela,  de  tenir  compte  de  telle 
ou  telle  circonstance  ;  il  fallait  ici  de  la  simplicité,  là  de 
la  poésie,  et  plus  loin  de  la  plaisanterie,  tantôt  du 
sérieux,  tantôt  de  l'enjouement.  En  un  mot,  il  doute  de 
lui-même,  il  a  peur  qu'on  ne  trouve  pas  son  discours 
aussi  bon  qu'il  le  croit,  et  il  a  recours  à  toutes  les  res- 
sources de  son  esprit  «  pour  se  concilier  la  bienveillance 
de  son  juge  ».  Au  contraire,  dans  la  lettre  à  Romanus, 
il  n'use  point  de  tant  de  précautions.  Il  a  la  conscience 


PI.INE   LE  JEUNE   DANS   LES  CAUSES  CIVILES.         311 

de  la  valeur  de  son  œuvre,  et  avec  une  assurance  qui  est 
un  indice  «  pychologique  »  dont  on  peut  tenir  compte^ 
il  l'annonce  d'une  manière  solennelle  et  inusitée.  Il 
commence  allègrement  sa  lettre  par  le  vers  où  Vulcain 
ordonne  aux  Cyclopes  de  suspendre  toute  autre  besogne, 
pour  fabriquer  les  armes  d'Énée.  «  Enlevez  tout,  s'écrie 
le  dieu,  écartez  vos  travaux  commencés^!  Toi  aussi, 
Romanus,  continue  Pline,  que  tu  écrives  ou  que  tu 
lises,  suspends  tout,  écarte  tout,  et,  tout  entier  à  mon 
discours,  comme  les  Cyclopes  aux  armes  d'Énée,  attaque 
l'œuvre  divine!  Pouvais-je  le  prendre  sur  un  ton  plus 
haut?  Il  faut  dire  qu'entre  tous  les  miens  ce  discours 
est  beau,  car  c'est  bien  assez  pour  moi  de  lutter 
avec  moi-même.  C'est  celui  que  j'ai  prononcé  pour 
Accia  Variola,  et  que  recommandent  le  rang  de  la  per- 
sonne, la  rareté  de  l'affaire,  et  le  nombre  imposant  des 
juges.  » 

Enfin,  une  lettre  de  Sidoine  Apollinaire,  écrite  trois 
siècles  plus  tard,  confirme,  à  défaut  de  témoignages 
contemporains,  la  bonne  opinion  que  Pline  a  de  son 
(puvre.  L'illustre  évéque  lit  les  plaidoyers  de  Pline,  et 
il  préfère  à  tous  les  autres  celui  qu'il  a  composé  pour 
Accia ^  «  Cicéron,  dit-il,  supérieur  à  tous  les  orateurs 
dans  ses  divers  discours,  s'est  surpassé  dans  le  Pro  Cluen- 
iio,  M.  Fronto,  malgré  l'éclat  de  ses  autres  harangues 
est  au-dessus  de  lui-même  dans,  l'accusation  in  Pclo- 
pem.  Quant  à  Pline  le  Jeune,  il  rapporta  plus  de  gloii^e 
chez  lui  du  tribunal  des  centumvirs,  le  jour  ou  il  défen- 
dit Accia  Variola  que  celui  où  il  prononça,  en  l'honneur 
de  Trajan,  ce  prince  incomparable,  un  panégyrique  qui 

1.  Virgile,  YIII,  439. 

2.  Sidoine  Apollinaire,  Lettres,  VU!,  10. 


312  CHAPITRE   XXII. 

soufifre  facilement  la  comparaison.  »  Pline  ne  souscri- 
rait peut-être  pas  complètement  à  ce  jugement.  Pour 
nous,  sans  le  discuter,  nous  n'y  voulons  voir,  en  eu 
moment,  que  la  preuve  du  succès  éclatant,  et,  on  peut 
ajouter,  de  l'éloquence  du  plaidoyer. 


CHAPITRE  XXIII 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES 
DEVANT  LE   SÉNAT. 

Procès  de  la  Bétique  contre  Bebius  Massa.  —  Accusation  contre 
Publicius  Certus.  —  Procès  de  la  province  d'Afrique  contre 
Marius  Priscus.  —  Deuxième  procès  de  la  Bétique  contre  Caeci- 
lius  Classicus.  —  Procès  des  Bithyniens  contre  Julius  Bassus. 
—  Deuxième  procès  des  Bithyniens  contre  Poniponius  Rufus 
Varenus . 


Outre  les  causes  centumvirales,  Pline  le  Jeune  a  eu, 
à  diverses  reprises,  à  soutenir  des  causes  publiques  ou 
criminelles.  Celles-ci  sont  naturellement  moins  nom- 
breuses, mais,  par  leur  importance  et  la  grandeur  des 
intérêts  débattus,  elles  procuraient  à  l'orateur  plus  de 
renommée,  et  faisaient  connaître  son  nom  jusqu'aux 
extrémités  de  l'empire.  Il  y  avait  deux  sortes  de  causes 
publiques  :  les  unes  étaient  spontanées  et  intentées 
proprio  motu.  C'étaient  ces  accusations  criminelles, 
déjà  en  usage  sous  la  République,  mais  qui,  sous  l'em- 
pire, s'appelaient  des  délations.  Pline  n'a  jamais  plaidé 
de  causes  de  ce  genre.  Le  jour  où,  de  lui-même,  ilaccusa 
Certus,  il  ne  cherchait  qu'à  venger  la  mémoire  d'Helvi- 
dius  et  à  punir  le  délateur  qui  avait  causé  la  mort  de 


:{14  CHAPITRE   XXIII. 

son  ami.  Les  autres  causes  publiques  étaient  des  pour- 
suites intentées  par  le  sénat  ou  par  les  provinces,  sur 
l'ordre  de  l'empereur,  à  des  gouverneurs  concussion- 
naires ou  prévaricateurs.  Un  orateur,  déjà  connu  par 
ses  succès  au  barreau,  était  alors  délégué  pour  soutenir 
d'office  l'accusation.  Ce  choix  était  un  honneur  envié. 
Pline  fut  plusieurs  fois  désigné  pour  remplir  cette  sorte 
de  ministère  public. 

La  première  cause  criminelle  de  Pline  remonte  au 
règne  de  Domitien.  La  province  Betique,  ayant  porté 
plainte  contre  son  gouverneur  Bebius  Massa,  le  sénat 
chargea  Herennius  Senecio  et  Pline  le  Jeune  de  sou- 
tenir l'accusation.  La  date  de  ce  procès  peut  se  fixer 
approximativement  à  l'année  92.  Tacite  dit,  en  effet, 
que  son  beau-père  Âgricola  avait  vu,  avant  sa  mort, 
Bebius  Massa  accusé'.  Les  deux  orateurs  obtinrent  gain 
de  cause.  Bebius  Massa  fut  reconnu  coupable  et  con- 
damné ;  ses  biens  furent  mis  sous  le  séquestre.  C'est  tout 
ce  que  l'on  sait  du  procès,  mais  il  eut  une  suite  sur 
laquelle  on  possède  plus  de  détails.  Quelque  temps  après 
le  jugement,  Senecio  apprit  que  les  consuls  avaient 
consenti  à  laisser  exercer  diverses  répétitions  sur  ces 
biens.  Il  soupçonna  avec  raison,  dans  cette  mesure,  une 
intrigue  ourdie  par  Massa  avec  les  consuls  pour  rentrer 
en  possession  de  sa  fortune,  et  frustrer  les  habitants  de 
la  Bétique.  Il  vint  trouver  Pline  et  le  pria  de  se  pré- 
senter avec  lui,  devant  les  consuls,  pour  s'opposer  à  ce 
que  les  biens  fussent  dissipés  et  détournés  de  leur  em- 
ploi légitime.  Pline  refusa  d'abord.  Son  rôle  lui  parais- 
sait terminé  avec  la  condamnation  de  Massa.  Peut-être 

1.  Tacite,  Vie  dC Agricola,  15. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.  315 
voyait-il,  non  sans  inquiétude,  que  le  crédit  de  celui-ci 
ne  cessait  de  croître  et  de  grandir  depuis  la  perte  de  son 
procès.  C'était,  en  effet,  le  moment  où  Domitien  com- 
mençait à  s'abandonner  sans  réserve  à  ses  instincts 
féroces  et  à  ses  caprices  sanguinaires.  11  finit  cepen- 
dant par  céder  aux  instances  d'Hercnnius  qui  était  ori- 
ginaire de  la  Bétique  et  y  avait  été  préteur. 

Ils  allèrent  tous  deux  trouver  les  consuls.  Herennius 
prit  la  parole  le  premier;  Pline  appuya  ses  protestations 
de  quelques  mots.  Massa  aussitôt  éclata  en  plaintes 
véhémentes  contre  Herennius,  lui  reprocha  de  ne  plus 
faire  l'office  d'un  avocat,  mais  de  montrer  l'acharne- 
ment d'un  ennemi  personnel,  et  lui  intenta  aussitôt  l'ac- 
tion dite  Impietatis.  C'était  en  d'autres  termes  une  accu- 
sation de  lèse-majesté.  Il  ne  dit  pas  un  mot  de  Pline. 
Celui-ci,  voyant  l'étonnement  de  l'assistance,  ne  voulut 
pas  séparer  son  sort  de  celui  d'Herennius.  «  Je  crains, 
dit-il,  honorables  consuls,  que  le  silence  de  Massa  à 
mon  égard  ne  soit  une  véritable  accusation  de  trahir  la 
cause  de  mes  clients.  Je  demande  à  être  compris  dans 
la  même  poursuite  qu'Herennius.  »  Il  n'y  a  dans  les  pa- 
roles de  Pline  qu'une  préoccupation  honorable  de  par- 
tager le  sort  de  son  ami.  La  tyrannie  de  l'époque  où  il 
vivait  en  fait  une  réponse  courageuse.  Elle  fut  accueillie 
par  les  applaudissements  de  la  foule.  L'empereur  Nerva, 
alors  simple  particulier,  écrivit,  à  ce  propos,  à  Pline  une 
lettre  où  il  le  félicitait,  et  félicitait  son  siècle  «  d'avoir 
produit  un  exemple  comparable  aux  anciens*  ».  Pline 
lui-même  n'est  pas  éloigné  de  le  croire,  puisque  c'est  à 
Tacite  qu'il  raconte  en  détail  toute  cette  affaire  et  sa 

1    Pline  le  Jeune,  Lettres,  VII,  33. 


316  CHAPITRE   XXIII. 

réponse,  et  lui  demande  de  consigner  Tune  et  l'autre 
dans  ses  Histoires.  Deux  ans  après,  il  est  vrai,  Heren- 
nius  mourut  condamné  par  Domitien,  et  l'affaire  de 
Bebius  Massa  ne  fut  pas  étrangère  à  sa  mort. 

Parmi  toutes  les  victimes  de  Domitien,  il  en  était  une 
dont  la  perte  laissa  dans  le  cœur  de  Pline  un  long  res- 
sentiment. Il  avait  été  l'ami  personnel  d'Helvidius  Pris- 
cus,  et  il  était  resté  l'ami  de  plusieurs  femmes  de  sa 
famille,  d'Anteia  sa  veuve,  d'Ârria  sa  belle-mère  et  de 
Fannia  la  mère  d'Arria.  Il  avait  juré  de  venger  Helvidius  ; 
la  mort  de  Domitien  lui  sembla  une  occasion  favoi^able. 
Les  premiers  jours  de  l'avènement  de  Nerva  furent 
marqués  par  des  représailles  naturelles  contre  les  déla- 
teurs du  règne  précédent.  Pline,  malgré  la  douleur  que 
lui  causait  la  perte  récente  de  sa  jeune  femme,  et 
quoique  son  deuil  ne  lui  permît  pas  encore  de  sortir  de 
chez  lui,  résolut  d'attaquer  aussitôt  Publicius  Certus. 

Il  se  hâte  de  prévenir  de  son  dessein  Anteia,  Arria  et 
Fannia;  il  ne  s'arrête  pas  à  consulter  Corellius  Rufus, 
auquel  il  demandait  toujours  conseil,  de  peur  que 
celui-ci  n'essayât  de  le  dissuader  ;  il  ne  calcule  pas  que 
son  adversaire  était  habile  et  résolu,  avait  de  nombreux 
amis,  était  préfet  du  Trésor  et  consul  désigné,  et  se  rend 
au  sénat.  Il  demande  la  parole  et  débute  par  des  consi- 
dérations générales  qu'on  applaudit.  Mais  on  devine, 
sans  qu'il  l'ait  encore  nommé,  quel  coupable  il  se  pré- 
pare à  accuser;  aussitôt  des  interruptions  intéressées 
éclatent  de  tous  côtés  et  le  rappellent  à  la  question. 
«  Sachons,  dit  l'un,  contre  qui  tu  parles  ici  en  dehors 
de  l'ordre  du  jour?  —  On  ne  peut  accuser,  dit  l'autre, 
sans  en  avoir  référé  au  sénat.  —  Laissez  en  paix  ceux 


PLl.NE   LE  JEUNE   DANS  LES  CAUSES   PUBLIQUES.      :317 

(le  nous  qui  ont  échappé  !  »  s'écrie  un  troisième  plus 
impudent.  Pline  répond  à  tous  sans  se  troubler;  les  in- 
terpellations se  croisent,  se  multiplient.  Enfin  le  consul 
intervient  et  s'adressant  à  Pline  :  u  Quand  ton  tour  de 
parler  sera  venu,  tu  diras  ce  que  tu  voudras.  —  Tu 
ne  feras  là,  répondit  Pline  piqué,  que  me  permettre  ce 
que  tu  as  permis  à  tous  jusqu'ici  !  »  Et  il  s'assit. 

Aussitôt  on  s'empresse  autour  de  lui  ;  les  uns  par 
intérêt  pour  Pline,  les  autres,  inquiets  pour  Certus, 
essayent  de  le  détourner  de  son  projet.  On  lui  représente 
qu'en  persistant  il  se  rendrait  suspect  aux  empereurs  à 
venir,  u  Soit,  répond-il,  pourvu  que  ce  soit  aux  mau- 
vais !  »  On  insiste,  en  lui  parlant  des  dangers  auxquels 
il  s'expose,  de  la  puissance  de  Certus,  des  amis  qu'il  a, 
de  son  titre  de  consul  désigné.  Pline  reste  inflexible.  Il 
répond  par  ce  vers  de  Virgile  : 

«  J"ai  longtemps  tout  pesé;  j'en  courrai  les  hasards'. 

En  poursuivant  la  vengeance  d'un  crime  odieux,  je  suis 
prêt,  s'il  le  faut,  à  subir  la  peine  de  ma  généreuse  ten- 
tative ».  En  attendant,  la  délibération  continuait.  Mais, 
par  une  contradiction  singulière,  on  avait  interdit  à 
Pline  de  porter  une  accusation  contre  Certus  qu'il 
n'avait  pas  nommé,  et  tous  ceux  qui  prirent  la  parole 
avant  Pline,  ne  furent  occupés  qu'à  justifier  Certus,  en  le 
nommant,  d'une  attaque  générale  qui  ne  tombait  encore 
sur  personne.  Seuls  ÂvidiusQuietus  et  TertullusCornutus 
appuyèrent  la  plainte  de  Pline,  et  demandèrent  au  nom 
de  Fannia  et  d'Ârria,  que  le  sénat,  tout  en  remettant  à 
Certus  la  peine  qu'il  avait  méritée,  le  notât  d'infamie. 

1.  Enéide,   vi,    lOS  : 

Omnia  praecepi   atque  animo  mecum  anle  perer/i. 


318  CHAPITRE   XXIII. 

Satrius  Rut'us  alla  plus  loin  :  il  proposa  que  Publicius 
Certus,  déshonoré  par  les  attaques  de  ses  adversaires, 
comme  par  les  apologies  de  ses  défenseurs,  fût  renvoyé 
absous. 

Pline  put  enfin  prendre  la  parole.  iSous  n'avons  mal- 
heureusement pas  son  discours,  et  sa  lettre,  si  remplie 
de  détails  pour  tout  ce  qui  précède,  renvoie  ici  son 
correspondant  au  plaidoyer  qu'il  avait  publié.  Il  dit 
seulement  que  sa  parole  remua  profondément  l'asssem- 
blée  et  changea  les  dispositions  du  sénat.  Il  ne  demanda 
pas  le  châtiment  complet  du  coupable,  il  exprimait  le 
vœu  que  le  consulat  au  moins  ne  lui  fût  pas  accordé  : 
<(  Qu'il  rende,  dit-il,  sous  le  meilleur  des  princes,  la 
récompense  qu'il  a  reçue  sous  le  plus  méchant  des  em- 
pereurs'. »  Le  délateur  Fabricius  Veiento  répliqua, 
comme  nous  l'avons  vu  plus  haut^  à  la  violente  accu- 
sation de  Pline.  Mais  aussitôt  les  sénateurs,  sans  vou- 
loir l'entendre,  quittèrent  leurs  sièges  et  la  salle,  et 
s'empressèrent  autour  de  Pline  qui  se  retirait,  en  le  féli- 
citant de  son  courage  et  de  son  éloquence. 

Certus,  qui  avait  eu  la  prudence  de  ne  pas  assister  à 
la  séance  du  sénat,  obtint  de  la  faiblesse  de  Ners-aquele 
procès  ne  fût  pas  continué.  Il  fut  néanmoins  rayé  de  la  liste 
des  consuls,  comme  Pline  l'avait  demandé.  Celui-ci  lui 
réservait  un  châtiment  plus  complet.  II  publia  trois  livres, 
intitulés  De  la  vengeance  d'Belvidius,  qui  contenaient 
le  récit  de  la  délation  et  de  la  mort  d'Helvidius,  puis  les 
détails  de  la  séance  du  sénat,  avec  toutes  les  paroles 
échangées  dans  un  sens  ou  dans  un  autre,  et  enfin  son  dis- 
cours tout  entier.  Certus  mourut  bientôt  après.  Pline  vou- 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  IX,  13. 

2.  Voir  plus  haut  le  chap.  xx,  le  délateur  Fabricius  Veiento. 


PLINE   LE  JEUNE.  DANS   LES  CAUSES  PUBLIQUES.      3iy 

(Irait  bien  faire  croire  que  son  livre  contribua  à  avancer  Ui 
mort  de  son  ennemi,  u  J"ai  ouï  dire,  écrit-il  à Quadratus  ', 
que,  pendant  sa  maladie,  son  imagination  me  représen- 
tait sans  cesse  à  lui  :  il  croyait  me  voir  le  poursuivant 
le  fer  à  la  main.  Je  n'oserais  assurer  que  le  fait  soit 
vrai  ;  il  est  bon,  pour  l'exemple,  qu'il  le  paraisse.  » 
Mais,  n'en  déplaise  à  l'éloquence  de  Pline,  la  maladie 
contribua  sans  doute  plus  que  toute  autre  chose  à  ter- 
miner les  jours  de  Publicius  Certus.  Toutefois,  on  doit 
rendre  hommage  ici  â  la  résolution,  à  la  fermeté,  que 
montra  Pline,  comme  à  la  noblesse  des  sentiments  qui 
l'inspirèrent  dans  cette  affaire. 

Après  le  procès  de  Certus,  il  faut  franchir  un  espace 
de  trois  ans,  de  lan  96  à  l'an  99,  pour  trouver  une  nou- 
velle cause  criminelle  plaidée  par  Pline.  Il  s'agit  du 
procès  de  Marius  Priscus,  dont  nous  avons  eu  l'occasion 
de  dire  quelques  mots  à  plusieurs  reprises,  à  propos  des 
différents  orateurs,  Regulus,  Salvius  Liberalis,  Tacite 
qui  y  jouèrent  un  rôle.  Marius  Priscus,  accusé  par  la 
province  d'Afrique,  craignit  la  sévérité  d'une  assemblée 
que  devait  présider  l'empereur  Trajan,  consul  cette 
année,  et  toujours  inflexible  contre  les  prévarications 
des  gouverneurs  de  province.  Sans  présenter  de  défense, 
il  se  borna  à  demander  que  l'affaire  fût  retirée  au  sénat, 
et  renvoyée  aux  tribunaux  ordinaires.  Tacite,  consul 
de  l'année,  et  Pline,  consul  désigné  pour  l'année  sui- 
vante, furent  chargés  parle  sénat  d'instruire  l'affaire  et 
de  soutenir  la  réclamation  des  Africains.  La  prière  de 

1.  Lettres,  IX,  13:  Pline  compare  ces  trois  livres  au  discours  de 
Déiûosthène  Contre  Midias,  qu"il  avait  toujours  entre  les  mains 
en  les  écrivant. 


32U  CHAPITRE   XXllI. 

Priscus  leur  parut  à  bon  droit  suspecte  ;  ils  examinèreiït 
les  pièces  du  procès,  et  se  convainquirent  qu'au  crime 
du  péculat,  Priscus  avait  joint  des  crimes  plus  odieux. 
Nouveau  Verres,  il  avait  reçu  de  l'argent  pour  condamner 
des  citoyens  innocents  à  des  peines  rigoureuses  et  même 
à  la  mort.  Il  avait  vendu  300000  sesterces  à  Vitellius 
Honoratus  l'exil  d'un  chevalier  romain  et  le  supplice  de 
sept  de  ses  amis.  En  outre,  il  avait  accepté  700000  ses- 
terces de  Flavius  Martianus  pour  battre  de  verges,  con- 
damner au  travail  des  mines,  et  enfin  étrangler  en  pri- 
son un  autre  chevalier  romain.  Tacite  et  Pline  furent 
donc  d'avis  de  renvoyer  d'abord  Priscus  devant  un  tri- 
bunal spécial  pour  crime  de  péculat,  et  de  le  soumettic 
ensuite  avec  ses  complices  à  une  accusation  capjitale,  sur 
laquelle  le  sénat  aurait  à  prononcer.  Leur  opinion 
l'emporta,  malgré  l'opposition  de  certains  sénateurs 
amis  de  Priscus,  et  celui-ci  fut  condamné  en  premier 
lieu  comme  concussionnaire. 

L'affaire  capitale  fut  ensuite  portée  devant  le  sénat. 
Vitellius  Honoratus  étant  mort  à  propos,  on  proposa 
d"abord  de  juger  Flavius  Martianus,  seul,  et  en  l'absence 
de  Priscus  Après  bien  des  remises,  on  joignit  la  cause 
de  l'accusé  principal,  et  celle  de  son  complice.  Pline, 
d'accord  avec  Tacite,  se  chargea  de  la  partie  la  plus 
lourde  de  l'affaire,  c'est-à-dire  de  présenter  l'acte  d'accu- 
sation, en  peignant  des  couleurs  les  plus  vives  les  exac- 
tions et  les  crimes  du  proconsul.  Tacite  eut  pour  rôle  de 
répliquer  aux  défenseurs.  Pline,  qui  avait  sa  réputation 
de  grand  orateur  à  soutenir,  était  dans  un  état  de  surexci- 
tation qu'il  ne  cherche  pas  à  dissimuler.  L'empereur 
présidait  l'assemblée,  et,  comme  on  était  au  commen- 
cementdejanvier,jamaislesénatn'avaitété  si  nombreux. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.      321 

En  outre  l'importance  de  la  cause,  et  les  remises  fré- 
quentes auxquelles  elle  avait  donné  lieu,  avaient  redou 
blé  la  curiosité  publique.  «  Imagine-toi,  écrit  Pline  à 
Arrien  ',  quel  sujet  d'inquiétude  et  de  crainte  pour 
nous  qui  devions  parler  sur  une  affaire  aussi  grave, 
devant  une  telle  affluence,  et  en  présence  de  César!... 
La  difficulté  de  la  cause  ne  m'embarrassait  guère  moins 
que  le  reste.  »  En  effet,  s'il  accusait  un  homme  cou- 
pable de  crimesodieux,  celui-ci  n'en  était  pas  moins,  un 
personnage  consulaire,  septemvir  Epulon  -,  et,  de  plus, 
il  avait  le  prestige  du  malheur  puisqu'il  venait  déjà 
d'être  condamné  pour  crime  de  péculat. 

Le  discours  de  Pline  fut  très  long  ;  il  dura  près  de 
cinq  heures.  L'orateur  avait  reçu  comme  limite  du  temps 
quatorze  clepsydres  de  la  plus  grande  dimension  ^.  Il 
les  épuisa  toutes.  Son  ardeur  à  parler,  la  véhémence 
de  son  action,  l'énergie  de  sa  voix  firent  craindre  plu- 
sieurs fois  à  l'empereur  Trajan  que  Pline  n'allât  au  delà 
de  ses  forces.  Aussi  le  fit-il  avertir  à  diverses  reprises 
par  l'affranchi  placé  derrière  lui,  qu'il  eût  à  se  ménager 
et  à  ne  pas  oublier  la  faiblesse  de  sa  complexion.  Pline 
n'en  continua  pas  moins  jusqu'au  bout,  et  vit,  à  l'atti- 
tude de  l'assemblée,  qu'elle  partageaitsa  conviction.  «Je 
reçus  autant  d'applaudissements,  dit-il,  que  j'avais  eu  de 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  II,  11. 

'1.  Septemvir  e/julonum  ;  ces  magistrats,  au  nombre  de  trois 
d'abord,  puis  de  sept  à  partir  de  Sylla,  étaient  chargés  de  pré- 
parer les  fêtes  religieuses  et  d'ordonner  les  rites  sacrés  dans  les 
jeux  publics  et  les  processions.  Ils  présidaient  à  ces  solennités, 
et  prenaient  part  au  banquet  des  Lectislernia;  de  là  leur  nom 
d'Epulones. 

3.  La  taille  et  le  nombre  des  clepsydres  variaient  selon  l'im- 
portance du  procès.  Il  résulterait  de  ce  passage  de  Pline  que  la 
clepsydre  la  plus  grande  mettait  vingt  minutes  à  s'écouler. 

u.  —  21 


1 


322  CHAPITRE   XXIII. 

crainte....  Tout  ce  qui  me  paraissait  contraire  et  fâcheux 
avant  que  je  prisse  la  parole,  me  devint  favorable  quand 
je  le  dis.  »  La  fm  de  la  séance  fut  consacrée  à  la  défense 
de  Martianus  prononcée  par  Claudius  Marcellinus.  Le 
lendemain  Salvius  Liberalis,  comme  nous  l'avons  vu, 
plaida  pour  Marins  Priscus.  Tacite  répondit  à  Marcelli- 
nus et  à  Liberalis,  et  la  dernière  réplique,  appartenant 
selon  l'usage  à  la  défense,  fut  prononcée  pour  Marins,  le 
principal  accusé,  par  Catius  Fronto.  Celui-ci,  renon- 
çant à  une  justification  impossible,  s'appliqua  plus 
à  fléchir  les  juges  qu'à  prouver  l'innocence  de  son 
client. 

La  fixation  de  la  peine  souleva  des  débals  très  longs 
auxquels  Aquilius  Regulus  prit  une  part  peu  heureuse, 
comme  il  a  été  rapporté  plus  haut.  Marins  Priscus  fut 
condamné  à  verser  au  Trésor  les  700  000  sesterces  qu'il 
avait  reçus  de  Martianus,  et  banni  de  Rome  et  de  l'Italie. 
Martianus,  frappé  de  lu  même  peine,  fut  banni  même  de 
l'Afrique.  Un  complice  subalterne,  Hostilius  Firminus, 
ne  fut  pas  chassé  du  sénat,  comme  le  demandaient  quel- 
ques juges,  maisillui  fut  interdit  de  briguer,  à  l'avenir, 
toute  fonction  gouvernementale  dans  les  provinces. 
C'était  le  consul  désigné,  Cornutus  TertuUus,  qui  avait 
proposé  et  fait  adopter  ces  condamnations.  Pour  les 
trouver  sévères  et  proportionnées  aux  crimes  commis, 
il  faut  se  reporter  aux  usages  et  aux  préjugés  romains. 
Quant  à  Pline  et  à  Tacite,  outre  la  satisfaction  d'avoir 
accompli  leur  devoir  avec  conscience  et  éloquence,  ils 
obtinrent  la  récompense  la  plus  flatteuse.  Cornutus  pro- 
posa à  l'assemblée  de  voter  un  sénatus-consulte  ainsi 
conçu  :  «  Le  sénat,  reconnaissant  que  Tacite  et  Pline  se 
sont  acquittés  de  leur  fonction  avec  zèle  et  dévouement. 


plinr:  le  jeune  dans  les  causes  publiques.     323 

déclare  que  tous  deux  ont  dignement  rempli  leur  minis- 
tère *.  »  Le  sénat  et  l'empereur  donnèrent  leur  assenti- 
ment à  la  déclaration  de  Cornutus.  C'était  combler  les 
vœux  du  vaniteux  Pline  et  même  du  grave  Tacite. 

Quelques  mois  après  le  procès  de  Marins  Priscus, 
Pline  le  Jeune,  qui  se  trouvait  dans  sa  maison  de  cam- 
pagne de  Toscane,  s'occupait  de  construire  à  ses  frais  un 
ouvrage  public.  Préfet  du  Trésor  et  consul  désigné,  il 
avait  demandé  un  congé  et  comptait  se  reposer  des 
affaires,  quand  il  apprit  que  les  députés  de  la  Bétique, 
province  qu'il  avait  défendue  six  ans  auparavant  avec 
Herennius  Senecio,  contre  leurj  gouverneur  Bebius 
Massa,  étaient  venus  à  Rome  pour  traduire  en  justice 
leur  proconsul  Caecilius  Classicus,  et  demandaient  que 
Pline  fût  désigné  pour  soutenir  leur  cause.  Le  sénat 
avait  répondu  qu'il  y  consentirait,  si  les  députés  pou- 
vaient obtenir  Pline  de  lui-même.  Flatté  de  la  démarche 
et  surtout  du  décret,  bien  qu'il  feignît  d'en  être  con- 
trarié, Pline  revint  à  Rome  assister  à  la  séance,  où  les 
députés  renouvelèrent  leurs  instances  auprès  de  lui,  et 
invoquèrent  les  services  qu'il  leur  avait  déjà  rendus  et 
les  liens  du  patronage.  Le  sénat  se  montra  encore  une 
fois  favorable  à  leur  prière,  et  Pline,  qui  ne  demandait 
qu'à  céder,  s'exécuta  de  bonne  grâce  en  faisant  honneur 
à  ses  collègues  de  sa  détermination.  «  Maintenant,  dit-il, 
je  cesse  de  croire  que  mes  excuses  soient  valables  ^.  » 
Une  circonstance  particulière  donnait  à  ce  débat  un 
caractère  exceptionnel.  Le  principal  accusé  n'était  plus. 
«  Une  mort  fortuite  ou  volontaire,  mort  honteuse  et  tou- 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  II,  ll-r2. 

2.  Id.,  Ibid.,  m,  4. 


324  CHAPITRE  XXIII. 

tefois  équivoque  »,  dit  Pline  qui  n'explique  pas  le  sens 
de  ses  paroles,  avait  soustrait  Classicus  aux  consé- 
quences d'une  condamnation.  Cependant  la  province, 
s'appuyant  sur  une  loi  tombée  en  désuétude,  n'en  per- 
sistait pas  moins  à  demander  que  Taffaire  fût  poursui- 
vie malgré  la  mort  de  Classicus,  et  elle  obtint  gain  de 
cause. 

Caecilius  Classicus,  que  Pline  traite  de  personnage  vil, 
méchant  et  impudent,  avait  exercé  les  fonctions  de  pro- 
consul en  Bétique,  la  même  année  que  Marins  Priscus 
en  Afrique,  il  y  avait  usé  des  mêmes  procédés  de  rapine 
et  montré  la  même  cruauté.  Or  Priscus  était  originaire 
de  Bétique  et  Classicus  d'Afrique,  de  sorte  que  les  habi- 
tants de  la  Bétique  qui  trouvaient,  au  milieu  de  leur 
douleur,  le  temps  de  faire  des  jeux  de  mots,  disaient 
spirituellement  :  «  Fléau  j*ai  donné,  et  fléau  j'ai  i*eçu  '  ». 
La  culpabilité  de  Classicus  était  parfaitement  démontrée 
par  sa  mort  et  par  les  papiers  qu'il  avait  laissés.  On  y 
avait  trouvé  une  note  écrite  de  sa  main,  où  il  avait 
marqué  ce  qu'il  avait  tiré  de  chacune  de  ses  concussions. 
On  avait  en  outre  saisi  une  lettre  impudente  qu'il 
adressait  à  Rome  à  sa  maîtresse  et  où  étaient  ces  mots  : 
«  lo  !  lo  !  Je  suis  libre,  et  je  reviens  vers  toi  ;  voilà  déjà 
quatre  millions  de  sesterces  quej 'ai amassés  en  vendant 
une  partie  des  domaines  de  la  Bétique.  » 

Il  n'était  donc  pas  difficile  d'obtenirune  condamnation 
posthume  contre  lui.  Mais  il  avait  un  grand  nombre  de 
complices,  que  la  province  avait  compris  dans  la  plainte. 

2.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  III,  9.  Le  latin  dit  :  dedi  malum  et 
accepi.  La  plaisanterie  ne  peut  pas  se  rendre,  à  cause  des  sens  mul- 
tiples du  mot  malum,  mal,  méchant  homme,  coups,  etc.,  sens 
que  le  mot  mal  ou  fléau  ne  peut  pas  avoir  en  français. 


PLINE   LE  JEUNE   D\NS  LES  CAUSES   PUBLIQUES.      3213 

Pline  et  Lucceius  Albinus,  orateur  abondant  et  fleuri,  qui 
lui  avait  été  adjoint,  furent  d'avis  de  diviser  l'accusation 
dirigée  contre  eux.  Ils  craignirent,  en  dressant  une 
poursuite  collective,  de  faire  la  part  trop  belle  à  l'in- 
trigue et  à  la  fraude,  et  de  permettre  auxplus  coupables 
et  aux  plus  appuyés  d'échapper,  tandis  que  les  plus 
faibles  et  les  moins  criminels  seraient  seuls  condamnés. 
«  Nous  convînmes  d'imiter,  dit  Pline,  l'exemple  de  Ser- 
torius  qui  commanda  au  plus  robuste  de  ses  soldats 
d'arracher  à  la  fois  toute  la  queue  d'un  cheval,  et  au 
plus  faible,  de  ne  l'arracher  que  poil  à  poil.  Je  te  laisse 
compléterl'anecdote.Le  seul  moyen  de  triompher  d'une 
pareille  troupe  d'accusés  était  de  les  détacher  les  uns 
des  autres.  » 

C'est  ce  qu'il  fit  avec  son  collègue.  Il  comprit  dans  la 
première  poursuite,  outre  Classicus,  Bebius  Probus  et 
Fabius  Hispanus,  ses  officiers  principaux.  Tous  deux 
jouissaient  d'un  certain  crédit  ;  Hispanus  avait  même  de 
l'éloquence.  Pline  n'eut  pas  de  peine  à  prouver  les 
crimes  de  Classicus,  démontrés  par  ses  propres  papiers. 
Mais  comme  Probus  et  Hispanus,  sans  nier  les  charges 
qui  pesaient  sur  eux,  rejetaient  tous  les  torts  sur  Classi- 
cus, et  prétendaient  n'avoir  agi  que  d'après  ses  ordres, 
Pline  s'efforça  de  ruiner  d'avance  leur  système  de  dé- 
fense. Il  s'appliqua  à  démontrer  qu'il  y  avait  crime  à 
exécuter  l'ordre  d'un  gouverneur  dans  une  chose  mani- 
festement injuste.  Cette  argumentation  obtint  un  plein 
succès.  Elle  eut  encore  pour  résultat  d'embarrasser 
l'avocat  des  accusés,  Claudius  Restitutus,  orateur  cepen- 
dant exercé,  et  prompt  à  la  riposte.  Il  confessa  plus 
tard  «  qu'il  n'avait  jamais  été  si  troublé  ni  si  décon- 
certé qu'en  se  voyant  arracher  et  enlever  d'avance  les 


326  CHAPITRE  XXIII. 

seules  armes  où  il  avait  mis  toute  sa  confiance  ».  La 
sentence  du  sénat  fut  sévère.  Il  sépara  les  biens  que 
Classicus  possédait,  avant  de  prendre  possession  de  son 
gouvernement,  de  ceux  qu'il  avait  acquis  depuis.  Les 
premiers  furent  rendus  à  sa  fille  ;  les  autres  furent 
abandonnés  à  la  province.  En  outre,  tous  les  créanciers 
qu'il  avait  payés,  durent  restituer  les  sommes  qu'ils 
avaient  reçues.  Quanta  Bebius  Probus  et  à  Fabius  His- 
panus,  ils  furent  exilés  pour  cinq  ans. 

Quelques  jours  après,  Pline  et  Lucceius-Âlbinus  accu- 
sèrent Clavius  Fuscus,  gendre  de  Classicus  et  Stillonius 
Priscus,  qui  avait  été  tribun  d'une  cohorte  sous  ses 
ordres.  Celui-ci  fut  banni  de  l'Italie  pour  deux  ans, 
mais  Fuscus  fut  renvoyé  des  fins  de  la  plainte.  Cet  in- 
succès décida  les  deux  accusateurs  à  en  finir  d'un  seul 
coup,  dans  une  troisième  audience,  avec  le  reste  des 
accusés.  Casta,  la  femme  de  Classicus,  et  sa  fille  étaient 
du  nombre.  Comme  aucun  soupçon  ne  pesait  sur  cette 
dernière,  Pline  crut  devoir  se  désister  de  toute  plainte 
contre  elle.  «  Lors  donc,  dit-il,  qu'à  la  fin  de  mon  dis- 
cours j'arrivai  à  son  nom  ;  n'ayant  plus  à  craindre, 
comme  je  l'aurais  eu  au  commencement,  d'ôter  à  l'accu- 
sation quelque  chose  de  son  poids,  je  crus  qu'il  était 
honorable  de  ne  pas  accabler  l'innocence.  Je  le  dis 
hautement  et  de  plusieurs  façons.  Tantôt  je  demandai? 
aux  députés  de  la  Bétique  s'ils  m'avaient  produit 
quelque  fait  qu'ils  eussent  l'espérance  de  prouver. 
Tantôt  je  priais  le  sénat  de  me  dire  s'il  croyait  que, 
dans  le  cas  où  j'aurais  un  peu  d'éloquence,  je  devais  en 
abuserpour  enfoncer  le  fer  dans  la  gorge  d'une  personne 
innocente.  Enfin  je  terminai  mon  développement  par 
ces  mots:  «Tu  es  donc  juge,  va-t-on  me  dire  ?  Non;  je  ne 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.      327 

«  suis  pas  juge,  mais  je  me  souviens  que  j'ai  été  tiré  du 
«  nombre  des  juges  pour  plaider  cette  affaire  ».  Les  uns 
ont  été  absous  ;  la  plupart  ont  été  condamnés  et  même 
exilés,  les  uns  à  temps,  les  autres  pour  toujours.  Telle 
a  été  la  fin  de  cette  grande  cause.  Le  même  sénatus-con- 
sulte  rendit  un  témoignage  solennel  à  notre  zèle,  à  tiotre 
loyauté,  à  notre  fermeté  ;  c'était  le  seul  prix  qui  pût  ré- 
compenser dignement  tant  de  peines  ^  » 

Les  derniers  mots  de  Pline  n'ont  rien  d'exagéré.  Ce 
n'était  pas  une  petite  affaire  de  conduire  les  débats  d'un 
procès  criminel,  où  se  trouvaient  intéressés  de  nom- 
breux coupables,  appartenant  tous  à  des  familles  puis- 
santes et  considérées,  où  il  y  avait  tant  de  témoins  à 
interroger,  à  raffermir,  à  réfuter,  tant  de  plaidoiries 
différentes  à  prononcer,  tant  de  controverses  à  soutenir, 
tant  de  répliques  à  entendre  et  à  combattre.  En  outre, 
à  combien  de  sollicitations  secrètes,  présentées  par  des 
voix  amies,  il  fallait  résister,  sans  compter  les  partia- 
lités hautement  avouées  que  parfois  on  rencontrait  ! 
Ainsi,  tandis  que  Pline  parlait  contre  un  des  accusés  qui 
avait  le  plus  de  crédit,  quelques  juges  allèrent  jusqu'à 
l'interrompre  et  l'obligèrent  à  leurlancer  cette  vive  apos- 
trophe :  «  Eh  !  laissez-moi  continuer,  cet  homme  n'en 
sera  pas  moins  innocent,  lorsque  j'aurai  tout  dit.  » 
Enfin,  dans  ces  vastes  procès,  il  y  avait  toujours  quelque 
surprise.  L'un  des  témoins  ayant  accusé  iNorbanus 
Licinianus,  député  de  la  Bétique,  de  s'être  laissé  cor- 
rompre par  Casta,  femme  de  Classicus,  Norbanus,  ([ui 
était  odieux  à  plus  d'un  titre,  fut  aussitôt  l'objet  d'une 
poursuite   particulière  ;  et   du  banc   des   accusateurs, 

I.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  III,  'J. 


, 


328  CHAPITRE  XXIII. 

passa  sur  celui  des  accusés ^  Il  fut  condamné  à  l'exil, 
sous  l'inculpation  de  s'être  laissé  corrompre  par  Casta. 
Mais,  par  une  contradiction  qui  paraîtrait  inexplicable, 
si  Pline  ne  révélait  pas  la  véritable  cause  de  la  sévérité 
déployée  contre  Norbanus,  Casta  fut  déclarée  innocente. 
On  punissait  l'un  pour  s'être  laissé  corrompre,  et  on 
proclamait  que  l'autre  n'avait  pas  corrompu.  En  vain 
Pline  fit  ressortir  la  contradition  choquante  que  pré- 
sentaient les  deux  sentences,  on  ne  l'écouta  pas,  et  il  eut 
fort  à  faire  pour  défendre  les  autres  députés  de  la 
Bétique  contre  les  attaques  virulentes  de  Salvius  Libe- 
ralis.  Il  était  temps  que  le  procès  se  terminât  :  autre- 
ment on  eût  vu  les  accusateurs  transformés  à  leur  tour 
en  accusés. 

L'accusation  portée  par  les  habitants  de  la  Bétique 
contre  leur  gouverneur  valut  à  Pline  le  Jeune  beaucoup 
de  réputation,  et  lui  procura  la  clientèle  de  cette  riche 
province.  Mis  en  goût  par  ce  succès,  il  oublia  les 
fatigues  et  les  ennuis  qu'il  avait  ressentis  plus  d'une 
fois  dans  ce  débat  important,  et  accepta  la  même  année 
de  plaider  une  cause  du  même  genre,  Tan  101.  Cette 
fois,  il  parut  dans  le  sénat,  non  comme  accusateur,  mais 
comme  avocat  de  l'accusé,  Julius  Bassus,  poursuivi 
pour  concussion  par  la  province  de  Bithynie.  Julius 
Bassus  était  célèbre  par  ses  malheurs.  Il  avait  été  déjà 
traduit  devant  le  sénat,  sous  le  règne  de  Vespasien,  par 
deux  simples  particuliers  :  son  affaire,  après  être  restée 
longtemps  pendante,  s'était  terminée  à  son  avantage. 
Sous  le  règne  de  Titus,  il  vécut  dans  la  retraite  comme 

1.  Voir  au  chapitre  précédent,  l'oi'ateur  Salvius  Liberalis. 


PLINE   LE  JEUNE  DANS   LES  CAUSES   PUBLIQUES.      329 

ami  de  Domitien,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'être  accusé 
plus  tard  par  les  délateurs  de  ce  prince  et  condamné  à 
l'exil. 

Nerva  lui  donna  le  gouvernement  de  la  Bithynie  pour 
le  consoler  de  ses  disgrâces,  mais,  à  son  retour, 
Bassus,  malgré  son  grand  âge,  fut  dénoncé  par  sa  pro- 
vince. Bien  qu'il  faille  se  méfier  ici  du  témoignage  de 
Pline,  son  avocat,  il  ne  semble  pas  que  les  délits  repro- 
chés par  Bassus  fussent  bien  graves.  Ancien  questeur  en 
Bithynie,  plus  tard  gouverneur  de  cette  province, 
Bassus  s'y  était  fait  des  amis,  il  avait  donné  dés  présents, 
il  en  avait  reçu,  surtout  aux  Saturnales  et  à  l'anniversaire 
de  sa  naissance.  Il  ne  s'en  cachait  pas,  il  l'avait  déclaré 
à  plusieurs  personnes  et  même  à  Trajan.  Les  envoyés 
de  la  province  appelaient  ces  présents  des  vols  et  des 
concussions.  C'était  le  point  à  discuter.  Ce  qui  ajoutait 
à  la  difficulté  de  la  cause,  c'est  que  la  loi  défendait  aux 
gouverneurs  de  recevoir  même  des  présents.  Or,  en 
présence  des  aveux  de  Bassus,  il  s'agissait  d'amener 
les  sénateurs  à  rendre  la  sentence  la  plus  douce  et  la 
plus  favorable  à  l'honneur  de  l'accusé. 

Les  accusateurs  qui  parlèrent  en  premier  lieu  furent 
Pomponius  Rufus  Yarenus  *  dont  la  parole  véhémente 
était  pleine  de  ressources,  et  Theophanes,  un  des  dé- 
putés de  Bithynie,  que  des  ressentiments  personnels 
excitaient  contre  Bassus,  et  qui  avait  soulevé  toute  l'af- 
faire. Pline  et  Lucceius  Albinus,  qui  déjà  avaient  plaidé 
ensemble  contre  Classicus,  se  partagèrent  la  défense. 
La  loi  qui  limitait  à  six  heures  le  temps  accordé  à  l'ac- 
cusation, en  allouait  neuf  à  la  défense  ;  sur  les  instances 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  IV,  9. 


330  CHAPITRE  XXIII. 

de  Bassus,  Pline  en  prit  cinq  pour  son  plaidoyer.  Bassus 
avait  tracé  à  son  avocat  la  marche  que  celui-ci  devait 
suivre. 

«  Il  m'avait  chargé,  dit  Pline,  de  poser  les  bases 
de  sa  justification,  de  parler  de  l'illustration  de  son 
origine  et  de  ses  malheurs,  des  attaques  des  déla- 
teurs dont  il  avait  été  victime,  enfin  des  causes  qui  lui 
avaient  valu  la  haine  des  Bithyniens  factieux  et  en  par- 
ticulier de  Theophanes.  Il  voulait  surtout  que  je  répon- 
disse à  l'accusation  des  présents,  la  plus  forte  portée 
contre  lui  ;  car,  sur  tous  les  autres  griefs,  plus  graves 
en  apparence,  loin  d'être  coupable,  il  méritait  même 
des  éloges.  »  Pline  se  conforma  au  désir  de  son  client, 
mais  il  avoue  que  la  question  des  présents  l'embarrassa 
beaucoup.  Il  ne  voulait  ni  implorer  l'indulgence  des 
juges,  ce  qui  était  reconnaître  la  culpabilité  de  son 
client,  ni  justifier  sa  conduite,  ce  qui  eût  été  imprudent, 
en  face  des  termes  précis  de  la  loi.  «  En  présence  de 
cette  difficulté,  dit-il,  je  résolus  de  prendre  un  moyen 
terme,  et  je  crois  y  avoir  réussi.  »  Seulement,  il  oublie 
de  nous  dire,  ce  qu'il  serait  important  de  savoir  au 
point  de  vue  de  l'art  oratoire,  en  quoi  ce  moyen  terme 
consistait. 

Il  parla  le  premier  jour  trois  heures  et  demie.  Il 
hésitait  à  reprendre  la  parolele  lendemain,  pour  achever 
l'heure  et  demie  qu'on  lui  avait  réservée.  Il  croyait 
arriver  en  moins  bonnes  dispositions  devant  un  audi- 
toire inattentif  et  refroidi.  Il  céda  aux  instances  de 
Bassus  et  n'eut,  à  ce  qu'il  dit,  qu'à  s'en  applaudir,  tant 
les  sénateurs  parurent  plutôt  mis  en  goût  que  rassasiés 
par  son  discours  précédent.  Lucceius  Albinus  parla 
ensuite  :  «  Il  entra  si  bien  dans  ce  que  j'avais  dit,  con- 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.      331 

tinue  Pline,  que  nos  discours  offrirent  l'agrément  de 
deux  pièces  différentes,  et  semblèrent  n'en  former 
qu'une.  »  Les  répliques  furent  prononcés  par  Herennius 
PollionetparTheophanes.  Le  premier  montra  de  la  force, 
l'autre  déploya  tant  de  prolixité,  qu'il  dut  plaider  aux 
lumières,  et  qu'il  fatigua  l'assistance.  Le  troisième  jour 
de  l'affaire  fut  consacré  aux  répliques  de  Titius  Homu- 
lus  et  de  Fronto  en  faveur  de  Bassus.  Enfin,  le  qua- 
trième jour,  après  qu'on  eut  entendu  les  témoins,  on 
opina  pour  la  sentence. 

Bebius  Macer,  consul  désigné,  s'en  tenant  à  l'aveu  de 
Bassus  qu'il  avait  reçu  des  présents,  voulait,  aux 
termes  de  la  loi,  qu'il  fôt,  pour  ce  chef,  déclaré  con- 
vaincu de  péculat.  Caepio  Hispo,  au  contraire,  recon- 
naissant que,  malgré  la  loi,  ces  sortes  de  présents 
étaient  tolérés  et  passés  en  usage,  invitait  le  sénat 
à  adoucir,  suivant  son  droit,  les  rigueurs  de  sa  sen- 
tence, et,  sans  toucher  à  l'honneur  de  Bassus,  à  le 
renvoyer  devant  un  tribunal  civil.  Cet  avis  prévalut 
Mais  ce  qui  rend  particulièrement  curieuses  ces  grandes 
affaires  criminelles  qui  passionnaient  les  Romains  sous 
l'empire,  c'est  que  le  procès  de  Bassus  faillit  se  terminer 
comme  celui  de  Classicus.  Il  s'en  fallut  de  peu  que 
Théophanes,  l'accusateur,  ne  fût  accusé  à  son  tour, 
comme  Norbanus  Licinianus  l'avait  été.  Valerius  Paul- 
linus  voulait  qu'on  le  poursuivît  pour  les  mêmes  faits 
qu'il  avait  reprochés  à  Bassus,  c'est-à-dire  pour  avoir 
reçu  des  présents,  et  il  l'aurait  emporté  sans  les  consuls 
qui  laissèrent  tomber  l'affaire.  Bassus  fut  accueilli  en 
sortant  du  sénat  par  des  applaudissements  unanimes. 
Quant  à  son  avocat,  Pline,  il  se  mit  aussitôt  à  écrire  à 
son  ami  Ursus  les  détails  de  cette  affaire  en  lui  annonçant 


332  CHAPITRE  XXIII. 

l'envoi    prochain   de  son  plaidoyer'.   Celui-ci   a    péri 
comme  tous  les  autres. 

Peu  de  temps  après  le  procès  de  Julius  Bassus,  les 
Bithyniens,  qui  jouaient  de  malheur  avec  leurs  procon- 
suls, ou  qui  avaient  l'esprit  processif  et  peu  endurant, 
reparurent  dans  le  sénat.  Ils  venaient  se  plaindre  de 
leur  gouverneur  Pomponius  Rufus  Varenus,  celui-là 
même  qu'ils  avaient  demandé  et  obtenu  du  sénat,  l'année 
précédente,  comme  défenseur  contre  Bassus.  Varenus 
prit  pour  avocats  Pline  le  Jeune  et  HomuUus.  Les 
orateursdes  Bithyniens  étaient  l'un  des  députés,  Fonteius 
Magnus,et  Nigrinus.  Pline  parle  de  concussions,  mais  il 
néglige  de  dire  quels  étaient  les  griefs  particuliers 
reprochés  à  Varenus.  En  revanche,  il  s'étend  sur  les 
incidents  que  présenta  ce  procès.  Lorsque  les  Bithyniens, 
introduits  dans  le  sénat,  eurent  demandé  la  permission 
de  poursuivre  leur  proconsul,  Varenus  demanda,  de  son 
côté,  qu'il  lui  fût  permis  de  faire  entendre  les  témoins 
qui  pouvaient  servir  à  sa  justification.  C'était,  sous  une 
apparence  de  justice,  un  moyen  dilatoire,  qui  renvoyait 
le  débat  à  une  époque  indéterminée.  L'usage,  à  défaut 
de  prescription  précise  de  la  loi,  s'y  opposait.  En  effet, 
le  droit  de  poursuite  fût  devenu  illusoire  pour  les  pro- 
vinces si,  outre  la  difficulté  d'obtenir  l'autorisation 
d'accuser,  il  leur  eût  fallu  attendre  encore,  pendant  de 
longs  mois,  la  venue  des  témoins  invoqués  par  l'accusé. 
Celui-ci,  qui  avait  intérêt  à  différer  le  procès,  n'aurait 
pas  manqué  de  profiter  de  la  distance  et  de  la  difficulté 
des  communications,  pour  lasser  la   patience    de  ses 

I.  Pline  le  Jeune,  Lellres,l\,  9. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.  333 
;t(lvLTsaires.  Aussi,  les  Bithyniens  s'opposèrent-ils  à  ce 
([uele  sénat  admît  la  requête  de  Varenus.  Celui-ci,  insis- 
tant de  son  côté,  le  débat  s'ouvrit  aussitôt  sur  cette 
première  question. 

Pline  prit  alors  la  parole  en  faveur  de  son  client'.  «  Je 
parlai  pour  lui,  dit-il,  non  sans  résultat  :  Bien  ou  mal, 
c'est  une  autre  affaire,  tu  le  verras  par  mon  plaidoyer.  » 
Cette  réserve  est  significative  chez  Pline,  elle  n'indique 
pas  qu'il  soit  très  satisfait  de  son  discours.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Fonteius  Magnus,  le  député  bithynien,  lui 
répondit.  Pline  apprécie  son  discours  d'une  façon 
dédaigneuse:  il  est  vrai  qu'il  s'agit  d'un  adversaire. 
«  Beaucoup  de  mots,  très  peu  de  choses.  C'est,  du  reste, 
la  coutume  des  Grecs  comme  lui.  La  volubilité  leur  tient 
lieu  d'abondance;  leurs  périodes  longues  et  glacées 
roulent  comme  un  torrent  et  tout  d'une  haleine.  Aussi 
Julius  Candidus  dit  avec  esprit  :  «  Autre  chose  est  l'élo- 
«  quence,  autre  chose  est  laloquacité  ».Cettelongue  plai- 
doirie, succédant  à  celle  de  Pline,  avait  duré  jusqu'à  la 
fin  de  la  séance.  Le  lendemain  Homullus  parla  en  faveur 
de  Varenus  avec  habileté,  force  et  élégance,  et  Nigrinus 
lui  répondit  d'une  manière  serrée,  pressante  et  fleurie. 
On  alla  aussitôt  aux  voix,  et,  malgré  l'opposition  d'Aci- 
lius  Rufus,  le  sénat  accorda  aux  Bithyniens  et  à  Vare- 
nus ce  qu'ils  demandaient.  Les  uns  eurent  le  droit  de 
poursuivre;  l'autre,  celui  d'appeler  ses  témoins.  En 
réalité  Varenus  l'emportait;  c'était  pour  Pline  un  succès 
de  mauvais  aloi.  Aussi  il  triomphe  modestement  et  se 
borne  à  dire  :  «  Nous  avons  obtenu  une  chose  qui  n'est 
pas  autorisée  par  la  loi,  ni  suffisamment  usitée,  juste 
cependant.  Pourquoi  juste?  Mon  plaidoyer  te  le  dira.  » 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  V,  20, 


334  CHAPITRE  XXIII. 

Son  plaidoyer  l'avait  déjà  dit  aux  sénateurs,  mais, 
malgré  le  vote  favorable  quïl  avait  obtenu,  n'avait  pas 
convaincu  tout  le  monde.  Pline  en  fit  l'expérience.  A  la 
réunion  suivante  de  l'assemblée,  où  l'ontraitait  une  toute 
autre  affaire,  le  préteur  Licinius  Nepos  revint  sur  le 
procès  de  Varenus.  Il  attaqua  violemment  la  décision 
rendue.  Il  demanda  aux  consuls  de  faire  décider  par  le 
sénat  si  l'on  suivrait  dorénavant,  dans  les  procès  de 
concussion,  la  jurisprudence  usitée  pour  les  accusations 
de  brigue,  et  si  l'on  permettrait  à  l'accusé,  aussi  bien 
qu'à  l'accusateur,  de  produire  des  témoins.  Il  était  un 
peu  tard  pour  présenter  ces  remontrances  à  propos  d'une 
affaire  jugée.  C'est  ce  que  le  préteur,  Jubentius  Celsus, 
se  chargea  de  faire  sentir  à  Népos.  Celui-ci  s'emporta 
et  répliqua  avec  vivacité  :  l'affaire  s'envenima.  Les  deux 
préteurs  en  vinrent  aux  injures  grossières,  tour  à  tour 
excités  ou  calmés  par  les  sénateurs  que  cette  dispute 
amusait,  et  qui  couraient  de  l'un  à  l'autre,  à  mesure 
qu'ils  parlaient,  pour  écouter  leurs  invectives.  Pline 
gémit  de  cette  scène  qui  lui  parait  indigne  du  sénat  et 
des  deux  magistrats.  Ce  qui  le  révolte  avec  plus  de  rai- 
son, et  n'est  pas  moins  curieux  pour  nous,  «  c'est  que 
l'un  était  instruit  de  ce  que  l'autre  avait  préparé.  Celsus 
répondait  à  Nepos  d'après  une  feuille  de  papier,  et 
Nepos  avait  sa  réplique  écrite  sur  ses  tablettes.  L'indis- 
crétion de  leurs  amis  leur  permettait  de  se  quereller, 
comme  s'ils  s'étaient  communiqué  d'avance  ce  qu'ils 
allaient  se  dire  ' .  » 

Toutefois  l'affaire  de  Yarenus  ne  devait  pas  en  rester 
là,  et  la  querelle  scandaleuse,  débattue  au  sénat,  eut  un 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  VI. 


PLLNE  LE  JEUNE  DANS   LES  CAUSES   PUBLIQUES.      335 
lendemain  plus  honorable  pour  les  membres  de  l'assem- 
blée. Les  Bitliyniens,  qui  avaient  provoqué  ce  retour  sur 
la  délibération  favorable  à  Varenus,  étaient  gens  tena- 
ces ;  ils  ne  se  regardèrent  pas  comme  battus,  malgré  ce 
double  insuccès.  Ils  revinrent  à  la  charge  auprès  des 
consuls  dont  l'un,  Acilius  Rufus,  était  favorable  à  leur 
cause.  Ils  se  plaignirent  à  eux  du  sénatus-consulte  qui 
permettait  à  Rufus  Varenus  d'évoquer  ses  témoins  à 
décharge.  Ils  firent  plus,  ils  allèrent  trouver  l'empereur 
Trajan,  et  implorèrent  son  appui.  Pline  trouve  leur  opi- 
niâtreté pleine  d'inconvenance  ;  on  ne  peut  cependant 
qu'y  applaudir.  Elle  prouve  leur  bon  droit.  Elle  montre 
en  outre,  à  l'honneur  de  l'empire,  combien  la  situation 
des  provinces  était  plus  heureuse,  et  entourée  de  plus 
de  garanties  sous  les  empereurs,  que  dans  les  temps  les 
plus  vantés  de  l'ancienne  République.  Quelle  n'eût  pas 
été  l'indignation  de  Rome  tout  entière  si,  déboutés,  par 
quelque  artifice  de  procédure,  de  leur  poursuite  contre 
Verres,  les  Siciliens  avaient  refusé  de  se  soumettre  à  la 
décision  du  sénat,  et  en  avaient  appelé  du  sénat  violant 
la  loi  au  sénat  mieux  informé  !  C'est  ce  que  firent  les 
Bithyniens  en  recourant  à  l'intervention  toute-puissante 
de  Trajan. 

L'empereur,  qui  cherchait  en  toute  occasion  à  rendre 
au  sénat  son  crédit,  ne  voulut  pas  dans  cette  circon- 
stance y  porter  atteinte,  et  trancher  l'affaire  lui-même. 
Il  renvoya  les  députés  Bithyniens  devant  le  sénat. 
L'assemblée,  il  faut  le  dire  à  sa  louange,  se  montra  sou- 
cieuse de  sa  dignité.  Partagée  entre  le  désir  de  plaire  à 
l'empereur,  et  la  honte  de  se  déjuger,  elle  prit  le  parti 
le  plus  honnête.  Malgré  les  efforts  de  Glaudius  Capito  et 
d'Acilius  Rufus,  elle  se  rangea  à  l'avis  de  Catius  Fronto 


33G  CHAPITRE  XXIII. 

qui  demandait  le  maintien  de  la  première  décision.  Sauf 
huit  sénateurs,  tous  les  autres,  même  ceux  qui  avaient  voté 
d'abord  contre  Yarenus,  déclarèrent  qu'on  ne  pouvait 
plus,  après  lesénatus-consulte,  lui  refuser  ce  qu'il  avait 
obtenu.  Ils  ajoutèrent  qu'avant  la  sentence  chacun 
pouvait  voter  suivant  son  opinion,  mais  qu'une  fois  le 
vote  acquis,  tous  devaient  maintenir  avec  fermeté  la 
décision  de  la  majorité.  Varenus  eut  donc  le  droit  de 
citer  des  témoins  à  décharge.  Cette  lutte  obstinée,  dès  le 
début  du  procès,  faisait  craindre  à  Pline  des  difficultés 
sérieuses  pour  la  suite.  «  Juge,  dit-il  à  son  correspon- 
dant, quels  assauts  j'aurai  à  soutenir  dans  le  véritable 
combat,  puisque,  dès  les  premiers  engagements,  les 
adversaires  font  preuve  de  tant  d'acharnement*  !  » 

Il  se  trompait.  Les  Bithyniens,  battus  dans  la  question 
préjudicielle,  semblent  avoir  renoncé  à  la  lutte.  La 
permission  accordée  à  Varenus  de  faire  venir  ses  témoins 
des  extrémités  d'une  province  si  éloignée,  et  de  tirer 
l'affaire  en  longueur,  équivalait  à  une  fm  de  non-rece- 
voir.  Les  députés  se  voyaient  condamnés  à  séjourner  à 
Rome,  plusieurs  années,  loin  de  leurs  affaires  person- 
nelles, exposés  à  des  dépenses  considérables.  Ils  préfé- 
rèrent en  rester  là  ;  ils  abandonnèrent  sans  doute  la 
poursuite  contre  Varenus.  S'ils  persistèrent,  nous  l'igno- 
rons. Mais  on  ne  voit  pas  que  Pline,  qui  n'aurait  pas 
délaissé  son  client,  ait  plaidé  pour  lui.  Dans  une  lettre 
même  où  il  énumère  les  causes  publiques  qu'il  a  soute- 
nues, il  ne  parle  que  du  discours  prononcé  pour  Varenus 
au  début  de  son  procès.  «  En  dernier  lieu,  dit-il,  j'ai 
plaidé  pour  Varenus,  qui  demandait  à  faire  entendre  des 

1    Pline  le  Jeune,  Lettres,  W,  l-i. 


PLINE  LE  JEUNE  DANS  LES  CAUSES  PUBLIQUES.  337 
témoins  en  sa  faveur.  Je  l'ai  obtenu.  A  l'avenir,  je  sou- 
haite d'être  chargé  uniquement  des  affaires  que  je  serais 
disposé  de  moi-même  à  entreprendre  ' .  »  C'était  un  adieu 
définitif  aux  grandes  affaires  plaidées  devant  le  sénat.  Il 
n'en  est  plus  fait  mention  dans  la  correspondance  de 
Pline.  Son  silence,  rapproché  des  détails  abondants 
qu'il  donne  sur  les  causes  publiques  dont  il  vient 
d'être  question,  autorise  à  croire  qu'il  n'intervint  plus 
dans  les  luttes  de  ce  genre,  et  qu'il  se  borna  dès  lors  à 
paraître  devant  le  tribunal  des  centumvirs,  où  il  se 
sentait  plus  à  l'aise  et  qu'il  préférait  à  tout  autre. 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres,  VI,  29. 


CHAPITRE  XXIV 

PLINE  LE  JEUNE,  ORATEUR  POLITIQUE. 

Panégyrique  deTrajan.  —  Le  plan.  —  Le  style.  —  Le  côté  poli- 
tique du  discours.  —  L'adoption  dans  la  famille  impériale.  — 
Autres  écrits  de  Pline.  —  Biographie  de   Vestricius  Cottius. 
Poésies.  —  Libéralité  de  Pline  attestée  par  les  inscriptions. 

Quelque  différence  qu'il  y  eût  entre  les  consuls  dési- 
gnés par  le  sénat,  nommés  par  les  empereurs,  et  les 
consuls  élus  au  Champ  de  Mars  à  l'époque  de  la  Répu- 
blique, les  Romains,  scrupuleux  observateurs  des  an- 
ciens usages,  observaient  sous  l'empire  presque  toutes 
les  formalités  qui  avaient  existé  dans  les  siècles  de 
liberté.  Jusqu'à  Auguste,  le  premier  soin  des  consuls, 
en  inaugurant  leurs  fonctions,  était  de  convoquer  le  sé- 
nat et  de  renouveler  devant  lui  le  serment  qu'ils  avaient 
fait,  après  leur  élection,  d'observer  les  lois'.  Puis  ils 
consultaient  l'assemblée  sur  l'ordre  des  jours  sacrés 
du  peuple  latin  et  sur  les  affaires  relatives  à  la  reli- 
gion'^ 
Sous  l'empire,  ces  formalités  subsistaient  encore  avec 

1.  Tite-Live,  XXXI,  50. 

2.  Ovide,  Politiques,  IV,  4,  9;  Tite-Live,  XXI,  G3. 


PLINE  LE  JEUNE,   OR\TEUK  POLITIQUE.  339 

quelques  modifications.  Les  consuls,  en  entrant  en 
charge,  prêtaient  serment  de  garder  les  lois,  entre  les 
mains  de  l'empereur,  s'il  était  présent,  ou,  en  son  ab- 
sence, entre  les  mains  des  consuls  précédents.  Puis,  à 
la  première  assemblée  du  sénat  qui  suivait  leur  élection, 
ils  adressaient  leurs  remerciements  à  l'empereur,  dans 
un  discours  préparé,  où  ils  vantaient  les  vertus  du 
prince.  Ils  ne  prenaient  pas  la  pai'ole  dès  le  début  de 
la  séance.  Ils  attendaient  qu'une  question  eût  été  sou- 
mise à  la  délibération  des  sénateurs.  Ensuite,  lorsque  la 
discussion  s'engageait,  l'empereur  ou  celui  qui  prési- 
dait à  sa  place,  s'adressait  à  eux  en  premier  lieu  comme 
consuls  désignés;  alors  les  nouveaux  consuls  se  levaient, 
ils  exprimaient  leur  reconnaissance  au  prince  de  la 
distinction  dont  ils  avaient  été  l'objet,  et  épuisaient 
toutes  les  formules  de  la  flatterie  pour  célébrer  ses  ver- 
tus. C'est  ainsi  que  les  plus  mauvais  empereurs  pou- 
vaient chaque  année,  et  même  plusieurs  fois  par  année, 
suivant  le  nombre  des  consuls  qu'ils  avaient  nommés', 
entendre  vanter  leurs  bienfaits,  leur  courage,  leur  clé- 
mence et  leur  bonté.  Ces  éloges,  écoutés  avec  indigna- 
tion et  colère  à  l'origine,  n'inspiraient  plus  à  la  longue, 
par  la  monotonie  et  la  banalité  de  la  louange,  que  le 
dégoût  et  l'ennui".  On  disait  de  cette  harangue  :  honore, 
ou  in  honorem  principis  censere^. 

Lorsqu'en  l'année  100  de  notre  ère,  Pline  le  Jeune 
prit  possession  du  consulat,  il  se  conforma  à  la  coutume 


1.  Sous  Pempereur  Commode  (Lampride,  VI)  on  vit  vingt-cinq 
consuls  dans  une  année  ;  d'ordinaire,  on  en  créait  Douze  qui  j-es- 
taient  deux  mois  en  fonction. 

2.  Pline,  III,  13,  18. 

3.  Pline,  Panégyrique,  54. 


340  CHAPITRE    XXIV. 

avec  empressement.  Orateur  disert,  fleuri,  amoureux  de 
l'éloquence,  il  attendait  impatiemment  une  occasion  si 
favorable  qui  devait  lui  permettre  démontrer,  dans  leur 
plus  beau  jour,  ses  qualités  oratoires.  En  outre,  c'était 
de  Trajan  qu'il  s'agissait.  L'éloge  qu'il  allait  prononcer 
ne  devait  rien  coûter  à  sa  conscience  ni  à  sa  sincérité. 
Pour  quelqu'un  qui  avait  vu  les  misères  et  les  cruautés 
du  règne  de  Domitien,  Trajan  était  l'idéal  de  toutes  les 
vertus.  Sa  bonté,  sa  justice,  sa  déférence  pour  le  sénat, 
ses  victoires  sur  les  ennemis  de  l'empire,  son  habileté 
d'administrateur,  son  activité  infatigable,  étaient  autant 
de  sujets  qui  appelaient  l'éloge,  et  qui,  chose  rare 
jusque-là,  le  méritaient.  Pline  prononça  donc,  devant 
le  sénat,  mais  en  l'absence  de  Trajan  retenu  loin  de 
Rome,  un  éloge  qu'il  rehaussa  de  toutes  les  qualités  de 
composition  et  de  style,  que  son  talent  et  son  expérience 
de  la  parole  purent  lui  fournir.  Il  fut  accueilli  non  seu- 
lement avec  les  applaudissements  de  commande,  qu'ob- 
tenaient toujours  les  harangues  où  il  était  question 
du  prince,  mais  avec  cette  approbation  sincère  et  con- 
vaincue, où  l'on  sent  que  l'auditoire  est  en  com- 
munion d'idées  avec  l'orateur,  admire  son  talent,  et 
goûte  en  même  temps  sa  personne  et  le  sujet  qu'il  a 
choisi. 

La  harangue  prononcée  par  Pline  obtint  donc  un  lé- 
gitime succès.  S'il  n'avait  eu  que  de  la  vanité,  l'orateur 
pouvait  se  déclarer  satisfait,  maisil  était  encore  écrivain. 
Ilaimaitl'éloquenceavecpassion,  et,  à  l'exemple  deCicé- 
ron,  il  croyait  n'avoir  rien  fait,  tant  que  le  discours 
prononcé  n'avait  pas  été  transcrit,  revu,  corrigé  «  et 
considérablement  augmenté  »,  L'usage  et  la  nécessité 
de  placer  son  discours  d'ouverture,  entre  une  délibération 


PLINE   LE   JEUXE,    ORATEUR   POLITIQUE.  341 

commencée  et  le  vote  de  l'assemblée,  ne  lui  avaient  pas 
permis  de  s'étendre  à  son  gré.  Il  avait  dû  resserrer  ses 
idées,  s'interdire  tout  développement.  En  un  mot,  il 
n'avait  prononcé  que  le  sommaire  de  son  discours,  que 
la  matière  de  son  panégyrique.  Il  reprit  alors  sa  ha- 
rangue en  sous-œuvre,  comme  il  avait  l'habitude  de  le 
faire  pour  tous  ses  discours  judiciaires,  civils  ou  crimi- 
nels. Il  développa  chacun  de  ses  points  et  de  ses  para- 
graphes, comme  il  l'eût  fait  dans  l'école  de  Quintilien. 
Il  corrigea  sans  cesse,  il  ajouta,  il  compléta;  enfin  il 
acheva  cet  ouvrage  que  l'on  appelle  le  Panégijrique  de 
Trajan,  la  seule  des  œuvres  oratoires  de  Pline  qui  nous 
ait  été  conservée. 

Mais,  et  nous  croyons  devoir  insister  sur  cette  idée, 
à  cause  des  erreurs  accréditées  dont  le  Panégyrique 
est  l'objet;  en  prononçant  son  discours  devant  le  sénat, 
Pline  n'innova  en  rien,  il  se  conforma  à  l'usage  établi 
et  incessamment  répété  avant  lui.  Il  ne  se  fit  pas 
spontanément  l'interprète  de  la  reconnaissance  pu- 
blique de  l'empire  romain  envers  Trajan.  Il  répéta  ce 
que  d'autres  avaient  dit  auparavant  en  l'honneur  de  Tra- 
jan, de  Nerva,  de  Domitien  et  de  Néron,  ce  que  d'au- 
tres consuls  devaient  répéter  l'année  suivante.  Ce  qui 
valut  à  son  discours  la  bonne  ou  la  mauvaise  fortune 
de  devenir  le  point  de  départ  d'un  genre  nouveau  et  le 
modèle  des  panégyristes  des  siècles  suivants,  c'est  la 
vérité  des  éloges  même  excessifs  qu'il  adresse  à  Trajan, 
c'est  le  développement  qu'il  donna  après  coup  à  la  ha- 
rangue prononcée  dans  le  sénat,  c'est  le  talent  littéraire 
etl'éloquencedontson  œuvre  garde  l'éternelle  empreinte. 
D'autres  discours  du  même  genre,  prononcés  sous  d'au- 
tres princes,  existaient  à  Rome  avant  Pline  .  Mais  ils  ne 


342  CHAPITRE  XXIV. 

rachetaient  pas,  par  le  mérite  littéraire,  leurs  basses  et 
mensongères  adulations.  La  publication  du  Panégyrique 
de  Trajan  les  fit  tous  oublier,  et  les  âges  suivants,  en  co- 
piant l'œuvre  de  Pline,  attribuèrent  à  celui-ci  l'honneur 
d'avoir  inventé  un  genre  d'éloquence,  tandis  qu'il  s'était 
borné  à  suivre  l'exemple  de  ses  devanciers. 

On  s'explique  facilement,  par  des  considérations  litté- 
raires, la  précaution  qu'avait  eue  Pline  de  conserver  les 
paroles  prononcées  dans  le  sénat,  et  le  soin  qu'il  a  pris 
de  transformer  en  une  composition  savante  les  phrases 
banales  de  son  remerciement.  Pline,  à  l'en  croire,  a  eu 
des  motifs  d'un  ordre  plus  relevé  et  qu'il  expose  en  ces 
termes  :  «  Les  fonctions  de  consul,  dit-il,  m'ont  fait  un 
devoir  de  rendre  au  prince  des  actions  de  grâces  au  nom 
de  la  République.  Après  m'en  être  acquitté  dans  le  sénat, 
comme  le  demandaient  le  lieu,  le  temps  et  la  coutume, 
j'ai  cru  qu'il  convenait  à  un  bon  citoyen  de  reproduire 
mes  paroles  par  écrit,  en  leur  donnant  plus  d'abondance 
et  de  développement.  J'ai  voulu  d'abord,  par  une  louange 
sincère,  faire  valoir  aux  yeux  de  notre  empereur  ses 
propres  vertus.  J'ai  voulu  ensuite  montrer  à  ses  succes- 
seurs, par  son  exemple  plutôt  encore  que  par  des  pré- 
ceptes, la  voie  qu'ils  auront  à  suivre  de  préférence  pour 
arriver  à  une  gloire  égale.  Il  est  beau,  sans  doute,  d'en- 
seigner à  un  prince  ce  qu'il  doit  être  ;  c'est  une  entre- 
prise délicate,  j'ajouterai  même,  pleine  de  présomption. 
Mais  louer  un  bon  empereur  et  faire  luire  ainsi  aux 
regards  de  ses  successeurs,  comme  du  haut  d'une  tour, 
une  lumière  qui  les  guide,  c'est  une  œuvre  aussi  utile  et 
plus  modeste*.  »  Ce  langage  fait  honneur  à  Pline.  Cette 

1,  Lellrcs,  111,  IS. 


PLINE  LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  343 

préoccupation  morale,  si  elle  n'est  pas  seulement  une 
phrase  à  effet,  donne  à  son  Panégyrique  une  portée 
plus  sérieuse  et  plus  élevée.  Mais  chez  Pline,  l'écrivain 
amoureux  du  beau  langage  et  des  applaudissements  ne 
se  laisse  pas  longtemps  oublier.  11  va  reparaître 
aussitôt. 

«  Je  t'envoie  sur  ta  demande,  écrit-il  à  Romanus',  le 
discours  de  remerciements  que  j"ai  adressé  récemment 
à  notre  excellent  prince,  en  qualité  de  consul.  Je  te  l'au- 
rais envoyé,  du  reste,  même  si  tu  ne  l'avais  pas  de- 
mandé. Considère,  je  te  prie,  dans  cette  œuvre,  la 
beauté  du  sujet  et  surtout  sa  difficulté.  Dans  tous  les 
autres  ouvrages,  la  nouveauté  seule  suffît  à  réveiller 
l'attention.  Ici  tout  est  connu,  rebattu  et  a  été  dit. 
Aussi,  le  lecteur,  oisif  pour  ainsi  dire  et  indifférent,  ne 
se  préoccupe  que  du  style,  et  alors,  comme  il  ne  songe 
qu'aux  expressions,  il  est  plus  difficile  à  satisfaire.  Plût 
à  Dieu  qu'il  fît  attention  au  moins  au  plan,  aux  transi- 
tions, aux  figures  du  discours.  Car  des  ignorants  peu- 
vent parfois  inventer  heureusement  et  s'exprimer  avec 
éclat.  Mais  il  n'appartient  qu'aux  délicats  de  disposer 
avec  art  et  de  faire  un  emploi  varié  des  figures.  Il  ne 
faut  pas  même  rechercher  toujours  des  pensées  élevées 
et  sublimes.  Dans  un  tableau,  le  mélange  des  ombres 
fait  mieux  que  toute  autre  chose  ressortir  la  lumière  ; 
de  même  pour  le  style,  les  parties  simples  font  valoir 
les  côtés  éclatants.  »  —  «  J'ai  remarqué  encore,  dit-il 
dans  la  lettre  citée  plus  haut,  que  les  parties  les  plus 
sévères  de  mon  œuvre  ont  le  plus  satisfait  mes  auditeurs. 
Il  est  vrai  que  je  n'ai  lu  qu'à  peu  de  personnes  un  ou- 

t.  Lettres,  III,  13. 


344  CHAPITRE  XXIV. 

vrage  écrit  pour  tous;  néanmoins,  ce  goût  sérieux  me 
réjouit,  comme  s'il  devait  être  plus  tard  celui  de  tous  les 
lecteurs.  »  Pline  continue  encore  sur  ce  ton,  et  se  flatte 
de  l'espoir  que,  avec  les  habitudes  de  liberté  dues  à  Tra- 
jan,  et  aussi  grâce  à  l'exemple  de  son  Panégyrique^  le 
style  fleuri  et  efféminé  fera  place  désormais  au  style 
mâle  et  vigoureux. 

Cette  appréciation  du  Panégyrique  de  Trajan  par  Pline 
lui-même  est  curieuse  à  plus  d'un  titre,  à  cause  des 
aveux  partiels  qu'elle  contient,  et  des  précautions  ora- 
toires par  lesquelles  l'auteur  cherche  à  excuser  aux 
yeux  de  ses  correspondants  les  défauts  de  son  œuvre. 
Pline  ne  se  rend  pas  lui-même  bien  compte  de  tout  ce 
qui  manque  à  son  discours.  Il  le  sent  en  partie,  il  met 
même  le  doigt  sur  les  points  précis  qui  laissent  à  dési- 
rer; mais,  par  une  illusion  habituelle  aux  écrivains,  il 
est  prêt  à  transformer  en  beautés  les  côtés  les  plus  su- 
jets à  la  critique.  Ainsi,  on  lui  accorde  volontiers 
qu'après  l'abus  des  panégyriques  faits  sous  les  règnes 
précédents,  il  lui  était  difficile  de  piquer  la  curiosité 
des  lecteurs.  Ses  éloges  de  la  piété  filiale  ou  des  vertus 
militaires  de  Trajan,  après  ceux  du  même  genre 
donnés  à  Néron,  meurtrier  de  sa  mère,  ou  à  Domitien 
habillant  ses  esclaves  en  prisonniers  germains,  ne  pou- 
vaient avoir  d'autre  nouveauté  que  d'être  mérités, 
et  la  sincérité  de  la  louange  ne  met  pas  toujours  à  l'abri 
de  l'ennui.  Mais,  si  l'on  reconnaît  avec  Pline  qu'il 
s'avançait  sur  des  sentiers  depuis  longtemps  frayés,  on 
doit  regretter  qu'il  ne  les  ait  pas  parcourus  d'un  pas 
plus  ferme  et  plus  assuré.  Il  recommande  à  l'admiration 
de  son  ami  le  plan  de  son  Panégyrique,  et  celui-ci  donne 
prise  à  la  critique.    Pline   est-il   sincère?   ou    veut-il 


PLINE  LE  JEUNE,   ORATEUR  POLITIQUE.  345 

aller  au-devant  d'un  reproche  dont  il  sent  la  justesse? 
Le  plan  du  Panégyrique,  de  Traîan  a,  en  effet,  plus  de 
solidité  en  apparence  qu'en  réalité.  Après  les  solennités 
de  l'exorde,  où  figurent  et  Trajan,  et  les  empereurs  qui 
l'ont  précédé,  et  le  sénat  (pii  a  imposé  le  l'anégyrique 
à  l'orateur  par  un  décret,  Pline  aborde  son  sujet.  Il 
raconte  en  détail  la  façon  dont  Trajan  est  arrivé  à  l'em- 
pire. Comme  ce  prince  a  dû  à  l'adoption  d'être  appelé 
au  trône,  l'orateur  célèbre  les  avantages  de  l'adoption 
sur  l'hérédité  ;  il  vante  le  discernement  de  Nerva,  et  fait 
l'éloge  des  vertus  que  Trajan  a  montrées  avant  son  avè- 
nement. Nerva  meurt  ;  Pline  lui  décerne  l'apothéose,  et 
entreprend  aussitôt  l'éloge  de  toutes  les  qualités  que 
Trajan  a  déployées  comme  général  d'abord,  et  dont, 
comme  administrateur,  il  fait  maintenant  sentir  les  bien- 
faits à  l'univers  entier.  Chacune  des  mesures  prises  par 
Trajan  et  chacun  de  ses  consulats  sont  l'objet  d'une 
louange  particulière.  Après  les  vertus  publiques  du 
souverain,  l'orateur  passe  à  ses  vertus  privées.  Il  admire 
Trajan  dans  sa  famille,  il  célèbre  sa  femme  et  sa  sœur, 
aussi  vertueuses  et  aussi  simples,  au  milieu  des  gran- 
deurs qu'elles  Tétaient  jadis  dans  la  condition  privée. 
Puis  il  revientaux  rapports  affectueux  que  Trajan  entre- 
tient avec  ses  amis,  à  la  réserve  qu'il  garde  vis-à-vis  de 
ses  affranchis.  Enfin,  arrivé  à  la  péroraison,  Pline  re- 
mercie l'empereur,  en  son  nom  personnel,  de  la  dignité 
de  consul  qui  lui  a  été  accordée  ;  il  adresse  une  prière 
aux  dieux  pour  qu'ils  prolongent  les  jours  du  prince,  et 
termine  par  des  compliments  aux  sénateurs,  dont  l'es- 
time l'a  soutenu  jusqu'à  ce  jour  dans  sa  carrière  publi- 
que, estime  qu'il  essayera  de  toujours  mériter. 

Le  plan  suivi  par  Pline  et  réduit  ici  à  ses  traits  prin- 


346  CHAPITRE  XXIV. 

cipaux,  ne  doit  pas  faire  illusion  par  son  apparent  en- 
chaînement. Il  satisfait  l'esprit  jusqu'au  moment  où 
l'orateur  aborde  l'examen  des  mesures  administratives 
adoptées  par  Trajan.  L'historien  politique  seul,  privé 
par  le  silence  de  Suétone,  de  Tacite  et  de  Dion  Cassius, 
de  renseignements  détaillés  sur  les  actes  de  Trajan, 
peut  alors  suivre  avec  intérêt  les  développements  de 
Pline,  et  encore  celui-ci  accorde  aux  décrets  les  plus 
insignifiants  autant  d'importance  qu'aux  actes  les  plus 
considérables  de  l'empereur.  Le  plan  de  l'orateur  devient 
surtout  incertain  et  difTus,  quand  Pline  esquisse  l'his- 
toire des  consulats  de  Trajan.  Préoccupé  de  l'idée  d'op- 
poser à  la  morgue,  à  l'insolence  et  à  la  cruauté  de  Do- 
mitien,  la  conduite  simple  et  modeste  de  Trajan,  il 
relève  les  traits  les  moins  importants,  et  insiste  sur 
chacun  d'eux  avec  une  complaisance  exagérée. 

«  Quel  est  l'acte  de  tonprincipat,  dit-il,  que  le  panégy- 
riste soit  obligé  de  passer  sous  silence,  ou  d'indiquer  avec 
précaution?  Est-il  un  temps  de  ta  vie,  est-il  même  un  seul 
instant  où  tu  ne  fasses  pas  le  bien,  et  où  tu  ne  justifies 
pas  l'éloge?  Non,  tous  tes  actes  sont  si  beaux  que  la 
louange  est  superflue  :  il  suffit  de  les  raconter.  Aussi, 
mon  discours  s'étend-il  à  l'iniini,  et  je  n'ai  pas  encore 
achevé  l'histoire  de  deux  années  '.  »  Après  s'être  ainsi 
excusé,  ou  plutôt  après  avoir  justifié  d'avance  tous  les 
développements  qu'il  médite,  Pline  se  lance  de  nouveau 
dans  un  éloge  interminable  de  la  conduite  de  Trajan.  Il 
l'admire  lorsqu'il  accepte  le  consulat,  et  quand  il  le 
refuse,  quand  il  consulte  le  consul  désigné,  quand  il 
vient  au  forum  ou  reste  chez  lui,  quand  il  désigne  les 

1.  Panégyrique,  56. 


PLINK   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  347 

candidats  au  consulat,  ou  atTecte  d'en  laisser  l'élection 
au  sénat.  On  n'en  finirait  pas  d'énumérer  tous  les  titres 
qu'il  trouve  chez  Trajan,  et  qu'il  recommande  à  l'admi- 
ration de  ses  contemporains.  Le  tiers  du  Panégyrique 
est  consacré  à  des  louanges  banales  qu'un  Tacite  eût 
enfermées  en  quelques  pages,  et  qu'il  eût  rendues  plus 
saisissantes  et  plus  animées  en  les  résumant,  au  lieu  de 
les  affaiblir  à  force  de  les  étendre  et  de  les  répéter. 

D'ailleurs,  la  façon  dont  Pline  remplit  les  divisions 
de  son  Panégyrique  n'a  rien  de  méthodique.  Ce  n'est 
pas  un  enchaînement  serré  de  faits  et  de  preuves,  des- 
tiné à  faire  concevoir  une  opinion  de  plus  en  plus  haute 
de  Trajan,  où  l'auteur  se  serait  élevé  peu  à  peu,  de 
l'éloge  des  vertus  simples  et  modestes  de  l'homme  au 
panégyrique  des  vertus  du  grand  général  et  de  l'habile 
administrateur.  Pline  suit  une  marche  opposée.  Après 
avoir  peint  l'empereur,  le  maitre  du  monde,  il  descend 
aux  petits  détails,  aux  petites  vertus  de  l'homme.  Là 
encore,  nul  lien  réel,  nulle  déduction  rigoureuse,  mais 
une  succession  de  tableaux  développés  avec  talent  et 
avec  esprit,  où  le  soin  du  détail  l'occupe  tout  entier,  et 
lui  fait  oublier  la  vue  d'ensemble  qu'il  a  promise.  Pen- 
dant qu'il  recourt  à  toutes  les  couleurs  de  sa  palette 
pour  représenter  tantôt  le  triomphe  de  Trajan  et  son 
entrée  à  Rome,  tantôt  le  supplice  des  délateurs,  tantôt 
l'apothéose  de  Nerva,  Pline,  occupé  à  polir  son  style  et 
à  charmer  les  yeux  et  les  oreilles,  perd  de  vue  le  reste 
de  son  sujet.  L'ensemble  disparaît  sous  les  épisodes 
qui  occupent  une  place  disproportionnée  à  leur 
importance,  et  cependant  ils  se  rattachent  d'une  fa- 
çon si  peu  serrée  à  la  suite  du  discours  qu'on  pour- 
rait les  supprimer,  ou  les  transporter  dans   une  autre 


348  CHAPITRE  XXIV. 

partie  du  Panégyrique^  sans  que  le  lecteur  s'en  aperçût. 

A  défaut  d'un  plan  aussi  rigoureusement  tracé  qu'il 
le  croit,  Pline  a-t-il  au  moins  le  mérite  d'avoir  des  tran- 
sitions irréprochables  ?  Il  se  flatte  d'avoir  réussi  sur  ce 
point,  et  il  faut  convenir  que,  dans  une  série  d'éloges 
adressés  à  chacune  des  vertus  publiques  et  des  vertus 
privées  de  Trajan,  il  était  difficile  de  passer  d'une  qua- 
lité à  l'autre,  d'une  manière  naturelle  et  régulièrement 
motivée.  Il  l'a  essayé,  etl'on  doit  ajouter  qu'il  a  souvent 
réussi.  Mais  combien  de  transitions  faibles,  et  for- 
cées !  que  d'endroits  où,  après  avoir  épuisé  toutes  les 
ressources  de  son  art  à  varier  ses  formules,  il  en 
est  réduit  à  rattacher  péniblement  le  développement 
nouveau  à  celui  qui  précède  !  Ainsi,  après  avoir  raconté 
les  succès  militaires  de  Trajan,  il  veut  dire  qu'il  a  ré- 
tabli la  discipline  dans  les  camps,  et  il  ne  trouve  pas 
autre  chose  que  ceci  :  «  Un  succès  m'en  rappelle  un 
autre;  aliud  ex  alio  mihi  occurrii  *.  »  A  quelques  pages 
de  là,  il  écrit  encore  :  «  La  multitude  de  tes  mérites 
m'appelle  à  de  nouveaux  sujets'.  »  Ces  transitions,  dont 
on  pourrait  multiplier  les  exemples,  sont  élémentaires  : 
elles  prouvent  l'embarras  du  panégyriste  à  rattacher 
ensemble  tous  les  tableaux  qu'il  présente  à  ses  lecteurs; 
elles  prouvent  en  même  temps  l'illusion  de  l'auteur,  s'il 
croit  son  correspondant  disposé  à  s'en  contenter. 

Reste  le  style.  Malgré  quelques  réserves  de  fausse 
modestie,  Pline  est  satisfait  du  sien,  et  des  qualités 
d'écrivain  qu'il  a  montrées.  Dans  sa  lettre  à  Romanùs, 
il  lui  recommande  de  bien  remarquer  l'emploi  varié 
des  figures  qui  s'y  trouvent.  Il  excuse,  en  outre,  les  par- 

1.  Panégyrique,  18. 

2.  Ibid.,  28. 


PLINE   LE  JEUNE,    ORATEUR   POLITIQUE.  349 

ties  simples  qu'il  a  laissées  dans  son  panégyrique,  et  qui 
doivent  servir,  selon  lui,  à  faire  valoir  les  pensées  éle- 
vées et  sublimes,  comme  les  ombres  dans  un  tableau 
font  ressortir  la  lumière.  Des  deux  appréciations  de 
Pline  on  peut  laisser  de  côté  la  première.  Ce  serait  une 
besogne  ingrate  que  de  rechercher,  avec  pi-euves  à 
l'appui,  s'il  a  fait  un  emploi  aussi  varié  qu'il  croit  des 
figures.  L'impression  que  produit  la  lecture  du  Panégy- 
rique contredit  une  pareille  assertion.  Quant  aux  omôres, 
il  a  tort  de  les  excuser.  On  en  cherche  vainement  la 
trace  dans  son  œuvre,  et  le  plus  grand  reproche 
qu'on  lui  puisse  faire,  c'est  de  n'en  pas  ofTrir  assez. 
Sans  doute,  en  parlant  des  vertus  de  son  héros,  de  sa 
modestie,  de  sa  vie  frugale  dans  les  camps,  de  l'afïabilité 
de  ses  rapports  avec  les  consuls,  les  sénateurs  et  même 
avec  les  particuliers,  Pline  descend  à  de  petits  détails 
qui  contrastent  avec  les  parties  «  élevées  et  sublimes  » 
du  reste  dn  Panégyrique.  Mais  nulle  part,  son  style  n'est 
simple;  partout  l'auteur  cherche  à  donner  à  sa  pensée 
et  à  son  expression,  une  tournure  piquante  et  ingé- 
nieuse. Si  Boileau  a  pu  dire  avec  raison  des  pièces  de 
Quinaut, 

Que  jusqu'à  <<  Je  vous  hais  «  tout  s'y  dit  tendrement, 

il  aurait  pu  dire  de  Pline,  avec  plus  de  justesse  encore, 
«  que  les  choses  les  plus  banales  s'y  disent  spirituelle- 
ment ». 

L'esprit,  en  efTet,  est  le  travers  de  Pline  et  le  défaut 
de  son  ouvrage.  Il  y  en  a  partout,  et  à  tout  propos. 
L'auteur  le  prodigue,  et  en  abuse,  jusqu'à  fatiguer 
le  lecteur.  «  Pline  le  Jeune,  dit  un  juge  compétent,  a 
infiniment  d'esprit  :  on  ne  peut  même  en  avoir  davan- 


350  CHAPITRE   XXIV. 

tage,  mais  il  s'occupe  trop  à  le  montrer,  et  ne  montre 
rien  de  plus.  Il  cherche  trop  à  aiguiser  toutes  ses  pen- 
sées, à  leur  donner  une  tournure  piquante  et  épigram- 
matique,  et  ce  travail  continuel,  cette  profusion  de 
traits  saillants,  cette  monotonie  d'esprit  produit  bientôt 
la  fatigue.  Il  est,  comme  Sénèque,  meilleur  à  citer  par 
fragments  qu'à  lire  de  suite.  Ce  n'est  plus,  comme  dans 
Cicéron,  ce  ton  naturellement  noble  et  élevé,  cette 
abondance  facile  et  entraînante,  cet  enchaînement  et 
cette  progression  d'idées,  ce  tissu  où  tout  se  tient  et  se 
développe  ;  cette  foule  de  mouvements,  ces  construc- 
tions nombreuses,  ces  figures  heureuses  qui  animent 
tout;  c'est  un  amas  de  brillants,  une  multitude  d'étin- 
celles, qui  plaît  beaucoup  pendant  un  moment,  qui  excite 
même  une  sorte  d'admiration  ou  plutôt  d'éblouissement, 
mais  dont  on  est  bientôt  étourdi.  Il  a  tant  d'esprit,  et  il 
en  faut  tant  pour  le  suivre,  qu'on  est  tenté  de  lui  de- 
mander grâce  et  de  lui  dire  :  «  En  voilà  assez  '■  !  » 

Nous  n'avons  jusqu'ici  apprécié  le  Panégyrique  de 
Pline  qu'en  suivant  pas  à  pas,  approuvant  quelquefois, 
et  plus  souvent  rectifiant,  le  jugement  porté  par  l'auteur 
sur  son  propre  ouvrage.  Il  reste  à  l'examiner  à  un 
autre  point  de  vue,  et  ce  serait  faire  tort  au  panégyriste 
de  Trajan  de  ne  point  envisager  le  côté  politique 
de  son  ouvrage.  C'en  est  la  partie  la  plus  solide. 
En  effet,  Pline  n'éprouve  point  les  regrets  de  la 
liberté  antique  que  conservaient  encore  certains 
esprits,  et  qu'on  trouve  reproduits  dans  plusieurs  dis- 
cours indirects,  où  Tacite  exprime  les  sentiments  de  la 
foule,  et  fait  parler  tour  à  tour  les  Romains  résignés  à 

1.  La  Harpe,  Cours  de  littérature,  t.  III. 


PLINE   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  351 

l'empire,  et  ceux  qui  préféraient  l'ancienne  République. 
Pline  avait  pu  lui-même  entendre  plusieurs  fois  l'ex- 
pression de  ces  regrets  dans  la  bouche  de  son  premier 
tuteur,  Verginius  Rufus,  cet  honnête  homme,  à  l'esprit 
étroit,  mais  d'une  vertu  antique,  si  célèbre  pour  avoir 
refusé  l'empire  à  la  mort  de  Néron. 

Pline  le  Jeune  est  de  son  temps.  Il  est  profondément 
attaché  à  l'état  de  choses  actuel,  le  seul  qui  puisse 
donner  au  peuple  romain  l'ordre  et  la  tranquillité.  Il 
ne  songe  plus  à  un  retour  impossible  vers  le  passé. 
Aussi,  quand  il  veut  féliciter  l'empereur  Trajan  de  ses 
eicploits,  il  n'hésite  pas  aie  comparer  aux  grands  hommes 
de  la  République.  Il  ne  garde  aucune  arrière-pensée,  en 
citant  les  Brutus  et  les  Camille  à  côté  de  son  nom.  Il 
ne  voit,  en  lui  et  en  eux,  que  d'illustres  citoyens  qui  ont 
rendu  à  la  patrie  les  services  demandés  par  les  circons- 
tances et  les  besoins  de  leur  temps.  «  On  te  dresse  des 
statues,  dit-il,  semblables  à  celles  qu'on  élevait  autrefois 
à  des  simples  particuliers  pour  d'éclatants  services  ren- 
dus à  l'État  [rem  publicam).  Les  images  de  César  sont  de 
la  même  matière  que  celles  des  Brutus  et  des  Camille.  Le 
motif  qui  les  fait  ériger  est  le  même.  Ceux-ci  chassèrent 
de  nos  murailles  les  rois  et  l'ennemi  vainqueur.  César 
chasse  la  royauté  elle-même  ;  il  écarte  les  maux  qu'en- 
traîne la  captivité,  et  il  garde  le  rang  de  prince  pour 
qu'il  ne  reste  point  de  place  à  un  maître  *.  » 

Ces  sentiments  ne  sont  pas  particuliers  à  Pline.  Ils  sont 
partagés  par  tous  les  esprits  sages  et  libéraux  de  son 
temps,  qui  ont  la  force  de  renoncer  à  des  préférences 
secrètes  et  de  se  rendre  à  la  nécessité  des  choses.  Ainsi 

1    Panégyrique,  55. 


352  CHAPITRE  XXIV. 

pense  Tacite;  et  ce  sont  ses  propres  idées  qu'il  exprime 
quand  il  fait  dire  à  l'empereur  Galba,  s'adressantà  Pison 
qu'il  veut  adopter  et  appeler,  après  lui,  à  l'empire  :  «  Si 
ce  corps  immense  de  l'empire  pouvait  se  tenir  debout 
et  garder  l'équilibre  sans  un  modérateur,  j  "étais  digne 
de  recommencer  les  temps  de  la  République.  Mais  telle 
est  depuis  longtemps  la  nécessité  où  nous  sommes 
placés  que  ma  vieillesse  ne  peut  donner  au  peuple 
romain  rien  de  plus  qu'un  bon  successeur,  et  ta  jeunesse, 
rien  de  plus  qu'un  bon  prince'.  »  Si,  dès  l'époque  de 
Galba,  Tacite  admet  la  puissance  impériale,  comme 
seule  capable  désormais  de  maintenir  «  en  équilibre  le 
le  corps  immense  de  l'empire  »,  combien  devait-il  être 
plus  convaincu  de  cette  nécessité,  lorsqu'il  voyait  à  la 
tête  des  affaires  un  prince  habile,  sage,  humain  comme 
Trajan!  Aussi  a-t-il  plus  d'une  fois,  en  parlant  de  ce 
prince  dans  la  partie  de  ses  ouvrages  qui  nous  est  par- 
venue, et  où  le  nom  de  Trajan  ne  vient  qu'incidemment, 
des  termes  élogieux  et  expressifs,  dont  le  Panégyrique 

1.  Tacite,  Histoires,!,  16.  Ce  passage  est  admirablement  traduit 
et  commenté  par  ces  vers  de  Corneille,  où  Galba  annonce  à  sa 
mère  qu  il  a  résolu  d'adopter  Pison  : 

Non  que  si  jusque-là  Rome  pouvait  renaître, 

Qu'elle  fût  en  état  de  se  passer  d'un  maître, 

Je  ne  me  crusse  digne,  en  cet  heureux  moment, 

De  commencer  par  moi  son  rétablissement. 

Mais  cet  empire  immense  est  trop  vaste  pour  elle  : 

A  moins  que  d'une  tête,  un  si  grand  corps  chancelle  ' 

Et  pour  le  nom  des  rois  son  invincible  horreur 

S'est  d'ailleurs  si  bien  faite  aux  lois  d'un  empereur 

Qu'elle  ne  peut  souffrir,  après  cette  habitude, 

Isï  pleine  liberté,  ni  pleine  servitude  ; 

Elle  veut  donc  un  maître.... 

[Othon,  acte  III,  se.  m. 


PLINE   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  353 

de  Pline  n'est  que  le  commentaire  et  le  développement. 
<(  Maintenant,  dit-il,  le  courage  nous  revient.  Dès  le 
commencement  de  ce  siècle  si  heureux,  Nerva  César  a 
concilié  des  choses  autrefois  inconciliables,  l'empire  et 
la  liberté.  Nerva  Trajan  augmente  chaque  jour  la  félicité 
de  notre  époque,  et  la  sécurité  publique  n'est  plus  seule- 
ment un  souhait  et  une  espérance  ;  c'est  un  vœu  com- 
plètement réalisé  ^  »  Quelle  est  encore  la  partie  de  l'his- 
toire que  Tacite  a  réservée  pour  sa  vieillesse?  c'est  «  le 
principal  de  Nerva,  et  le  règne  de  Trajan,  sujet  fécond 
et  moins  dangereux  grâce  au  rare  bonheur  d'une  épo- 
que où  l'historien  peut  penser  librement  et  dire  sa  pen- 
sée^ ».  Si  Tacite  avait  pu  donner  suite  à  ce  projet, 
n'est-il  pas  permis  de  dire  que  le  Panégyrique  de  Pline 
n'aurait  fait  que  devancer  l'œuvre  de  l'historien,  et  lui 
préparer  les  matériaux?  Tacite  n'aurait  plus  eu  qu'à  ra- 
conter en  détail,  et  dans  leur  ordre  chronologique,  les 
actes  de  Trajan,  que  Pline  se  borne  à  effleurer.  Il  les 
aurait  loués  comme  le  panégyriste,  sans  arrière-pensée  : 
les  termes  seuls  auraient  été  différents. 

Pline  est  encore  l'interprète  de  la  vérité  et  des  pensées 
de  ses  contemporains  quand,  tout  en  reconnaissant  la 
nécessité  d'un  seul  maître  pour  l'empire  romain,  il 
cherche  à  concilier  cette  nécessité  avec  la  raison,  et 
avec  ce  qu'il  appelle  la  liberté  des  citoyens.  Il  est  frappé 
des  inconvénients  que  présente  la  transmission  de  l'em- 
pire par  voie  d'héritage.  Depuis  un  siècle  que  l'ancien 
état  de  choses  a  disparu,  deux  familles  ont  occupé  à 
Rome  le  souverain  pouvoir,  le  famille  d'Auguste  et  celle 
des  Flaviens.  La  première  compte  un  seul  empereur 

1.  Af/7'lcola,  3. 

2.  Hisloires,  I,  1. 

II.  —  '23 


354  CHAPITRE  XXIV. 

Auguste,  dont  le  nom  éveille  des  sympathies  au  siècle 
de  Trajan.  Tous  les  autres  princes,  Tibère,  Caligula, 
Claude,  Néron,  n'ont  laissé  que  les  plus  douloureux 
souvenirs.  Quant  à  la  seconde,  si  Vespasien,  qui  en  fut 
le  chef,  a  été  un  bon  empereur,  Titus  n'a  pas  vécu  assez 
longtemps  pour  être  jugé  en  pleine  connaissance  de 
cause;  et  le  règne  de  Domitien  «  le  Néron  chauve  »  dé- 
passe en  durée  celui  de  son  père  et  de  son  frère.  Les 
contemporains  de  Pline  n'ont  donc  connu  de  l'hérédité 
que  ses  inconvénients. 

Aussi,  appelaient-ils  de  leurs  vœux  le  seul  tempéra- 
ment que  pût  admettre  la  transmission  du  pouvoir 
absolu,  c'est-à-dire  l'adoption.  Le  choix  par  l'empereur 
régnant  du  plus  digne,  comme  son  successeur,  à 
quelque  rang  qu'il  appartînt,  leur  apparaissait  le  seul 
moyen  de  remédier  à  l'abus  de  l'hérédité.  Ce  qui  con- 
firmait encore  leur  confiance,  c'est  l'heureux  début 
de  la  forme  nouvelle  de  succession,  Nerva,  avancé 
en  âge,  appelait  à  l'empire  Trajan  que  lui  désignait 
l'opinion  publique.  Et  Trajan,  étant  sans  enfants, 
serait,  tôt  ou  tard,  contraint  de  chercher  autour  de  lui 
un  successeur.  Les  Romains  n'étaient-ils  pas  excusables 
d'espérer  que  la  nécessité  de  l'adoption,  qui  s'était  im- 
posée à  Nerva  et  qui  devait  s'imposer  à  Trajan,  devien- 
drait une  règle  incontestée  pour  leurs  successeurs,  et 
comme  la  loi  fondamentale  de  l'empii-e? 

La  part  de  liberté  conservée  aux  citoyens,  dans  cette 
organisation  nouvelle,  devait  consister  à  indiquer  au 
prince  celui  qui  mériterait  le  mieux  d'être  l'objet  de 
son  choix.  L'éclat  des  vertus  publiques  et  privées,  la 
grandeur  des  services  rendus  à  l'État,  serviraient  de  titres 
suffisants  à  celui  que  ne  recommanderait  pas  l'illustra- 


PLLNE   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  355 

tion  de  lu  naissance,  le  désigneraient  d'abord  à  l'atten- 
tion de  tous,  et,  par  une  douce  contrainte,  finiraient 
par  l'imposer  au  souverain.  Tel  est  le  rêve  que  forment 
pour  l'avenir  Pline  et  les  Romains,  telle  est  la  réalité 
qu'ils  ont  en  ce  moment  sous  les  yeux  dans  la  personne 
de  Trajan  désigné  par  ses  services  à  l'attention  de  tous, 
et  imposé  par  l'opinion  publique  au  débonnaire  Nerva. 

N'est-ce  pas  d'ailleurs  à  l'adoption  que  Rome  a  dû  ses 
meilleurs  empereurs,  et  cette  période  heureuse  et  tran- 
(juillc  qu'on  appelle  le  siècle  des  Antonins?  Trajan, 
Hadrien,  Antonin,  Marc-Aurèle  ont  été  appelés  au  trône 
par  l'adoption,  et  cette  succession  fortunée  d'hommes 
de  mérite  et  d'honnêtes  gens  s'interrompt,  aussitôt  que 
Marc-Aurèle  transmet,  par  faiblesse,  l'empire  à  son  fils 
Commode.  Aussi  Pline  fait-il  preuve  de  sens  politique, 
et  donne-t-il  une  voix  au  sentiment  secret  de  tous,  quand 
il  célèbre  les  bienfaits  de  l'adoption,  non  de  l'adoption 
imposée  par  une  femme  ambitieuse,  comme  celle  de 
Tibère  due  aux  intrigues  de  Livie,  ou  celle  de  Néron, 
œuvre  d'Agrippine,  mais  de  l'adoption  qui  sort  de  la 
famille  impériale,  qui  va  chercher  dans  tout  l'empire 
le  plus  digne,  et  finit  par  ratifier  le  choix  de  tous? 

«  Nulle  parenté,  dit  Pline  en  parlant  de  Nerva  et  de 
Trajan,  nul  lien  du  sang  ne  rattachait  l'un  à  l'autre  le 
fils  adoptif  et  celui  qui  devenait  son  père.  Une  seule 
chose  les  unissait  :  tous  deux  étaient  vertueux,  l'un  était 
digne  d'être  choisi  et  l'autre  de  le  choisir.  Aussi,  tu  n'as 
pas  été  adopté,  comme  d'autres  l'ont  été  avant  toi,  par 
complaisance  pour  une  épouse.  Ce  n'est  pas  un  beau- 
père  qui  t'adopte  pour  fils,  c'est  le  prince  :  et  le  divin 
Nerva  est  devenu  ton  père  dans  le  même  esprit  qu'il  était 
le  père  des  Romains.  C'est  ainsi  qu'un  fils  doit  être  choisi 


356  CHAPITRE  XXlV. 

lorsqu'il  l'est  par  un  empereur.  Quand  on  est  sur  le  point 
de  transmettre  à  un  seul  homme,  le  sénat  et  le  peuple 
romain,  les  armées,  les  provinces,  les  alliés,  quoi!  on 
irait  chercher  son  successeur  dans  les  bras  d'une  femme  ! 
On  ne  prendrait  l'héritier  de  la  souveraine  puissance  que 
dans  sa  famille  !  Les  regards  de  l'empereur  ne  se  por- 
teraient pas  sur  toute  la  République  !  Et  il  ne  tiendrait 
pas,  pour  son  plus  cher  et  pour  son  plus  proche  parent, 
le  citoyen  qui  lui  paraîtrait  le  plus  vertueux  et  le  plus 
semblable  aux  dieux  !  C'est  parmi  tous  qu'il  faut  choisir 
celui  qui  doit  commander  à  tous.  Il  ne  s'agit  pas  de 
donner  un  maître  à  des  esclaves  ;  là,  on  peut  se  contenter 
de  l'héritier  désigné  par  la  naissance.  U empereur  doit  un 
prince  à  des  citoyens.  Il  y  aurait  orgueil  et  tyrannie  royale 
à  ne  pas  adopter  celui  qui,  de  l'aveu  de  tous,  arriverait  à 
l'empire,  même  à  défaut  de  l'adoption,  C'est  cette  règle 
qu'a  suivie  Nerva'.  » 

Ces  idées  et  ces  espérances  exprimées  ici  par  Pline,  non 
sans  dignité,  seront  reprises  par  Tacite  quand  il  écrira  ses 
Histoires.  Que  dit  Galba  dans  le  discours  cité  plus  haut? 
Après  avoir  énuméré  à  Pison,  les  avantages  de  l'adoption, 
et  les  avoir  opposés  aux  inconvénients  de  l'hérédité,  il 
continue  ainsi  :  «  Sous  Tibère,  Caligula  et  Claude,  l'em- 
pire a  été  comme  l'héritage  d'une  seule  famille.  L'élec- 
tion qui  commence  avec  nous  tiendra  lieu  de  liberté. 
Après  l'extinction  des  Jules  et  des  Claudes,  l'adoption 
donnera  l'empire  aux  plus  vertueux.  La  naissance  est 
l'œuvre  du  hasard,  c'est  lui  qui  fait  naître  un  homme 
du  sang  des  empereurs,  et  l'on  n'examiae  rien  au  delà. 
L'adoption  est  le  résultat  d'un  jugement  réfléchi,  et  si 

1.  Panégyrique,  1. 


PLINE  LE  JEUNE,   ORATEUR  POLITIQUE.  357 

le  prince  veut  choisii',  l"o{)iaion  publique  lui  désigne 
celui  qui  doit  être  l'objet  de  son  choix*  ».  Ainsi  parle 
Tacite,  en  confirmant  d'une  manière  indirecte  le  langage 
de  Pline.  Peut-être  s'en  est-il  souvenu  en  plaçant  ces 
idées  dans  la  bouche  de  Gall)a? 

Mais  l'adoption  ne  peut-elle  pas,  par  un  caprice  du 
prince,  se  porter  sur  un  personnage  indigne?  Pline  pré- 
voit l'objection,  et  essaye  d'y  répondre.  Si  les  premiers 
empereurs  ont  adopté  des  princes  scélérats,  c'est  que, 
méchants  eux-mêmes,  ils  cherchaient  des  successeurs 
qui  leur  fussent  semblables.  «  Ils  préféraient,  dit-il,  dans 
les  citoyens  le  vice  à  la  vertu,  d'abord  parce  qu'on  aime 
à  se  retrouver  dans  autrui,  ensuite  parce  qu'ils  espéraient 
que  ceux  qui  n'étaient  bons  qu'à  devenir  esclaves  se- 
raient plus  dociles  à  la  servitude  ^  »  La  réponse  n'est 
pas  concluante.  Mais  Pline  avait  le  droit  de  penser 
qu'un  bon  empereur,  amené  au  pouvoir  par  l'adoption, 
choisirait  son  fils  adoptif  parmi  les  plus  dignes,  et  que 
le   premier    choix  serait    le    garant   des  suivants.  Le 

1.  Tacite,  Histoires,  I,  16.  Corneille  dit  encore  en  traduisant 
Tacite  : 

Jusques  à  ce  grand  coup  *,  un  honteux  esclavage 
D'une  seule  maison  nous  faisait  l'héritage. 
Rome  n'en  a  repris,  au  lieu  de  liberté, 
Qu'un  droit  de  mettre  ailleurs  la  souveraineté  ; 
Et  laisser  après  moi  dans  le  trône  un  grand  homme, 
C'est  tout  ce  qu'aujourd'hui  je  puis  faire  pour  Rome.... 
Jule  et  le  grand  Auguste  ont  choisi  dans  leur  sang 
Ou  dans  leur  alliance  à  qui  laisser  ce  rang  ; 
Moi,  sans  considérer  aucun  nom  domestique, 
J'ai  fait  ce  choix  comme  eux,  mais  dans  la  République. 

(Othon.) 

2.  Panégyrique,  45. 
*  La  mort  de  Néron. 


358  CHAPITRE  XXIV. 

siècle  des  Anlonins  a  donné  raison  à  son  optimisme 
généreux. 

Avec  le  Panégyrique  de  Trajan  se  termine  l'étude  de 
Pline,  considéré  comme  avocat  et  orateur.  Sesneuf  livres 
de  lettres,  et  surtout  la  correspondance  (livre  X,)  que, 
gouverneur  de  Bithynie,  il  entretient  avec  l'empereur 
Trajan,  sont  pleins,  il  est  vrai,  de  renseignements  inté- 
ressants, mais  ils  regardent  plutôt  l'historien.  On  ne 
pourrait  les  aborder  ici  sans  sortir  de  notre  sujet.  Qu'il 
suffise  de  dire  que  Pline  semble  avoir  considéré  le  Pané- 
gyrique comme  son  chef-d'œuvre  d'éloquence  politique, 
et  que,  croyant  avoir  assez  fait  pour  sa  gloire,  il  ne 
traita  plus  au  sénat  de  grande  cause  publique*.  Son 
œuvre,  du  reste,  fut  accueillie  par  d'unanimes  applau- 
dissements. Ceux  mêmes  qui  faisaient  des  réserves  n'o- 
sèrent rien  dire,  de  peur  qu'on  ne  transformât  en  oppo- 
sition à  l'empereur  les  critiques  adressées  à  l'écrivain. 
Quant  à  Trajan,  il  est  probable  qu'il  fut  de  l'avis  de  son 
panégyriste.  Pline  ne  cite  nulle  part  de  jugement  précis, 
porté  par  l'empereur  sur  son  ouvrage,  mais  les  faits  ré- 
pondent pour  lui .  Sans  parler  du  titre  de  curaior  a/vei 
Tiberis  et  riparum  et  Cloacarum  Urbis,  qui  vint  s'ad- 
joindre, en  105,  à  tous  ceux  que  Pline  réunissait  déjà, 
Trajan  l'admit  dans  sa  plus  étroite  intimité.  Il  le  consul- 
tait avec  déférence,  et  quand  il  l'eut  nommé  gouverneur 
du  Pont  et  de  la  Bithynie,  chaque  fois  que  Pline  lui 
demande  ses  instructions,  il  répond  par  des  lettres  qui, 

1.  Prononcé  le  l'^''  septembre  100,  le  Panégyrique  fut  publié 
beaucoup  plus  tard.  Pline  n'en  parle  pour  la  première  fois  qu'au 
livre  III  de  ses  Lettres,  et  ce  livre  embrasse  les  faits  de  l'an  101 
à  l'an  104. 


PLI.NE   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  3o9 

malgré  leur  brièveté  impériale,  imperntoria  brevitas, 
témoignent  d'une  véritable  affection. 

De  même  que  Cicéron,  Pline  songea  un  instant  à 
écrire  des  livres  d'histoire.  Il  se  fait  engager  par  son 
ami  Capito  à  s'adonner  à  cette  œuvre'.  Quelle  époque, 
répond-il,  pourrait-il  traiter  de  préférence  ?  L'antiquité? 
mais  la  concurrence  est  grande,  et  la  comparaison  (avec 
Tite-Live,  sans  doute)  lui  semble  dangereuse.  Les  temps 
modernes? mais  que  de  difficultés  pour  dire  la  vérité!  à 
combien  de  haines  on  s'expose  !  Il  verra  plus  tard  :  en 
attendant,  il  veut  remanier  et  publier  ses  discours. 
Dans  l'intervalle.  Tacite  publia  les  premiers  livres  de 
ses  Histoires,  et  leur  succès  détourna  Pline  d'écrii^e  sur 
les  événements  contemporains. 

La  seule  œuvre  se  rattachant  à  l'histoire  qu'il  ait  faite, 
est  un  éloge  ou  une  biographie  de  Vestricius  Cottius, 
jeune  homme  du  plus  grand  mérite,  et  pour  qui  il  éprou- 
vait un  vif  attachement.  Cottius  était  mort  à  la  fleur  de 
l'âge,  pendant  que  son  père,  Vestricius  Spurinna,  sou- 
mettait le  pays  des  Bructères.  Sur  la  proposition  de 
l'empereur,  le  sénat  avait  voté  une  statue  triomphale 
à  Spurinna,  et,  dans  l'espoir  d'adoucir  la  douleur  du 
père  victorieux,  y  avait  joint  une  statue  pour  son 
fils^  Cet  honneur  inusité  et  l'affection  qu'il  ressen- 
tait inspirèrent  à  Pline  l'idée  de  ce  petit  ouvrage.  Il 
l'adressa  ensuite  aux  parents  de  Cottius,  en  les  priant 
de  le  garder  secret  jusqu'au  jour  où  il  se  décide- 
rait à  le  publiera  Loin  d'innover  en  écrivant  cet 
opuscule,  Pline  se  conformait  à  l'usage  des  orateurs 

1.  Lettres,  V,  8. 

2.  Ibid.,  II,  7. 

3.  Ibid  ,  III,  10. 


360  CHAPITRE   XXIV. 

anciens,  pour  lesquels  l'histoire  était  une  partie  inté- 
grante de  l'éloquence,  et  qui  se  délassaient  des  travaux  du 
barreau  en  composant  des  biographies.  De  même,  dans 
le  Dialogue  sur  les  ora/eurs,  Vipstanus  Messala  félicite 
Julius  Secundus  d'avoir  retracé  la  vie  de  Julius  Afri- 
canus';  de  même  Tacite  avait  composé  la  vie  de  son 
beau-  père  Agricola. 

Pline  le  Jeune  aborda  aussi  la  poésie,  mais  seulement 
assez  tard.  Il  lisait  mal  les  vers,  il  le  reconnaît  lui- 
même^,  mais  il  les  aimait  beaucoup.  Jusqu'à  l'année  101 
et  sa  quarantième  année,  il  ne  s'appelle  qu'amateur  de 
poésie  et  patron  des  jeunes  poètes^.  Cependant  il  ne  né- 
glige pas  d'énumérer  ses  premiers  essais  poétiques. 
A  l'âge  de  quatorze  ans,  il  avait  composé  une  tragédie 
grecque  dont  il  ne  se  rappelle  même  plus  le  nom.  En 
revenant  de  son  service  luilitaire,  retenu  par  les  vents 
contraires  dans  l'île  d'Icarie,  il  avait  composé  des  vers 
élégiaques,  latinos  elegos,  contre  la  mer  et  contre  l'île 
elle-même.  Plus  tard,  la  lecture  d'une  épigramme  de 
Cicéron  contre  son  cher  Tiron  lui  inspira  l'idée  d'en 
écrire  une  pareille  sur  le  même  sujet,  et  ila^appelle  les 
treize  vers  hexamètres,  heroicos,  qn'il  a  composés.  Il  les 
trouve  bons,  puisqu'il  les  cite.  On  ne  peut  partager 
son  enthousiasme  :  ces  vers  sont  durs,  d'une  extrême 
platitude,  et  les  meilleurs  sont  médiocres  ^ 

Mais  c'est  surtout  à  partir  de  l'an  105,  que  Pline  s'oc- 
cupe, de  poésie  pour  se  reposer  de  ses  travaux  plus 
sérieux,  c'est  alors  qu'il  commence  à  en  parler  dans  de 

1.  Dialogue  sur  les  orateurs,  14;  voir  plus  haut,  chap.  xix. 

2.  Lettres,  IX,  34. 

3.  Ibid.,  I,  16;  III,  15,  21  ;  IV,  3;  V,  17. 

4.  Ibid.,  VII,  4. 


PLINE   LE  JEUNE,   ORATEUR   POLITIQUE.  301 

nombreuses  lettres  à  ses  amis,  et  que,  suivant  l'expres- 
sion de  Sénèque.  «  Il  se  met  à  les  tourmenter  avec  sa 
Muse,  »  coepit  amicos  inquielare.  Il  débute  par  traduire 
des  vers  grecs.  Il  écrit  au  vieil  Ârrius  Antoninus  qu'il  a 
traduit  ses  épigrammes  grecques,  mais  sans  espoir 
d'égaler  la  grâce  de  l'original,  «  soit  par  la  faiblesse  de 
son  talent,  soit  par  la  pauvreté,  ou  plutôt,  comme  dit 
Lucrèce,  à  cause  de  l'indigence  de  la  langue  latine*  ». 
Il  s'enhardit  ensuite,  et  s'élève  à  des  compositions  per- 
sonnelles. Il  écrit  des  vers  élégiaques  et  cite  quatre  disti- 
ques de  sa  composition  ;  il  trouve  qu'il  les  fait  avec  une 
facilité  qui  le  surprend  et  qui  nous  surprend  beaucoup 
moins  ^ 

Enfin,  après  plusieurs  autres  essais,  en  vers  élé- 
giaques, ïambiques  et  autres  mètres,  sur  lesquels  il 
donne  force  détails,  il  se  décida  à  publier  un  volume  de 
poésies  légères  qu'il  appelle  «  son  livre  d'Bendécasylla- 
bes,  »  d'après  la  mesure  du  vers  qui  y  domine  ^  Ce  qui  lui 
plaît  dans  les  Hendécasyllabes,  c'est  qu'on  les  lit  faci- 
lement, et  qu'on  peut  les  chanter^.  Il  est  vrai  que  sa 
jeune  femme  les  chante  :  «  Ellechantemes  vers,  dit-il,  en 
s'accompagnant  de  sa  lyre,  sans  autres  leçons  que  celles 
de  l'amour,  le  plus  excellent  des  maîtres  ^  »  Si  cet  en- 
thousiasme naïf  de  Pline  pour  ces  poésies,  fort  médio- 
cres et  qui  n'étaient,  à  ses  yeux,  qu'un  délassement,  fait 
sourire  le  lecteur,  il  impatientait  parfois  les  plus  âgés 
de   ses  correspondants,  étonnés  de  recevoir  des  vers 


1.  Lettres,  IV,  8;  V,  10. 

2.  Ibid.,  VII,  9. 

3.  Ibid.,  IV,  14. 

4.  Ibid.,  VII,  4. 

5.  Ibid.,  IV,  19. 


362  CHAPITRE  XXIV. 

souvent  fort  légers,  et  même  des  vers  sotadéens,  au  lieu 
des  discours  qu'ils  attendaient  '.  En  revanche,  les  jeunes 
applaudissaient  à  son  goût  et  s'autorisaient  de  son 
exemple  ^ 

Le  plus  grand  chagrin  de  Pline  le  Jeune  était  de  n'a- 
voir pas  eu  d'enfants.  11  s'était  marié  deux  fois  sous  le 
règne  de  Domitien,  et  il  donnait  comme  la  meilleure 
preuve  de  son  désir  d'avoir  un  héritier,  qu'il  avait  deux 
fois  contracté  mariage  sous  le  plus  funeste  des  règnes  ^ 
Sa  seconde  femme,  belle-fille  de  VectiusProculus,  mou- 
rut en  97  '\  Il  épousa  en  troisièmes  noces,  vers  104,  Cal- 
purnia,  fille  de  Calpurnius  Fabatus,  jeune  femme,  dont 
il  vante  souvent  l'esprit,  le  charme  et  la  tendresse  ^ 
Elle  le  suivit  dans  sa  province  de  Bithynie,  mais  elle  en 
revint  avant  lui,  rappelée  par  la  mort  de  son  grand- 
père  et  la  maladie  de  sa  tante  ^  Un  accident,  arrivé  pen- 
dant une  grossesse,  avait  fait  perdre  à  Pline  l'espérance 
qu'elle  lui  donnât  jamais  d'enfants.  Aussi,  il  voulut,  de 
bonne  heure,  faire  jouir  d'une  partie  de  sa  grande  for- 
tune Cnme,  sa  patrie,  et  ses  concitoyens.  Déjà,  du  vivant 
de  Domitien,  il  avait  fait  don  à  la  ville  de  Côme  d'une 
bibliothèque  valant  un  million  de  sesterces,  et  d'un  capi- 
tal de  100  000  sesterces,  dont  le  revenu  était  destiné  à 
l'entretien  du  local  et  à  de  nouvelles  acquisitions  de  li- 
vres'^. Il  avait  encore  alloué  à  ses  concitoyens  une  somme 

1.  Lettres,  IV,  14;  V,  3. 

2.  Ibid.,  IV,  27. 

3.  Ibid.,  X,  2. 

4.  Ibid.,  IX,  13. 

5.  Ibid.,  IV,  19;  IV,  1;  VIII,  10,  II,  10. 

6.  Ibid.,  X,  121. 

7.  Ibid.,  V,  7. 


PLINE  LE   JEUNE,   ORATEUR  POLITIQUE.  363 

de  500 000  sesterces  pour  élever  les  jeunes  gens  et  les  jeu- 
nes filles  de  la  plèbe  de  sa  patrie,  sans  parler  des  dons 
qu'il  faisait  à  chaque  instant  pour  fonder  des  écoles  et 
pour  en  payer  les  maîtres  ' . 

Il  songea  donc  à  son  uiuuicipc  natal  en  rédigeant  ses 
dispositions  teslamentaires.  Des  inscriptions,  plus  élo- 
quentes dans  leur  concision  que  le  Panéyyrique  de 
Trajan,  nous  les  font  connaître  en  partie.  L'une  d'elles, 
surtout,  l'inscription  dite  des  Thermes  de  Côme,  en  con- 
serve le  témoignage.  Elle  est  très  intéressante  pour  l'his- 
toire générale  et  pour  celle  de  Pline.  Elle  énumère 
toutes  ses  fonctions,  toutes  les  dignités  qu'il  a  rem- 
plies, tous  les  bienfaits  dont  il  a  comblé  ses  concitoyens. 
Il  léguait  d'abord  une  somme  considérable,  qui  reste 
inconnue  par  la  mutilation  de  l'inscription,  pour  éle- 
ver des  thermes  dans  la  ville  de  Cùme.  Une  somme  de 
300000  sesterces  y  était  jointe,  destinée  à  embellir  l'in- 
térieur de  l'édifice;  les  intérêts  d'un  capital  de  200000  ses- 
terces devaient,  en  outre,  servira  l'entretenir  enbon  état. 
Pline  lègue  encore  pour  nourrir  cent  affranchis  de  sa 
maison,  un  capital  de  1866  666  sesterces  et  demi,  dont 
les  intérêts,  112  000  sesterces,  attribuaient  à  chacun  d'eux 
une  rente  de  1120  sesterces  (soit  225  francs  environ). 
Après  la  mort  de  ceux-ci,  la  rente  devait  servir  aux  frais 
d'un  repas  annuel,  réservé  à  toute  la  plèbe  de  sa  ville 
natale.  L'inscription,  dont  malheureusement  la  fin  est 
mutilée,  rappelle  les  donations  faites  par  Pline  de  son 
vivant.  Elle  devait  décorer  la  façade  de  l'édifice  des 
Thermes.  Au  moyen  âge,  elle  fut  transportée  à  Milan ^. 

1.  Lettres,  IV,  13:  III,  6;  et  passim. 

2,  Voyez  à  l'Appendice  le  texte  et  la  traduction  de  l'inscription 
des  Thermes  de  Côme. 


1 


364  CHAPITRE   XXIV. 

Ces  libéralités  de  Pline  le  Jeune  lui  font  grand  hon- 
neur. On  se  sent  dès  lors  disposé  à  lui  pardonner  en- 
tièrement cette  vanité  qui  s'étale  si  naïvement  dans  sa 
correspondance,  son  moi  qui  fait  sourire  souvent,  qui 
impatiente  parfois,  mais  qui  chez  lui,  cependant,  en 
dépit  du  mot  de  Pascal,  n'est  jamais  haïssable. 


CONCLUSION 

Arrivé  à  la  fin  de  cette  étude,  qui  embrasse  l'histoire 
deTéloquence  à  Rome  depuis  la  mort  de  Cicéron  jusqu'au 
règne  d'Hadrien,  il  n'est  pas  hors  de  propos,  comme  à 
l'extrémité  d'une  longue  route,  de  nous  retourner  en 
arrière  pour  mesurer  l'espace  parcouru,  et  de  jeter  un 
regard  d'ensemble  sur  les  hommes  et  sur  les  œuvres 
que  nous  avons  passés  en  revue.  Beaucoup  de  noms  ont 
défilé  sous  nos  yeux.  Les  orateurs,  le  plus  souvent,  ne 
nous  sont  pas  connus  directement  par  leurs  œuvres, 
que  le  temps  a  détruites,  mais  par  les  témoignages  des 
contemporains.  Malgré  des  lacunes  trop  nombreuses,  il 
est  possible  encore  de  se  faire  une  idée  exacte  des 
phases  successives  que  l'éloquence  romaine  a  traversées 
au  I"  siècle  de  notre  ère. 

L'établissement  de  l'empire  a  porté  le  dernier  coup  à 
l'éloquence  politique,  les  proscriptions  d'Octave  ont  tué 
Cicéron  le  plus  grand  orateur  romain,  et  le  principal 
d'Auguste  ferme  la  bouche  aux  derniers  orateurs  survi- 
vants. Messala,  Asinius  Pollion  avaient  un  talent  de  pa- 
role remarquable.  Ils  brillaient  même  d'un  vif  éclat 
avec  Cicéron  et  auprès  de  lui.  Le  nouveau  régime  les 
condamne  au  silence,  ou  plutôt  les  réduit  à  se  faire 
admirer  au  barreau.  On  se  presse  encore  autour  d'eux 


366  CONCLUSION. 

pour  admirer  leur  parole  élégante  et  correcte,  mais  ils 
appartiennent  à  une  génération  qui  disparait.  Ils  ont 
des  auditeurs;  ils  n'ont  point  de  disciples. 

Il  reste  cependant  un  orateur  politique  :  c'est  l'empe- 
reur, modèle  naturel  de  l'éloquence  pacifiée^  car  il  n'a 
pas  de  contradicteur.  Il  parle  au  peuple,  mais  par  des 
édits^  et  il  réserve  au  sénat  les  harangues  qu'il  prononce 
encore,  harangues  de  plus  en  plus  courtes,  discours 
d'un  maître  qui  impose  sa  volonté,  et  non  d'un  orateur 
qui  cherche,  par  la  justesse  de  ses  idées  et  l'éclat  de  sa 
parole,  à  persuader  ses  auditeurs.  Telle  est  l'éloquence 
impériale,  malgré  des  nuances  qui  tiennent  au  caractère 
des  princes  et  aux  circonstances  où  ils  sont  placés. 
Auguste  qui  appartient  encore  à  la  bonne  époque  par 
ses  débuts,  fait  admirer  la  clarté  et  la  simplicité  de  ses 
idées.  Si  son  style  a  peu  d'abondance,  il  est  d'une  lati- 
nité pure  et  élégante,  il  s'élève  même  à  la  grandeur 
dans  son  Testament  politique.  Tibère,  au  contraire,  est 
diffus,  embarrassé.  Naturellement  obscur,  il  enveloppe, 
à  dessein  sa  pensée  de  nuages  si  épais  qu'ils  intercep- 
tent la  lumière,  même  les  jours  où  la  foudre  s'en 
échappe. 

Caligula  montre  d'abord  d'heureuses  dispositions  ;  il 
a  du  goût,  des  connaissances,  mais  une  maladie  men- 
tale et  \di  folie  de  V empire  troublent  bientôt  son  jugement. 
Son  règne  si  court  est  marqué  par  les  bizarreries  de  ses" 
caprices.  Il  aime  l'éloquence,  et  il  exile  Sénèque,  parce 
qu'il  le  trouve  trop  brillant  orateur.  Il  proscrit  les 
ouvrages  de  Tite-Live,  et  il  fait  publier  V Histoire  de 
Cremutius  Cordus,  brûlée  par  ordre  de  Tibère. 

Claude  aime  à  prendre  la  parole,  et  prononce  de 
nombreux  discours.  Un  seul  a  survécu,  c'est  la  harangue 


CONCLUSION.  367 

où  il  demande  pour  les  Gaulois  le  droit  d'être  admis  au 
sénat.  Mais,  malgré  ses  efforts,  1  "élève  et  l'admirateur  de 
de  Tite-Live  ne  réussit  pas  à  s'élever  bien  haut.  Le  dé- 
sordre de  son  esprit,  l'incohérence  de  sa  pensée  éclatent, 
en  dépit  de  lui,  dans  ses  discours  comme  dans  ses 
édits.  Quant  à  Néron,  il  n'a  rien  d'un  orateur;  ce  n'est 
qu'un  mauvais  poète,  et  il  se  borne  à  répéter  les  haran- 
gues composées  par  Sénèque.Un  seul  discours  prononcé 
aux  jeux  Isthmiques  lui  appartient  en  propre,  mais 
sa  médiocrité  n'est  rachetée  par  aucun  mérite.  Avec 
Néron  linit  l'éloquence  impériale.  Les  princes  qui  lui 
succèdent  ne  nous  sont  pas  connus  par  des  témoi- 
gnages directs.  C'est  Tacite  qui  prête  à  Galba  (G9  ap. 
J.-C.)  ce  discours  éloquent  et  profond  qui  est  la 
véritable  philosophie  de  l'histoire  romaine.  Les  autres 
empereurs  sont  des  hommes  d'affaires,  étrangers  et 
indifférents  aux  études  de  l'art  oratoire.  Leur  seul  mé- 
rite littéraire  est  dans  le  style  sec,  mais  net  et  précis  de 
leurs  édits. 

Chassée  de  la  politique,  l'éloquence  se  renferme  dans 
la  scène  plus  modeste  du  barreau,  et,  par  un  phénomène 
singulier,  devient  l'objet  d'études  d'autant  plus  ardentes 
et  enthousiastes.  L'éloquence  était  tout,  du  temps  de  la 
République;  sous  l'empire  elle  n'est  plus  rien;  et  ce- 
pendant la  foule  des  adorateurs,  sans  s'apercevoir  que 
le  dieu  a  disparu  de  l'autel,  s'empresse  dans  l'enceinte 
du  temple,  plus  empressée  et  plus  nombreuse  que 
jamais.  Dès  lors  l'éloquence  devient  un  art  qui  s'en- 
seigne avec  des  préceptes  et  des  formules  qu'on  écoute 
avec  respect  et  qu'on  retient  avidement.  Mais,  à 
force  de  tourner  dans  un  cercle  sans  issue,  l'art  se 
raffine,  s'épuise,  et  aboutit  à  des  minuties   et  à  des 


368  CONCLUSION. 

subtilités   qui  corrompent  le  goût  et  hâtent  la  déca- 
dence. 

Il  est  d'usage  de  jeter  la  pierre  aux  écoles  des  rhé- 
teurs. Elles  ont  eu,  nous  l'avons  dit,  leur  importance  et 
même  leur  dignité.  Écartés  de  la  place  publique,  les 
derniers  orateurs  politiques  y  sont  venus  pour  s'y  faire 
entendre.  Ils  y  ont  trouvé  un  auditoire  plus  restreint, 
mais  plus  intelligent,  non  une  foule,  mais  une  élite* 
Dans  les  écoles,  leur  parole  a  encore  un  peu  de  liberté  : 
ils  ne  sont  pas  obligés  de  mentir  à  leur  pensée,  ou  de  se 
taire  par  crainte  de  la  mort.  Aussi  préfèrent-ils  les 
causes  fictives  qu'ils  y  soutiennent,  aux  harangues  du 
sénat  et  même  aux  causes  réelles  du  barreau.  Les 
écoles  n'ont  pas  corrompu  l'éloquence,  elles  l'ont  plu- 
tôt conservée,  et,  au  milieu  de  l'abaissement  général  des 
talents  et  des  caractères,  elles  peuvent  revendiquer 
l'honneur  d'avoir  produit  des  orateurs  et  des  écri- 
vains, tels  que  Sénèque,  Quintilien,  Tacite  et  Pline  le 
Jeune. 

Elles  n'ont  pas  pu  conjurer  le  mal  :  elles  y  ont  cédé. 
Le  plus  grand  grief  qu'on  ait  contre  elles,  c'est  que 
de  leur  sein  sont  sortis  les  délateurs.  Hommes  habiles, 
éloquents,  les  délateurs  ont  fourbi,  il  est  vrai,  leurs 
armes  dans  l'arsenal  des  écoles.  Mais  les  rhéteurs 
n'avaient  fait  d'eux  que  des  orateurs  :  c'est  leur  bassesse 
morale  et  leur  ambition  qui  les  ont  transformés  en  des 
accusateurs  au  sinistre  renom.  Nous  avons  étudié  et  cité 
les  plus  célèbres  de  ceux  qui  ont  fait  un  si  triste  emploi 
des  dons  les  plus  heureux  de  l'intelligence,  depuis 
Mamercus  Scaurus  qui  vit  sous  Tibère,  jusqu'à  Régulus 
Âquilius,  l'instrument  des  basses  œuvres  de  Domitien. 
Par  une  heureuse  réaction,  l'avènement  de  Nerva  fait 


cONCLUsiox.  :{6y 

disparaître  les  délateurs,  et  deux  noms  illustres,  ceux 
de  Tacite  et  de  Pline  terminent  glorieusement  ce  siècle 
littéraire.  Ils  permettent  enfin  à  l'esprit  de  se  repo- 
ser sur  des  œuvres  inégales,  mais  également  sympa- 
thiques. 

Tacite  et  Pline  sont  plus  estimables  que  les  orateurs 
leurs  devanciers  ;  ils  ont  plus  de  talent  que  leurs  con- 
temporains, mais  ils  en  partagent  les  défauts.  Ils  appar- 
tiennent à  leur  temps. 

S'ils  entravent  un  instant  les  progrès  de  la  décadence, 
à  peine  auront-ils  disparu  qu'elle  reprendra  plus 
rapide,  et  d'une  manière  définitive.  A  quelle  cause 
doit-on  l'attribuer?  Parmi  les  historiens,  les  uns  accu- 
sent l'absence  de  liberté  politique,  les  autres,  l'in- 
fluence des  écoles.  Ces  deux  raisons  sont  justes  ;  cha- 
cune d'elles  a  pu  contribuer,  pour  sa  part,  à  l'afTaiblis- 
sement  du  goût.  Mais  la  vraie  raison  qui  les  résume  et 
qui  les  contient  toutes,  c'est  qu'il  en  est  des  œuvres  de 
l'esprit  comme  du  corps  humain.  Faible  d'abord,  celui-ci 
grandit,  se  développe,  arrive  à  son  apogée,  et  redescend 
peu  à  peu  la  route  opposée  pour  aboutir  à  la  décrépi- 
tude. L'éloquence,  comme  la  littérature,  a  eu  ses  bégaie- 
ments du  premier  âge,  à  l'époque  des  Caton  et  des 
Gracques.  Elle  est  arrivée  avec  Cicéron  à  toute  la  per- 
fection qu'elle  pouvait  atteindre.  Après  lui,  elle  devait 
fatalement  décroître.  La  liberté  politique  aurait  été  réta- 
blie après  Auguste,  les  écoles  des  rhéteurs  auraient  été 
fermées,  qu'un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  la  déca- 
dence serait  survenue.  Il  y  a  longtemps  que  Velleius 
Paterculus  la  dit  de  tous  les  ouvrages  du  génie  humain  : 
«  Quod  summo  studio  petilur  ascendit  in  summum;  diffi- 
cili    in  perfeclo  mora  est,  naluraliter  que  quod  proce- 

u.  —  24 


370  CONCLUSION. 

dere  non  pofest,  recedil  ;  ce  que  Ton  cultive  avec  passion 
arrive  à  son  apogée  ;  mais  il  est  difficile  de  s'arrêter  au 
point  de  la  perfection,  et,  par  une  loi  naturelle,  ce  qui 
ne  peut  avancer  recule  ' .  » 

1.  Velléius  Paterculus,  liv.  I. 


I 


APPENDICE 


I 

Chapitre  xiv,  page  59. 

Édit  de  Vempereur  Claude  (  /  5  mars,  46  ap.  J.-C.^  relatif 
à  des  peuplades  du  TyroV . 

M.IvnioSilanoQ.SvlpicioCamerino  cos  idibvs  Martis, 
Bais  in  praetorio  edictvm  Ti.  Clavd  Caesaris  Avgvsti 
Germanici  propositvm  fvit  id  qvod  infra  scriplvm  est. 

Ti.  Clavdivs  CaesarAvgvstvsGermanicvspontmaxim., 
trib.  potest.  YI  imp,  XI  p.  p.  Cos.  designalvs  IIII  dicit: 

Cvm  ex  veteribvs  controversis  pendentibvs  aliqvam- 
diu  etiam  temporibvs  Ti.  Caesaris  patrvi  mei,  ad  qvas 
ordinandas  Pinarivm  Apollinarem  miserai,  qvaetantvm- 
modo  inter  Gomenses  essent  (qvantvm  memoriarefero) 
et  Bergaleos,  isqve  primvm  apsentia  pertinaci  patrvi 
mei,  deinde  etiam  Gai  principatv  qvod  abeo  non  exige- 
bat\T  referre  (non  stvlte  qvidem)  neglexerit,  et  posteac 

1.  Inscription  trouvée  à  Trente,  le  29  avril  I8G9,  et  publiée  par 
M.  Mommsen,  [L'i-mès,  t.  IV,  p.  99.  Berlin,  1870. 


372  APPENDICE. 

detvlerit  Camvrivs  Stalvtvs  ad  me  agros  plerosqve  et 
saltvs  mei  ivris  esse  :  in  rem  praesentem  misi  Plantam 
Ivlivm  amicvm  et  comitem  mevm,  qvi  cvm  adhibitis 
procvratoribvs  meis,  qviqve  in  alia  regione,  qvive  in 
vicinia  erant,  svmma  cvra  inqvisierit  et  cognoverit, 
cetera  qvidem,  vt  milii  demonstrata  commentario  facto 
ab  ipso  svnt,  sfatvat  pronvntietque  ipsi  permitto. 

Qvod  ad  conditionem  Anavnorvm  et  Tvlliassivm  et 
Sindvnorvm  pertinel,  qvorvm  partem  delator  adtri- 
bvtam  Tridentinis,  partem  ne  adtribvtam  qvidem  ar- 
gvisse  dicitvr,  tam  et  si  animadverto  non  nimivm 
firmam  id  genvs  hominvm  habere  civitatis  Romanae 
originem  :  tamen,  cvm  longa  vsvrpatione  in  posses- 
sionem  eiiis  fvisse  dicatvr  etitapermixtvm  cvm  Triden- 
tinis, vt  didvci  ab  is  sine  gravi  splendidi  municipi 
inivria  non  possit,  patior  eos  in  eo  ivre,  in  qvo  esse  se 
existimaverunt,  permanere  beneficio  meo,  eo  qvidem 
libentivs,  qvod  pleriqve  ex  eo  génère  hominvm  etiam 
militare  inpraetorio  meodicvntvr,  qvidam  vero  ordines 
qvoqve  dvxisse,  nonnvlli  allecti  in  decvrias  Romae  res 
ivdicare. 

Qvod  benefîcivm  is  ita  tril)vo,  vtqvaecvmque  tanqvam 
cives  Romani  gesservnt  egervntque  avt  inter  se  avt 
cvm  Tridentinis  alisve,  rata  esse  ivbeam,  nominaqvc 
ea,  qvae  habvervnt  antea  tanqvam  cives  Romani,  ita 
habere  is  permittam. 


APPENDICE.  373 

Chapitre  xiv,  page  G5. 

II 

Discours  de  l'empereur  Claude  pour  accorder  Ventrée  du 
Sénat  aux  habitants  de  la  Gaule-Chevelne^  trouvé  à 
Lyon  en  1 5  28,  et  conservé  au  musée  de  cette  ville. 

Laeya  pars  Tabulae. 

mae  rervm  nostr....  sii.... 

Eqvidem  primam  omnivm  illam  cogitationem  homi- 
nvm,  qvam  maxime  primam  occvrsvram  mihi  provideo. 
Deprecor  ne,  quasi  novam,  istam  rem  introdvci  exlior- 
rescatis  ;  sed  illa  potivs  cogitetis,  qvam  mvlta  in  hac 
civitate  nova  sint,  et  qvidem  statim  ab  origine  vrbis 
nostrae:  in  qvod  (quot)  formas  statvsque  res  pvblica 
didvcta  si  t. 

Qvondam  reges  hanc  tenvere  vrbem  ;  nec  tamen  do- 
mesticis  svccessoribvs  eam  tradere  contigit.  Svpervo 
nere  alieni,  et  qvidam  externi,  vt  Nvma  Romvlo  svcces- 
serit,  ex  Sabinis  veniens,  vicinvs  quidem,  sed  tvm 
externvs;  vt  Anco  Marcio  Priscvs  Tarquinivs.  Propter 
temeratvm  sangvinem,  qvod  pâtre  DemaratoCorinthio 
natvs  erat,  etTarqviniensi  matre  generosa,sed  inopi,  vt 
qvae  tali  marito  necesse  habverit  svccvmbere,  qvvm 
domi  repelleretvr  a  gerendis  honoribvs,  postqvam  Ro- 
mani migravit,  regiivm  adeptvsest.  Hvic  qvoqve  et  filio, 
nepotive  eivs,  nam  et  hoc  inter  avctores  discrepat,  in- 
sertvsServivsTvllivs,  si  nostrosseqvimvr,  captiva  natvs 
Ocresia  ;  si  Tvscos,  Coeli  quondam  Yivennae  sodalis 
fidelissimvs,  omnisqve  eivs  casvs  comes.  Postquam  varia 


374  APPENDICE. 

forlvna  exactvs,  cvm  omnibvs  reliqvis  Coeliani  exer- 
citvs,  Etrvria  excessit,  montem  Coelivm  occvpavit  ;  et  a 
dvcesvoCoelioita  appellitatvs  ;  mytatoque  nomine,nam 
tvsce  Mastarna  ei  nomen  erat,  itaappellalvs  est,vtdixi  ; 
et  regnvm  svmmareipvblicae  vtilitateobtinvit.  Deinde, 
postquamTarqvinii  Svperbi  mores  invisi  civitati  nostrae 
esse  coepervnt,  qva  ipsivs,  qvafiliorvmeivs,nempeper- 
taesvm  est  mentes  regni,  et  ad  consvles,  annvos  magis- 
tra,  administratio  rei  pvblicae  translata  est. 

Quidnvnccommemorem  diclatvraehocipso  consvlari 
imperivm  valentivs,  repertvm  apvd  maiores  nostros, 
quo  in  asperioribvs  bellis  avt  in  civili  motv  difficiliore 
vterentvr  ?  avt  in  avxilium  plebis  creatos  tribvnos 
plebei  ?  Qvid  a  consvlibvs  ad  decemviros  translatvm 
imperivm,  solvtoque  postea  decemvirali  regno  ad  con- 
svles T\s\s  [lisez  rvrsvs)  reditvm  ?  Quid  in  plvris  [lisez 
plvres)  distribvtvm  consvlare  imperivm,  tribvnosque 
militvm  consvlari  imperio  appellatos,  qui  seni  et  saepe 
octoni  crearentvr  ?  Qvid  commvnicatos  postremo  cvm 
plèbe  honores,  non  imperii  solvm,  sed  sacerdotiorvm 
qvoqve?  lam  si  narrem  bella  a  qvibvs  coeperint  ma- 
iores nostri,  et  quo  processerimvs,  vereor  ne  nimio 
insolentioresse  videar,  et  qvaesisse  iactationem  gloriae 
prolati  imperi  vltraOceanvm.  Sed  illoc  potivs  revertar. 
Civitatem.... 

Dextra  pars  Tabulab. 

sane novo divvs Âvg no Ivs  et 

patrvvsTib...Caesar,  omnem  tlorem  vbiqve  coloniarvm 
ac  mvnicipiorvm,  bonorvm  scilicet  virorvm  et  locvple- 
tivni,  in  hac  cvria  esse  volvit.  Qvid  ergo  ?  non  Ilalicvs 
senator  provinciali  potior  est  ?  lam  vobis,  qvvm  hanc 


APPENDICE.  375 

partem  ccnsvrae  mcae  adprobare  coepero,  qvid  de  ea  re 
sentiam  rebvs  ostendam  ;  sed  ne  provinciales  qvidem, 
si  modo  ornai-e  cvriam  poterint,  reiciendos  pvto. 

Ornatissima  ecce  colonia  valontissimaque  Vien- 
nensivm  qvamlongo  iamtempore  senatores  livic  Cvriae 
confert!  Ex  qva  colonia,  inter  pavcos,  eqvestris  ordinis 
ornamentvm,  L.  Vestinvm  familiarissime  diligo,  et 
hodieque  in  rebvs  meis  detineo;  cvivs  liberi  frvantvr, 
qvaeso,  primo  sacerdotiorvm  gradv,  postmodo  cvm 
annis  promotvri  dignilatis  svae  incrementa.  Vt  dirvm 
nomen  latronis  laceam,  et  odi  illvd  palaestricvm  prodi- 
givm,  quod  ante  in  domvm  consvlatvm  intvlit,  qvam 
colonia  sva  solidvm  civitatis  romanae  beneficivm  con- 
secvtaest;  idemdefratre  eivspossvmdicere,  miserabili 
qvidem  indignissimoque  hoccasv,  vtvobis  vtilis  senator 
esse  non  possit. 

Tempvs  est  iam,  Tib.  Caesar  Germanice,  detegere  te 
Patribvs  conscriptis  quo  tendat  oratio  tva  :  iam  enim 
ad  extremos  fines  Galliae  Narbonensis  venisti. 

Tôt  ecce  insignes  ivvenes,  quot  intveor,  non  magis 
svnt  poenitendi  Senatores,  quam  poenitet  Persicvm, 
nobilissimvm  virvm,  amicvm  mevm,  inter  imagines 
maiorvm  svorum  AUobrogici  nomen  légère.  Qvod  si 
haec  ita  esse  consentitis,  qvid  vitra  desidcratis,  qvam  vt 
vobis  digito  demonstrem  solvm  ipsvm  vitra  fines  pro- 
vinciae  Narbonensis  iam  vobis  Senatores  miltere, 
qiiando  ex  Lvgdvno  habere  nos  nostri  ordinis  viros  non 
poenitet.  Timide  qvidem,  P.  C.  egressvs  adsvetos  fami- 
liaresquevobisprovinciarvmterminossvm.  Seddestricte 
iam  Comatae  Galliae  cavsa  agenda  est  ;  in  qva,  si  qvis, 
hoc  intvetvr  qvod  bello  per  decem  annos  exercvervnt 
divvm  Ivlivm,  idem  opponat  centvm  annorvm  immobi- 


376  APPENDICE. 

lem  fidem,  obseqvivmqve,  mvltis  trepidis  rebvsnostris 
plvs  qvam  expcrtvm.  Illi,  patri  mco  Drvso,  Germaniam 
subigenti,  totam  qviete  sva  secvramqve  a  tergo  pacem 
praestitervnt  :  et  qvidem,  qvvm  ad  censvs  [lises  ab 
censv),  novo  tvm  opère,  et  inadsveto  Gallis,  ad  bellvm 
avocatvs  esset.  Qvod  opvs  qvam  ardvvm  sit  nobis,  nvnc 
qvvm  maxime,  qvamvis  nihil  vitra  qvam  vt  pvblice 
notae  sint  facvltates  nostrae  exqviratvr,  nimis  magno 
expérimente  cognoscimvs.  » 


III 

Chapitre  xv,  page  102. 

Sénatus-consulle  en  l'honneur  de  V affranchi  Pallas 
[28  janvier  49) 

...Hvic  Senatvs,  ob  fidem  pietatemqve  ergapatronos, 
ornamenta  praetoria  decrevit  et  sestertivm  conties  et 
qvinqvagies,  cvivs  honore  contentvs  fvit...  non  exhor- 
tandvm  modo,  vervm  etiam  compellendvm  ad  vsvm 
avreorvm  annvlorum...  nomine  Pallantis  Senatvs  gra- 
tias  agitCaesari,  qvod  et  ipse  cvm  svmmo  honore  men- 
tionem  eivs  proseqvtvs  esset,  et  senatvi  facvltatem 
fecisset  testandi  erga  evm  benevolentiam  svam,  vt 
Pallas,  oui  se  omnes  pro  virili  parte  obligafos  falentur  ', 
singvlaris  fidei,  singvlarisindvstriae  frvctvmmeritissimo 
ferat.  Qvvm  Senatvi  Popvloqve  Romano  liberalitatis  gra- 

1.  Les  mots  soulignés  sont  attribués  par  quelques  éditions  au 
commentaire  même  de  Pline  le  Jeune. 


APPENDICE.  377 

tiur  repraesentari  iivlla  matcria  posset,  qvam  si  absti- 
nentissimi  fidelissimiqve  cvstodis  principalivm  opvm 
facvltates  adivvare  contigisset.  Volvisse  qvidem  Senatvs 
censere,  dandvm  ex  aerario  sestertivm  centies  qvinqva- 
gies;  et  qvanto  ab  eivs  modi  cvpiditatibvs  remotior 
eivs  animvs  esset,  tanto  impensivs  petere  a  pvblico 
Parente,  vt  evm  compellerct  ad  cedcndvm  Senatvi.  Sed 
qvvm  Pi'inceps  optimvs,  Parensqve  pvblicvs,  rogatvs 
a  Pallante,  eam  partem  sententiae,  qvae  pertinebat  ad 
dandvm  ai  ex  aerario  centies  qvinqvagies  sestertivm, 
remitti  volvisset  ;  testari  Senatvm,  et  se  libenter  ac  mé- 
rite hanc  svmmam  inter  reliqvos  honores,  ob  fidem  di- 
ligentiamque  Pallantis,  decernere  coepisse,  volvntati 
tarnenPrincipis  svi,  cviinnvlla  refaspvtaret  repvgnare, 
in  hac  qvoqve  re  obseqvi  ;  vtiqve,  qvvm  sit  vtile,  Prin- 
cipis  benignitatcm  promptissiman  ac  lavdem  praemia- 
qve  merentivm  illvstrari  vbiqve,  et  maxime  iis  locis, 
qvibvs  incitari  ad  imitationem  praepositi  rervm  eivs 
cvrae  possent,  et  Pallantis  spectatissima  fides  atqve 
innoccntia  exemplo  provocare  stvdivm  tam  honestae 
aemvlationis  posset,  ea  qvœ  niiCalend.  Febrvarias,  qvae 
proxima?  fvissent,  in  amplissimo  ordine  optimvs  Prin- 
ceps  recitasset,  Senatvsqve  consvlta  de  bis  rebvs  facta 
in  aes  inciderentvr,  idqve  aes  figeretvr  ad  slatvam 
loricatam  divi  Ivlii^ 

1.  Pline  le  Jeune,  Lettres.  VllI,  C. 


378  APPENDICE. 

IV 

Chapitre  xvii,  page   140. 

Discours  de  Néron,  prononcé  à  Corinihe  pour  rendre  la 
liberté  aux  Grecs,  le  2S  novembre  de  Vannée  66  ou 
67  1. 

AÙTOxç'iTwp  Katc-aç.  "Xé'^e'.  «  tT|Ç  sic  [j.£  Euvotaç  te  xat  eùds- 
êêîaç  àaei'l/a'jOai  OéXcov  Tr,v  è'jycVcTTàTYiV  'EXXaox,  xsXsûco 
■jtXeiffTO'jç  xaO'ôîov   hioiy ztxi  ex  rauTY,?  t'?,ç  £7:ap^£''aç  Tiapïvai 

Iç   Kc)piv60V  TYi  "pb  TcfTTXptOV   XaXaVOWV   OeXEpiêpLOJV.    » 

SuVsXOoVTtOV    TWV     OyjMV     £V      'ExxXYjTla,     TrpOdEÇ/OJVYjTEV    TX 

ÛTToyEyoajxaÉva. 

«  'Attsoo'oÔxYiTOv  'Ju.£?v,  àvooEi;  "EXXy,v£ç,  oojpEav,  £'.  xai 
txY,0£v  Tiapx  TYjÇ    £[^-'^1?  p-EYaXoopoTuvYjÇ  àv£X7r'.(jTov,  yapt'^oaa'., 

TOCaUTYjV  OTYiV  OÙX  £/ 0)pYj(7!XT£  à'.TEîTOa'..  IlâvTS;  <j\  TY,V  '  A/ X'.OiV 
•/.x\    TY,V     Eco;    VÎiv    nîXC/TTOVVY^TOV    XaTO'.XOÎjVTcÇ      EXXy,V£Ç    Xotê£T£ 

èXsuOepi'av  àv[(7!popi'av  y,v  oùo  'âv  xotç  eÙTuyEffTaTotç  ûacovirâvrEÇ 
yoovo'.ç  £<7/£Te,y,  yapaXXoTiioi;v^  aXX'/jXotç  £00'jX£'j(7acTc."E'.0£  [xev 
O'jv  àxaa^o'JCîYjÇ  tyjÇ  'EXXaooç  7:apE'.yotjLY,v  TauTYjV  tY|V  oojpEavVva 
uo'j  -Xît'ovî;  azoXa'j(o<7t  ty,;  /y.sito;.  o'.ô  xxl  [j.£u.cio[J.a'.  tov 
alwva  7rcooot7ravY,<7avTa  ao'j  rb  [xsyEOoç  ty,ç  yoîp'.TOç.  Kat  vuv 
0£  O'j  oi'eXeov  uixa;  aXXà  oràûvoiav  EUEpyETw,  a[j.£''êoax'.  oetoûç 
0£O'j;  'JIJ.WV  xxt  o'.x  y?,;  xx;  O'.x  ©xXxtty,;  xis-'  ao'j  7:povoo'JU.É_ 
(ov  TTETrEc'pafxai  on  jxoi  TYjXtxaùxa  EuspyEXcfv  Trapécy'ov.  IIôXe'.ç 

[X£V  yXp  Xx't  àXXoi  Y,XE'j6£pC0<7aV  7]y£[A0V£Ç,  NÉptov  0£  oXY|V  ty,v 
ÈTTapyEtXV.    » 

1.  Inscriiition  trouvi'e  par  .M.  Ilollenux,  professeur  à  la  Faculté 
(le  Lyon,  en  septembre  1888,  à  Karditza  (Acraephiae)  en  Béotie. 


APPENDICE.  379 


Chapitre  xvn,  page  1G2. 

Inscription 
en    V honneur  du  déhiteur  C.  Epi-ius  Marcellus^, 

T.  Clodio,  M.  f.  Fal.  Eprio  Marcello,  Co.  IL 

Avgvri,  Cvrioni  Maxvmo,  Sodali  Avgvstali,  Pr.  per. 

Procos  Asiae  III  Provincia  Cvpros. 


VI 

Chapitre  xviii,  page  IGG. 
Sénatus-consulte  en  faveur  de  l'empereur  Vespasien. 

Foedvsqve  cvm  qvibvs  volet  facere  liceat,  itavti 

licvit  divo  Avg;  Ti.  Ivlio  Caesari  Avg,  Tiberioqve  Clav- 
dio  Caesari  Avg.  Germanico. 

Ytiqve  ei  senalvm  habere,  relationem  facere,  senalvs 
consvlta  per  relationem  discessionemqve  facere  liceat, 
ita  vti  licvit  divo  Avg.  Ti.  Ivlio  Caesari,  Ti.  Clavdio 
Caesari  Avg.  Germanico  ; 

Vtiqve  cvm  ex  volvntate  avctoritateve,  ivssv  manda- 
tvve  eivs,  praesenteve  eo  senatvs  habebitvr,  omnivm 
rervm  ivs  perinde  habeatvr,  servetvr,  ac  si  lege  senatvs 
edictvs  esset,  haberetvrqve  ; 

Vtiqve  qvosmagistratvm,  potestatem,  imperivmcvra- 

1.  Borghesi,  t.  III,  p.  285;  Mommsen,  I,  IV,  3601;  Supplément 
d  Orelli,  n"  5425. 


380  APPExNDICE. 

tionem  ve  cvivs  rei  petentes  senatvi  popvloqve  romano 
commendaverit,  qvibvsqvesvffragationemsvam  dederit, 
promiserit,  eorvm,  comitis  qvibvsqve,  extra  ordinem 
ratio  liabeatvr. 

Vtique  ei  fines  pomerii  proferre,  promovere,  cvm  ex 
repvblica  censebit,  esse  liceat,  vti  licvit  Ti.  Clavdio 
Gaesari  Avg.  Germanico. 

Vtiqve  qvaecvmqveex  vsv  rei  pvblicaemaiostate  divi- 
narvm,  hvmanarvm,  pvblicarvm  privatarvmqve  rervm 
esse  censebit,  ei  agere,  facere,  ivs  potestasqve  sit,  ita 
vti  divo  Avg.  Tiberioqve  Ivlio  Gaesari  Aug.  Tiberioqve 
Clavdio  Gaesari  Avg.  Germanico,  fvit  ; 

Vtiqve  qvibvs  legibvs  Pb?beive  scitis  scriptvm  fvit  ne 
divvs  Avg.  Tiberivs  ve  Ivlivs  Caesar  Avg.  Tiberivsqve 
Glavdivs  Caesar  Avg.  Gernianicvs  tenerentvr,  is  legibvs 
plebisqve  scitis  imp.  Caesar  Vespasianvs  solvtvs  sit, 
qvaeqve  ex  qvaqve  lege,  rogatione  divvm  Avg.  Tibe- 
rivm  ve  Ivlivm  Caesarem  Avg.  Tiberivm  ve  Glavdivm 
Caesarem  Avg,  Germanicvm  facere  oportvit,  ea  omnia 
imp.  Gaesari  Vespasiano  Avg.  facere  liceat; 

Vtique  qvaecvnqve  ante  hanc  legem  rogatam  acta, 
gesta,  décréta,  imperata  ab  imperatore  Caesare  Vespa- 
siano Avg.,  ivssv  mandatvve  civs  a  qvoqve  svnt,  ea 
perinde  ivsta  rataq...  sint,  ac  si  popvli  plebisve  ivssv 
acta  essent. 

Sanctio. 

Si  qvis  bvivsce  legis  ergo  adversvs  leges,  rogationes 
plebisve  scita  senatvsve  consvlta  fecit,  fecerit,  sive  qvod 
evm  ex  lege,  rogatione  plebisve  scito,  S.  ve  G.  facere 
oportebit,  non  fecerit,  hvivs  legis  ergo  id  ei  ne  fravdi 
este,  neve  qvit  (d)ob  eam  rem  popvlo  dare  debeto  ;  neve 


APPENDICE.  381 

cvi  de  ca  rc  actio,  neve  ivdicalio  cslo,  neve  qvis  de  ea 
re  apvd...  (se)  agi  sinilo  '. 


VII 

Chapitre  xxi,  page  2G8. 

Inscriptions  relatives  à  l'orateur Saloius  Libcralis. 

1 

Inscription  contenant  Ténumération  de  toutes  les 
dignités  obtenues  par  Salvius  Liberalis,  et  constatant 
son  refus  d'accepter  la  province  d'Asie^: 

C.  Salvi  0,  C.  f.  Vel.  Liberali,  lYonio  Basso,  Cos, 
Procos.  Provinrirte  J/occdoniae,  legato  Avgvstorvm, 
provinc.  Britann.  Legato  Y.  Maced., /"ra/yi  ^rvali,  allecto 
ab  Divo  Vespasiano  et  divo  Tào  inter  Tribunicios,  ab 
isdem  allecto  inter  Praetorios,  Quinq.  IIII,  P.  C.  Hic 
sorte  procos /"actvs  Provinciae  Asiae  se  excvsavit. 

Traduction. 

A  C.  Salvius,  fils  de  Caius,  Vel  (?)  Liberalis,  Nonius 
Bassus,  consul,  proconsul  de  la  province  de  Macédoine, 
lieutenant  des  Augustes  pour  la  province  de  Bretagne, 
frère  Arvale  ^  placé  par  le  divin  Vespasien  et  le  divin 
Titus  au  nombre   des  Tribuns^,  et  par  les  mêmes  au 

1.  Texte  recensé  par  Brotier,  édition  Lemaire. 

2.  Borghesi,  Œuvres  complètes,  t.  III,  p.  177. 

3.  Calendes  du  mois  de  mars  78. 

4.  Vers  l'an  7"?. 


382  APPENDICE. 

nombre  des  Préteurs,  quatre  fois  magistrat  quinquennal 
et  patron  de  sa  colonie.  Désigné  par  le  sort  comme  pro- 
consul de  la  province  d'Asie,  il  s'est  excusé. 

II 

Formule  de  l'admission  de  Salvius  Liberalis  parmi 
les  frères  Arvales  *  : 

In  sede  Concordiae,  adstantibvs  Fratribvs  Arvalibvs, 
ex  tabella  imp.  Caesaris  Vespasiani  Avg.  missa,C.  Sal- 
vivm  Liberalem,  Nonivm  Bassvm,  in  locvm  C.  Matidi 
Patrvini  demortvi  cooptamvs. 

III 

Inscription  élevée  par  Salvius  Yitellianus  à  Vitellia 
Rufdla  mère  de  Salvius  Liberalis^: 

Yitelliae  C.  F.  Rvfillae,  C.  Salvi  Liberalis  Cos.  Fla- 
mini.  Salvtis.  Avg.  Matri  oplvmae, 
C.  SalvivsVitellianvs  vivos. 


1.  Marini,  Table  XXII'^  des  actes  des  frères  Arvales,  p.  28. 

2.  Gruter,  p.  1023;    Marini,  actes  des  Frères  Arvales;  Orelli, 
no  1171. 


APPENDICE.  383 

VIII 

Chapitre  xxiv,  page  363. 

Inscription  des  Thermes  de  Côme  relatant  les  titres  et  les 
dignités  de  Pline  le  Jeune  et  les  legs  faits  par  lui  à  ses 
concitoyens  K 

C.  Plinivs.  L.  F.  Ovf.  Caecilivs  Secundus  cas.  av- 
gvr ,  légat,  provinciae  Pon/t  et  Bilhyniae,  consv- 
lari  potestate  in  eam  provinciam  ex  S.  C.  missus  ab 
Imp.  Caesare  Nerva  Traiano,  Avg.  Germanico  Dacico, 
p.  p.  cvrator  alvei  Tiberis,  et  riparvm,  et  Cloacar. 
urbis^  praef.  aerari  Satvrni,  praef.  aerari  milit.,  pr.  trib 
pi.,  qvaestor  imp.  sévir  eqvitvm  Romanorum,  trib. 
milit.  leg.  III.  Gallicae,  xvir  silitih.  ivdicand.  thermos 

ex  iis...  adiectis  in  ornatvm,  H.  S.  CGC et  eo  ampl[\s 

in  tvtelam  HS.  CC.  t.  F.  I....  item  in  alimenta  libertor. 
svorvm  homin.  C.  II.  S.  XVIII  LXVI  D  CLXVI.  Rei/3. 
legavii   quorum,   incrément,   postea   ad    epvlvm   pleb. 

vrban.  volvit  pertinere item  vivxs  dédit  in  aliment. 

pveror.  etpvellar.  pleb.  vrban.  HS.  D.  item  bibliolhecam 
et  in  tvtelam  bibliothecae  HS.  C 

Traduction . 

C.  Plinius,  fils  de  Lucius,  de  la  tribu  Ufens,  Caecilius 
Secundus,  consul,  augure,  légat  de  la  province  du  Pont 

1.  Le  récolement  le  plus  récent  de  cette  inscription  est  celui  de 
Mommsen,  Hermès,  III  :  voir  encore  Bibliothèque  des  Hautes  études 
13e  fasc.  1873. 


384  APPENDICE. 

et  de  Bithynic,  envoyé  dans  cette  province  avec  le  pou- 
voir consulaire,  d'après  un  sénatus-consulte,  par  l'em- 
pereur César  Nerva  Trajan  Auguste  Gcrmanicus  Dacicus, 
curateur  du  lit  du  Tibre  et  de  ses  bords  et  des  égouts  de 
Rome,  préfet  du  Trésor  de  Saturne,  préfet  du  Trésor 
militaire,  préteur,  tribun  du  peuple,  questeur  de  l'em- 
pereur, Sévire  des  chevaliers  romains  %  tribun  des 
soldats    de    la    IIP   légion     GaUtca,    décemvir    pour 

juger  les  procès les  thermes  avec  cet  argents  II  y  a 

joint  pour  les  embellir  300000  sesterces;  en  outre  il  a 
ordonné  par  son  testament  d'ajouter  pour  l'entretien 
200  000  sesterces....  de  même  pour  nourrir  les  affran- 
chis, ses  gens,  au  nombre  de  cent,  il  a  légué  à  la  ville 
un  capital  de  1866  6GG  sesterces  dont  il  a  voulu  que  les 
intérêts  servissent  dans  la  suite  à  donner  un  repas  an- 
nuel à  la  plèbe  de  la  ville....  de  même,  de  son  vivant,  il 
a  donné  pour  élever  les  garçons  et  les  filles  de  la  plèbe 
de  la  ville  la  somme  de  500000  sesterces;  il  a  donné 
également  une  bibliothèque ■'';  et  pour  l'entretien  de  la 
bibliothèque  cent  mille  sesterces.... 

1.  C'est-à-dire,  commandant  une  des  six  turmes  équestres  à  la 
revue  annuelle. 

2.  Suppléez  a  fait  construire.  Les  chill'res  indiquant  la  somme 
ont  été  mutilés. 

3.  Pline  avait  donné  un  million  de  sesterces  pour  la  fonder 
Lettres,  V,  7  ;  voir  iMommsen,  à  Touvrage  cité,  et  Salomon  Rei- 
nach,  Manuel  de  philologie  classique,  p,  353. 


INDEX  ALPHABETIQUE 


DES     NOMS     PROPRES 

MENTIONNÉS,    AVEC    l'iNDICATION    DES   JIATIÉRES   PRINCIPALES 
TRAITÉES    DANS     l'oUYRAGE 

(Le  premier  chilTre  indique  le  volume,  le  second   désigne  le  chapitre.) 


Acraephiae  (Inscription  d'),  discours  de  Néron  aux  Jeux  Isthmi- 

ques,  II,  ch.  xvii. 
Afer  (Domitius),  délateur  sous  Domitien,  II,  ch.  xiii. 
Africanus  (Julius\  avocat  sous  Claude,  II,  ch.  xvi. 
Agrippa   (M.  Vipsanius),  orateur,  I,  ch.  iv. 
Albucius  Silus  (Caius),  rhéteur,  membre  du  quadrivirat,  I,  ch.  viii 

IX,  X  et  passim. 
Antoine   (Marc)   le  Triumvir;  sa  correspondance  avec  Octave,  I, 

ch.  m. 
Aper  (Marcus),  I,  ch.  vu;  interlocuteur  dans  le  Dialogue  sur  tes 

orateurs,  II,  ch.  xix. 
Appollodoriens  (les  rhéteurs  dits),  I,  ch.  ix. 
Arellius  Fuscus  rhéteur,  maître  d'Ovide,  membre  du  quadrivirat, 

I,  ch.  X. 
Arionilla,  dame  romaine  défendue  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xx, 

XXII. 

Arruntius    (Lucius)    avocat,    I,   ch.    x;    sénateur    sous    Tibère 

ch.  XII. 
Asinius  Gallus  (Caius),  fils  d'Asinius  PoUion,  orateur  et  sénateur 

sous  Tibère,  I,  ch.  xii. 

II.  —  25 


386  INDEX  ALPHABÉTIQUE. 

Asinius  PoUion  ^Caius),  orateur  et  écrivain,  I,  ch.  i,  v.  et  passim. 
Asprenas  {C.  Nonius),  défendu  par  Auguste,  T,  ch.  ii,  accusé  par 

Cassius  Severus,  I,  ch.  it. 
Atia,  fille  d'Atius  Balbus,  mère  d'Auguste,  I,  ch.  ii. 
Auguste  (C.  Octavius  César),  triumvir,  I,  ch.  i;  orateur,!,  ch.  ii; 

écrivain,   mémoires,   poésies  ;  correspondance  politique  ; 

correspondance  avec  sa  famille;  lettres  à  Tibère,  à  Horace  ; 

testament  politique,  1,  ch.  m. 


B 

Bebius.  —  Yoy.  Massa. 

Bassus  (Julius),  gouverneur  de  Bithynie,  accusé  par  Pline  le  Jeune 
II,  ch.  XXIII. 


Capito  (Ateius),  sénateur  sous  Auguste  et  sous  Tibère,  I,  ch.  ii, 

XII. 

Capito  (Cossutianuss  délateur  sous  Néron,  II,  ch.  xvii. 
Caligula  (Caius  César),  orateur,  II,  ch.  xx. 
Carus  Metius),  délateur  sous  Domitien,  II,  ch.  xx. 
Certus  (Publicius,  délateur  accusé  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxii. 
César  (C.   Julius),  jugement  d'Asinius  PoUion  sur  les  Commen- 
taires, I,  ch.  V. 
Cestus  Plus,  rhéteur  du  temps  d'Auguste,    I,  ch.  ix  et  passim. 
Cicéron  (M.   Tullius',  jugement  de  PoUion  sur  Cicéron,  I,  ch.  v. 
Cincia  :  Réveil  de  la  loi  Cincia  sous  Claude,  II,  ch.  xvi. 
Classicus  (Caecilius),  gouverneur  de  Bithjnie,  accusé  par  Pline 

le  Jeune,  II,  ch.  xxiu. 
Claude  (Drusus  Germanicus  Tiberius),  lettre  d'Auguste  sur  Claude 

enfant,  I,  ch.  m;  orateur  et  historien,  II,  ch.  xiv. 
Clodius   (Turrinus;,  rhéteur  du  temps  d'Auguste,  I,  ch,  ix. 
Cluvius  (Caius),  beau-frère  de  Turia,  nommé  dans  l'oraison  funèbre 

dite  de  Tiwia,  I,  ch.  i. 
Corellia,  dame  romaine  défendue  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxii. 
Côme,  patrie  de  Pline  le  Jeune,  défendue  par  lui,  II,  ch.  xxii  ; 

enrichie  par  son  testament,  II,  ch.  xxiv  ;  voir  l'inscription 

à  l'Appendice  du  t.  II. 
Controverses  (les)  traitées  dans  les  écoles,  I,  ch.  viii,   ix,  x  et 

pa^sïm. 
Couleurs  (les)  employées  dans  les  controverses,  I,  ch.  ix. 
Crassus  (L.  Licinius),  censeur,  ferme  les  écoles  des  rhéteurs,  I, 

ch.  vin. 
Crispus  (Vibius),  délateur  sous  Domitien,  II,  ch.  xix. 


INDEX  ALPHABETIQUE.  387 


Déclamations  (les),  Pollion  le  premier  déclame  devant  ses  amis, 

1,  ch.  V. 
Délation  la',  et  les  délateurs,  II,  ch.  xm,  xvii,  xx  et  passhn. 
Dellius  ;Quintus\  dit  le  Voltigeur  des  guerres  civiles,  I,  ch.  vi. 
Divisions  (les)  dans  les  controverses,  I,  ch.  ix. 
Domitien  (Titus  Flavius),  son  éloquence,  ses  poésies,  II,  ch.  xix. 


Écoles  des  rhéteurs,  I,  ch.  v,  vin,  ix,  x  et  pasum. 
Édit  de  proscription  des  Triumvirs,  I,  ch.  i. 
Édits  impériaux,  leur  usage  sous  Auguste,  I,  ch.  ii. 


Figures  (les  figures  de  style),  I,  ch.  ix.  x. 

Firmiens  (les),  leur  cause  défendue  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxii. 

Fuscus  (le  Rhéteur).  —  Voy.  Arellncs. 


Galerius  Trachalus  compose  les  discours  de  l'empereur  Othon, 

II,  ch.  xvnr. 
Galio  (Junius).  rhéteur,  membre  du  quadrivirat,  I,  ch.  x. 
Gallus  (Cornélius),  poète  et  orateur  sous  Auguste,  I,  ch.  iv. 

H 

Haterius  (Quintus),  sénateur  sous  Tibère,  I,  ch.  xii. 

Helvla,  mère  de  Sénèque  le  Philosophe  .Consolation  de  Sénèque  à), 
II,  ch.  XV. 

Horace  (Quintus  Flaccus),  lettres  d'Auguste  à  Horace,  I,  ch.  m  ; 
Horace  et  Pollion,  I,  ch.  v. 

Hortensia,  fille  de  l'orateur  Quintus  Hortensius  Hortalus,  son  dis- 
cours aux  triumvirs,  I,  ch.  i. 


LabeoD  (Antistius),  chef  de  l'opposition  au  sénat  sous  Auguste, 
I,  ch.  II. 

Labienus  (Titus\  orateur,  déclamateur;  transition  entre  l'an- 
cienne éloquence  et  la  nouvelle,  I,  ch.  vi. 

Latro  (Porcins),  rhéteur,  membre  du  quadrivirat  ;  un  discours  de 
Latro,  I,  ch.  x  et  passim. 


388  INDEX  ALPHABÉTIQUE. 

M 

Manlius  (L.  Manlius  Torquatus),  orateur  sous  Auguste,  I,  ch.   vr. 

Marcellus  ^Eprius',  délateur  sous  Néron,  II,  ch.  xvu. 

Marcia,  fille  de  Cremutius  Cordus  (Consolation  de  Sénèque  à),  II, 
ch.  XV. 

Massa  Bebius  ,  gouverneur  de  la  Bétique,  accusé  par  Pline  le 
Jeune,  II,  ch.  xxiii. 

Maternus  ;Curiatius),  interlocuteur  dans  le  Dialogue  sur  les  ora- 
teurs. 1,  ch.  VIT,  II;  ch.  XIX. 

Mécène   G.  Cilnius  Maecenas),  orateur,  ses  poésies,  I,  ch.  iv. 

Messala  M  Valerius  MessalaCorvinus),  orateur,  poète,  historien, 

I,  ch.  VI. 

Messalinus  i Valerius  Messalinus  Cotta),  fils  de  Valerius  Messala, 

sénateur  sous  Tibère,  I,  ch.   xii. 
Messala    iVipstanus),    frère    du  délateur  Aquilius   Regulus,    II, 

ch.  XX  :  interlocuteur   dans   le   Dialogue  sur  les  orateurs, 

II,  ch.  XIX. 

Messalinus  (Catullus;,  délateur  sous  Domitien.  Il,  ch.  xx. 

Montanus  Votienus,  sénateur  sous  Tibère,  I,  ch.  xir. 

Montanus,  délateur  sous  Douiitien,  II,  ch.  xx. 

Murdia  (oraison  funèbre  dite  de),  I,  ch.  i. 

Murrhidius,  rhéteur  stupicle,  d'après  Sénèque  le  Père,  I,  ch.  ix. 

Musa,  rhéteur  célèbre  par  son  mauvais  goût,  I,  ch.  ix. 

N 

Néron  (L.  Domitius)  l'empereur,  orateur  et  poète,  II,  ch.  xvu. 
Son  discours  aux  jeux  Isthmiques,  II,  xvii.  Voir  le  texte  à 
l'Appendice  du  tome  II. 


Octavius,  père  d'Auguste,  I,  ch.  ii. 
Orateurs   Dialogue  sur  les),  I,  ch.  vu;  II,  ch.  xix. 
Othon  (Juniusi,  sénateur  sous  Tibère,  I,  ch.  xii. 
Ovide  (Publius  Ovidius  Naso;,  élève  des  rhéteurs;  une  controverse 
d'Ovide  écolier,  1,  ch.  x. 


Pallas,  affranchi  de    Claude;   sénatus-consulte    en   l'honneur  de 

Pallas,  II,  ch.  xv. 
Passienus  ^Crispus)  avocat  sous  Claude,  II,  ch.  xvr. 
Pastor  (Julius),  défendu  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxiii. 
Pétrone  et  les  écoles  de  rhéteurs,  I,  ch.  viii. 


INDEX  ALPHABÉTIQUE.  389 

Pison  (Lucius  Calpurnius\  sénateur  sous  Tibùre,  I,  ch.  xii. 

Plancus  Lucius  Munatius),  orateur,  élève  de  Cicéron,  morbo  pro- 
dilur.   1,  cil.  IV. 

Pline  le  Jeune  (Gains  Caecilius  Secnndus).  Lettre  sur  le  sénatus- 
consulte  en  l'honuour  de  Pallas,  II,  ch.  xv,  avocat  des 
causes  centuaivirales,  II,  ch.  xxu  ;  orateur  au  sénat,  II, 
ch.  xxui;  Piincgyrir/ue  de  Tvajan,  II,  ch.  xxiv  ;  donations 
faites  à  la  ville  de  Cùme,  à  l'Appendice  du  tome  II. 

Plotius,  le  premier  rhéteur  latin,  I,  ch.  vu. 

Polybe,  atîranchi  de  Claude  ;  Consolation  de  Sénèque  à  Polybe, 
II,  ch.  XV. 

Pollion.  —  Voy.  Asinius. 

Priscus  'Marins),  gouverneur  d'Afrique,  accusé  par  Tacite  et  par 
Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxi,  xxiii. 

Priscns  ^Vectius),  défendu  par  Pline  le  Jeune,  II,  ch.  xxn. 


Quadrivirat   le'  ou  tetradeum  des  rhéteurs  sous  Auguste,  I,  ch.  x. 
Quintilien  (M.  Fabius),  avocat  et  maître  de  rhétorique,  II,  ch.  xvin. 


Regnius    Marcus  AquiliusV  délateur  sous  Domitien.  II,  ch.  xx. 
Rhéteurs.  —  Vov.  le  mot  Écoles. 


Salluste  (Crispus  ,  historien  (jugement  de  Pollion  sur^  I,  ch.  v. 
Salvius  Liberalis,   orateur  sous   Vespasien    et    sous  Trajan,  II, 

ch.  XXI. 
Saturninus   Pompeius),  avocat  et  poète  sous  Trajan,  II,  ch.  xxx. 
Scaurus   Mamercus  ,  orateur  sous  Tibère,  I,  ch.  xii. 
Secundus  Julius',  interlocuteur  dans  le  Dialogue  sur  les  orateurs, 

II,  ch.  XIX. 
Sénatus-consulte   (le:  en  l'honneur   de  Pallas,  II,  ch.  xv;  autre 

en  faveur  de  Vespasien,  II,  ch.  xvni. 
Sénèque  le  Père,  sa  vie,  ses  ouvrages,  I,  ch.  x  et  passim. 
Sénèque  le  Philosophe  Lucius  Annaeus),  orateur;  trois  discours 

consolatoires,  II,  ch.  xv. 
Severus  (Cassius',   orateur,   chef  de   la  nouvelle    éloquence;  sa 

causticité  ;  une  de  ses  déclamations,  I,  ch.  vu. 
Silus    G.  Albucius',  rhéteur.  —  Voy.  Albucius. 
Sparsus  Tulvius),  rhéteur  sous  Auguste,  I,  ch.  ix. 
Style  (le\  dans  les  écoles  des  rhéteurs,  I,  ch.  ix. 
Suasoriae  (les),  usitées  dans  les  écoles,  I,  ch.  viir,  ix,  x. 
Suilius  Publius),  délateur  sous  le  règne  de  Claude,  II,  ch.  xvi. 
Sura  Palfurius),  délateur  sous  Domitien,  II,  ch.  xx. 


390  INDEX  ALPHABÉTIQUE. 


Tacite  (C.  Cornélius -,  son  jugement  sur  Pollion,  I,  ch.  v;  Tacite 
avocat  et  orateur  au  sénat,  II,  ch.  xxi. 

Tetradeum  (le)  ou  quadrivirat,  I,  ch.  x. 

Théodoriens  des  rhéteurs  dits),  I,  ch.  ix. 

Tibère  (Tiberius  Nero  Caesar),  lettres  d'Auguste  à  Tibère,  I,  ch.  n\; 
Tibère  orateur  et  historien,  I,  ch.  xi. 

Trachalus.  —  Voy.  Galerius. 

Triumvirs  (édit  de  proscriptions  des),  I,  ch.  i. 

Tubero  (Quintus  .ffilius',  disciple  de  Cicéron,  orateur  et  juris- 
consulte, I,  ch.  IV. 

Turia  (oraison  funèbre  dite  de),  I,  ch.  i  et  Appendice. 


Varenus  (Pomponius  Rufusi,  gouverneur  de  Bithynie,  accusé  par 

Pline  le  Jeuue,  II,  ch.  xxiii. 
Variola  (Accia),  dame  romaine  défendue  par  Pline  le  Jeune,  II, 

ch.  xxii. 
Veiento  (Fabricius),  délateur  sous  Domitien,  II,  ch.  xx. 
Virgile.  Ses  rapports  avec  Asinius  Pollion,  I,  ch.  v. 


TABLE    DES    MATIERES 

CONTENUES  DANS  LE  TOME  SECOND 


CHAPITRE  XllI 

LES  DÉLATEURS    SOUS     TIBÈRE. 

Les  accusateurs  au  temps  de  la  République.  —  Les  délateurs 
sous  l'empire.  —  Les  profits  et  les  dangers  du  métier.  — 
Domitius  Afer,  délateur.  —  Domitius  Afer  au  barreau.  — 
Son  ouvrage  sur  les  Témoins.  —  Ses  bons  mots.  —  Son 
éloquence 1 

CHAPITRE  XIV 

l'éloquence    I.MPÉRIALE.    —    CALIGULA.    —    CLAUDE. 

Caligula,  orateur.  —  Ses  jugements  en  littérature.  —  Jeu- 
nesse de  Claude.  —  Son  instruction  variée.  —  H|ajoute  trois 
lettres  à  l'alphabet.  —  Écrits  historiques.  —  Son  éloquence. 
— Discours  relatif  aux  sénateurs  gaulois.  —  Table  de  Lyon. 
—  .Même  discours  dans  Tacite 30 

CHAPITRE    XV 

SÉNÈQUE    LE    PHILOSOPHE. 

L.  Annaeus  Sénèque.  —  Sénèque,  orateur.  —  Discours  con- 
solatoires  (consolationes)  de  Sénèque.  —  1°  A  Marcia.  — 
2°  A  Helvia.  —  3"  A  l'affranchi  Polybe.  —  Sénatus-consulte 
en  Ihonneur  de  l'affranchi  Pallas "3 


392  TABLE  DES   MATIÈRES. 

CHAPITRE  XVI 

l'éloquence  a  ROME  SOUS  LE  RÈGNE  DE  CLAUDE. 

Le  délateur  Publius  Suilius.  —  Réveil  de  la  loi  Cincia.  —  Deux 
avocats  honnêtes:  Crispus  P.issienus  ;  Julius  Africanus. . ,     10& 

CHAPITRE   XVII 

l'éloquence   SOUS    LE    RÈGNE  DE    NÉRON. 

Néron  orateur.  —  L'inscription  d'Acraephiae  en  Réotie.  — 
Discours  aux  jeux  Isthmiques.  —  Néron,  poète.  —  Les 
délateurs  :  Cossutianus  Capito.  —  CaiusEprius  Marcellus.     133 

CHAPITRE  XVI il 

l'éloquence    sous   LES   SUCCESSEURS    DE    NÉRON. 

Le  sénat  de  Vespasien.  — Le  sénatus-consulte  en  faveur  de 
Vespasien.  —  L'orateur  Galerius  Ti'achalus.  —  Quintilien 
avocat.   —  L'Institution  oratoire 164 

CHAPITRE   XIX 

l'éloquence    sous   LES    EMPEREUnS    FLAVIENS. 

Les  interlocuteurs  du  Dialogue  sur  les  orateurs.  —  Marcus 
Aper.  —  Curiatius  Maternus.  — Vipstanus  Messala.  —  Julius 
Secundus.  —  L'empereur  Domitien.  —  Le  délateur  Vibius 
Crispus 195 

CHAPITRE   XX 

LES  DÉLATEUnS  SOUS  LE  RÈGNE  DE  DOMITIEN. 

Palfurius  Sura.  —  Metius  Carus.  —  Fabricius  Veiento.  —  Ca- 
tuUus  Messaliuus.  —  .^lontanus.  —  Marcus  Aquilius  Regulus.    229 

CHAPITRE  XXI 

AVOCATS   ET    ORATEURS    DE    LA    FIN    DU    I«r    SIÈCLE. 
I 

Salvius  Liberalis.  —  Pompeius  Saturninus.  —  Cornélius 
Tacite,  avocat  et  orateur  au  sénat 267 


TABLE  DES  MATIÈRES.  393 

CHAPITRE  XXII 

AVOCATS    ET    ORATEUI'.S   DE   LA    FIN   DU    l""    SIÈCLE. 
II 

Pline  le  Jeune.  —  Sa  biographie.  —  Pline  avocat  dans  les 
causes  civiles  et  centumvirales 292 

CHAPITRE   XXI II 

PI.INE    LE  JEU.NE    DANS    LES    CAUSES    PUBLIQUES    DEVANT    LE    SÉNAT. 

Procès  de  la  Bétique  contre  Bebius  Massa.  —  Accusation 
contre  Publicius  Certus.  —  Procès  de  la  province  dWfrique 
contre  Marius  Priscus.  —  Deuxième  procès  de  la  Bétique 
contre  Caeciiius  Classicus.  —  Procès  des  Bithj-niens  contre 
Julius  BassLis.  —  Deuxième  procès  des  Bitliyniens  contre 
Pomponius  Rufus  Varenus 313 

CHAPITRE   XXIV 

PLINE    LE     JEUNE,    ORATEUR    POLITIQUE. 

Panégyrique  de  Trajan. —  Le  plan.  — Le  style.  —  Le  côté  poli- 
tique du  discours. —  L'adoption  dans  la  famille  impériale.  — 
Autres  écrits.  —  Biographie  de  Yestricius  Cottius.  —  Poé- 
sies. —  Libéralité  de  Pline  attestée  par  les  inscriptions. . .     338 

Conclusion 365 

Appendice 371 

Index  alphabétique 385 


FIN  DE   LA  TABLE  DES   MATIERES. 


5557-93.  —  CoRBEiL.  Imprimerie  Crété. 


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